dimanche 14 avril 2024

Le jardin des anatomistes - Noémie Adenis.

Éditions Robert Laffont, coll. "La Bête Noire", 2024.

    Paris, mars 1673. Scalpel en main, le chirurgien Pierre Dionis opère des cadavres devant une assemblée d’étudiants. Bientôt, une série de meurtres accable la ville. Étrange coïncidence : les blessures infligées aux victimes s’inspirent des séances de chirurgie de Dionis. Sous un ciel gris et une pluie battante, des doigts accusateurs se tendent vers l’amphithéâtre. Le spectacle fascine autant qu’il épouvante. La tension monte et la foule se presse. Qui pourra arrêter ce meurtrier qui met en pratique à la nuit tombée les leçons publiques données au Jardin du Roi ? Peut-être Sébastien de Noilat, herboriste de province, anxieux de nature, promu enquêteur bien malgré lui dans cette ville terrifiante…
 
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    A quelques rares exceptions, on lit peu de polars autres qu'anglais : nos infidélités aux crimes d'outre-Manche vont parfois vers le thriller américain, mais le plus souvent vers le policier français léger, voire humoristique (Frédéric Lenormand en tête de liste). En revanche, bien qu'on en parle peu en ces termes, on avoue un goût prononcé pour le polar historique sous toutes ses formes, Le nom de la Rose illustrant certainement la quintessence du genre. Annoncé fin 2023, Le jardin des anatomistes avait ainsi retenu notre attention : l'autrice avait déjà brillé deux ans plus tôt avec son premier roman Le loup des ardents, couronné de nombreux prix. Paris, le XVIIème siècle, le milieu émergent de la chirurgie, un personnage principal herboriste... autant d'éléments prometteurs qui nous ont fait sauter sur l'occasion lorsque la possibilité d'une lecture en avant-première s'est présentée.
 

    Paris, hiver 1673. Le jeune Sébastien de Noilat, herboriste, arrive de sa Sologne natale dans le but de rencontrer l'éminent Denis Dodart, botaniste et médecin. Il souhaite en effet lui présenter un carnet écrit de la main d'un lointain aïeul, dont les travaux pourraient participer à soigner la gangrène qui décime petit à petit le peuple solognot. Charles Petit, fougueux botaniste parisien, doit lui servir d'intermédiaire, mais à peine le jeune herboriste est-il arrivé à la capitale que son nouvel ami l'entraîne assister à une représentation publique de chirurgie au Jardin du Roi. Sa Majesté souhaite en effet démocratiser le savoir anatomique et la maîtrise du scalpel, n'en déplaise à la faculté de médecine pour laquelle tout cela ne sont que des sornettes. Au sein de l'amphithéâtre construit au milieu des parterres de fleurs, le tout Paris se précipite et se bouscule pour assister aux démonstrations de Pierre Dionis sur des cadavres que la fraîcheur hivernale permet de conserver et d'utiliser à des fins pédagogiques. Anxieux, fragile et d'un naturel craintif, le pauvre Sébastien n'est pas à l'aise dans cet univers de chairs incisées. Pourtant, lorsqu'on retrouve dans la chambre de Sébastien un homme assassiné après qu'on ait pratiqué sur lui des sévices qui ressemblent étrangement au dernier cours de Dionis, l'herboriste est contraint de s'immerger un peu plus dans le milieu de la chirurgie pour prouver son innocence. Quand il apparait que cette mort n'est autre que la suite d'une longue série d'assassinats perpétrés selon le même principe, la capitale se laisse gagner par la panique : les cours publics de chirurgie ont-il poussé un esprit malade à mettre en pratique la théorie sur des victimes innocentes ? A moins que ces crimes, qui profitent à la faculté de médecine, ne soit qu'un prétexte pour mettre en déroute Pierre Dionis et ses théories...
 
Cours de chirurgie de Dionis.

     Diplômée en histoire de l'art et en archéologie, Noémie Adenis met certainement beaucoup de son expertise et de ses connaissances dans la reconstitution du Paris de 1673 : chercheuse par formation, on devine à travers son écriture les longues heures d'étude et de prospection préalables. Mais l'approche scientifique n'est pas suffisante pour faire un bon roman historique : à cela s'ajoute la patte nécessaire pour donner forme à la masse de documentation. L'autrice s'en tire avec brio : Paris, probablement le premier personnage de cette histoire, s'impose aux autres protagonistes et au lecteur à travers les sens : lumière, ombre, odeurs... un tableau en trois dimensions qui n'est pas sans rappeler la capitale racontée par Patrick Süskind dans Le Parfum.
 
 Plan de l'amphithéâtre du Jardin du Roi.

    C'est également dans le terreau fertile de la réalité historique que la romancière a puisé son sujet principal, ou du moins son contexte : les premières leçons de chirurgie données en public au Jardin du Roi, actuel jardin des plantes. Comme elle l'explique dans sa postface, les tensions entre médecins et chirurgiens racontées en toile de fond sont tout à fait véridiques, de même que les figures d'Antoine Daquin, Denis Dodart ou encore Pierre Dionis. Noémie Adenis pioche par ailleurs dans l'ouvrage de ce dernier, Cours d'opérations de chirurgie les explications et les planches qui rythment et illustrent l'avancée progressive de l'histoire, mais aussi ses meurtres. Avouons que le concept est séduisant et qu'il fonctionne : des assassinats en série inspirés par les leçons de chirurgie publiques, le tout dans un contexte de querelle scientifique entre les Anciens et les Modernes, il fallait y songer. A chaque cours suivra nécessairement un crime, alternance macabre qui fait rapidement de ce roman un page turner efficace.
 
Pierre Dionis et Denis Dodart.

    Cependant, il est bien sûr connu que le suspect trop évident n'est jamais l'assassin. En cela, l'autrice maîtrise peut-être moins la subtilité de rigueur que l'atmosphère et le contexte historique, insistant beaucoup trop souvent sur la culpabilité présumée de l'un des personnages. Le lecteur habitué aux codes du polar aura compris depuis longtemps qu'il faut chercher la solution ailleurs, bien que l'absence d'indices ne permette pas d'échafauder une autre hypothèse viable. On reste ainsi dans un certain inconfort : l''intrigue, l'enquête et les soupçons tournent beaucoup trop autour de ce suspect qui, fatalement, n'en est plus un depuis longtemps, mais il est impossible pour le lecteur de porter ses doutes sur un autre personnage. Le roman fait ainsi du sur-place pendant de nombreux chapitres avant qu'une phrase, dans le dernier tiers du livre, vienne relancer la machine à théories. On avait craint l'espace d'un instant une révélation finale trop facile mais, fort heureusement, l'autrice parvient à se rattraper. Même pour ceux qui, comme nous, devineront qui se cache derrière ces crimes aussi sanglants que barbares, Noémie Adenis réserve encore quelques surprises pour la fin, et la conclusion du Jardin des anatomistes apporte avec elle son lot de révélations insoupçonnées.
 

    Pour autant, il reste encore un (gros) détail qui ne nous a pas tout-à-fait convaincu : le personnage principal. Si le concept d'un héros à contre-emploi a tout de prometteur sur le papier (Sébastien  de Noilat est un jeune homme anxieux, timide, et à la limite de l'agoraphobie), il est tellement en décalage avec l'univers dans lequel il se trouve malgré lui impliqué que son statut d'enquêteur amateur en perd toute crédibilité. Pour justifier qu'il poursuive ses investigations en dépit de son malaise et de ses phobies, l'autrice l'affuble d'une obstination que lui-même ne comprend pas et d'un personnage de commissaire charismatique (celui-là a le mérite d'être réussi, rabelaisien à souhait) qui le contraint à fureter à sa place. Effrayé et comme perpétuellement au bord de l'évanouissement, Sébastien, bien qu'attachant en tant que personnage, ne parvient pas à nous faire croire à son rôle de détective.
 
L'amphithéâtre aujourd'hui.

En bref : Un polar historique qui fonctionne grâce à sa reconstitution minutieuse du Paris mouvementé, sale et bruyant du XVIIème siècle et à la mise en scène du milieu émergent de la chirurgie dans un contexte scientifique houleux. L'idée du criminel qui reproduit les leçons publiques données à l’amphithéâtre d'anatomie est séduisante et participe à faire du Jardin des anatomistes un très bon page turner malgré les quelques défauts du roman. On regrette en effet que l'intrigue piétine trop souvent ainsi qu'un personnage principal beaucoup trop en décalage pour être crédible en tant qu'enquêteur.


Un grand merci aux éditions Robert Laffont et à Babelio pour cette lecture !
 

dimanche 7 avril 2024

La Dame de La Roche - Jean-Michel Frémont (scénario) & Geneviève Marot (dessins).

Jarjille éditions, 2024.

    Edgar est un artiste. Il écrit des livres et dessine des personnages, c'est un auteur connu. Depuis quelques temps, il est obsédé par le visage d'une femme et par un sentiment d'urgence. Parvenu au château de La Roche-Guyon, il se retrouvera pris dans une succession de voyages temporels au cours desquels, à chaque fois, il rencontrera la dame de La Roche. Mais quel est le but de tout cela ? Qui est cette femme et par quel moyen voyage-t-il ainsi dans le temps ? Il découvrira, dans un futur pas si lointain, un monde ravagé où seuls subsistent quelques représentants de "la-vie-telle-que-nous-la-connaissons". Il découvrira qui est la dame de La Roche et quelle mission elle entend lui confier, à lui, un artiste, un simple artiste...
 
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    Jean-Michel Frémont ? Geneviève Marot ? Cela devrait vous rappeler des souvenirs ! Couple à la ville et partners in crime dans la création, l'auteur-comédien et l'artiste-illustratrice n'en sont pas à leur premier coup d'essai : en 2019, nous assistions à l'excellente pièce Sherlock Holmes et le masque de Chiang Mai, génial pastiche de Conan Doyle revisité sous le soleil thaïlandais, avec une bonne dose d'ésotérisme et d'éléments historiques en prime. Jean-Michel Frémont à l'écriture et Geneviève Marot aux décors, cette réinterprétation du célèbre détective anglais n'avait pas été moins que jubilatoire. Autant dire qu'on attendait avec impatience une autre de leurs collaborations, tout particulièrement cette Dame de La Roche dont le couple avait annoncé la sortie depuis déjà deux ans, à la suite d'une résidence d'artistes organisée au château de La Roche-Guyon.
 

    L'histoire commence à Paris, par une nuageuse journée de 1960. Au café de Flore, Edgar, artiste, a donné rendez-vous à l'un de ses amis pour avoir son avis. Le pauvre a l'impression de perdre la tête : le portrait d'une inconnue s'impose régulièrement à son esprit, sans qu'il puisse dire de qui il s'agit ni d'où il la connait. Alors qu'Edgar en fait le portrait dans son carnet de croquis, son compagnon reconnait, en arrière-plan, le château de La Roche-Guyon. Porté par ce visage qui hante ses jours et ses nuits, l'illustrateur décide de poursuivre son enquête sur place. Il se rend dans le Val d'Oise et parvient à s'introduire dans le domaine, sous les vestiges du vieux donjon. Là, victime d'un coup à la tête, il s'effondre avant de se réveiller... en pleine occupation allemande ! Il y retrouve une jeune femme ressemblant trait pour trait à celle qu'il a esquissé dans son carnet de croquis, résistante venue porter secours aux enfants juifs. Mais ce n'est pas la seule aventure qui guette Edgar, ni le seul saut dans le temps qu'il sera amené à faire : des années 40, il basculera encore au Siècle des Lumières puis au Moyen-Âge, avant d'être propulsé dans un futur incertain. A chaque époque, il rencontrera une incarnation de la mystérieuse dame. A chaque époque, il aura un rôle à jouer.
 

    Un Edgar qui dessine et une aventure à la Roche-Guyon ? Si cela ne fait pas écho en vous, c'est qu'il est grand temps de revoir vos classiques, notamment la bande-dessinée franco-belge. La Dame de La Roche se veut en effet un chaleureux hommage au titre Le piège diabolique de la série Blake & Mortimer par Edgar P. Jacobs, dont l'aventure se tenait justement dans le célèbre village du Val d'Oise. Les vingt ans de l'album, célébrés au château en 2022, coïncidaient avec la résidence d'artistes de Jean-Michel Frémont et Geneviève Marot à La Roche-Guyon. A coup sûr, le scénario de La Dame de La Roche est né de cette heureuse synchronicité. Une fois le lien établi, on reconnait sans peine, dès les premières planches, le visage d'Edgar P. Jacobs et celui de l'ami qui le rejoint au café, qui n'est autre qu'Hergé. On se rappelle alors que les deux bédéistes sont et ont toujours été de grandes sources d'inspiration pour Jean-Michel Frémont, qui nous avait confié avoir mis autant de Tintin et de Blake & Mortimer que de Conan Doyle dans sa pièce holmesienne. Avec La Dame de La Roche, retour aux sources, donc : la boucle est bouclée.
 

    Et quelle meilleure image que celle de la boucle pour parler du scénario ? Comme dans Le piège diabolique, la thématique des voyages et autres allers et retours temporels est ici centrale. L'histoire que nous raconte Jean-Michel Frémont, c'est celle d'une aventure secrète qu'aurait vécu Edgar P. Jacobs et qui lui aurait inspiré l'intrigue de sa bande-dessinée. Belle mise en abyme, donc, qui va par ailleurs plus loin que le copié-collé, car outre le thème principal et les clins d’œil à l'artiste franco-belge, Jean-Michel Frémont explore à travers ce périple une autre des marottes qu'on lui connait bien : l'Histoire. Derrière La Dame de La Roche se cachent en effet les vraies dames de La Roche, des figures féminines restées dans l'ombre des manuels d'Histoire, dont Perrette de La Rivière – auguste habitante du château au XVème siècle – et la duchesse d'Enville – fervente défenseuse des Lumières qui fréquenta les plus grands penseurs de son temps. A ces deux héroïnes, le scénariste ajoute deux successeuses fictives : une résistante sous l'occupation allemande et une femme du futur. Toutes les quatre ont la même apparence et semblent détentrices d'un message dont Edgar serait le destinataire...
 
Dame Perrette et la duchesse d'Enville

    L'hommage aux lieux et aux personnages historiques sert alors d'excellent support au secret de ces dames, véritable sujet de cette BD. Entre l'audacieux chassé croisé des époques et les messages sibyllins des personnages qu'il y rencontre, notre bon Edgar apprend du passé et de l'avenir le risque que court la planète : les hommes, apprentis sorciers, la conduisent à sa perte. Son rôle, dans tout ça ? Après tout, n'est-il pas qu'un simple illustrateur ? C'est probablement là toute la beauté du scénario, qui vient rappeler le devoir de transmission et le rôle d'éclaireur de consciences de l'Artiste avec grand A. En cela, La Dame de La Roche cache un scénario bien plus profond qu'il n'y parait au premier abord, façon conte philosophique.

 
 
    Nous avons parlé du fond, mais quid de la forme, nous direz-vous ? A une époque où les bandes-dessinées et les illustrations sont de plus en plus réalisées avec assistance informatique, il est réconfortant de trouver ici un album mis en images via des méthodes traditionnelles : aux contours trop nets et aplats de couleur trop lisses, on préfère les nuances et les coups de pinceau de la talentueuse Geneviève Marot : les dessins ont une âme, la minutie des détails émerveille, la technique force l'admiration. On n'avait pas connu une émotion semblable depuis les aquarelles de Pascal Croci pour les planches de son Dracula adapté de Bram Stocker. Sous le crayon de l'illustratrice, on redécouvre l'atmosphère feutrée du Café de Flore et on frissonne sous la pluie glaciale qui s'abat sur La Roche-Guyon. On accompagne le personnage principal à travers les âges et la tête nous tourne presque lorsqu'il est aspiré dans ce tourbillon au rendu quasi-cinématographique synonyme de chaque changement de siècle. Visuellement, le résultat est magique.
 

En bref : Hommage à l'univers d'Edgar P. Jacobs autant qu'aux figures féminines de La Roche-Guyon, La Dame de La Roche est aussi un conte philosophique au message fort qui fait écho aux interrogations actuelles en même temps qu'il évoque les siècles passés. Jean-Michel Frémont glisse dans son scénario tout ce qui fait le sel de son univers personnel et Geneviève Marot nous transporte à travers les âges grâce à la magie de son coup de crayon, unique.


Merci aux éditions Jarjille pour cette lecture !


samedi 30 mars 2024

The Shadow Cabinet (Shades of London / Hantée #3) - Maureen Johnson.

 G.P. Putnam's Sons, 2015 - Hot Key Books, 2015.





    La vie de Rory, dix-sept ans, telle qu'elle la connaissait est terminée. Le cœur brisé, bouleversée, et plus solitaire que jamais, elle ignore comment elle parviendra à se relever pour continuer à vivre comme avant. Mais une force terrible est en train de se réveiller sous Londres et seule Rory est en mesure de l'arrêter...




***



    Il y a environ douze ans, on découvrait le premier tome de la saga Hantée de Maureen Johnson : l'histoire d'une adolescente capable de voir les esprits après avoir elle-même survécu à la mort. Devenue l'objet d'un enjeu mortel quand survenait une série de crimes copiant ceux de Jack l'éventreur dans le Whitechapel d'aujourd'hui, la jeune fille rejoignait un groupe d'individus au pouvoir similaire, chargés de faire disparaître les âmes errantes qui hantent encore la ville. Le second tome, sorti un an plus tard, avait ouvert un nouvel axe dramatique extrêmement prometteur, mais avait aussi laissé les lecteurs sur un terrible cliffhanger. Alors que l'éditeur français avait annoncé la publication du troisième opus en 2015 et que même les visuels avaient été dévoilés, Le cabinet des ténèbres n'était finalement jamais paru dans l'Hexagone. Après plus de dix ans à patienter, n'y tenant plus, nous avons finalement lu le dernier opus en version originale.
 

    Alors que Stephen vient de perdre la vie après l'accident au cours duquel il a sauvé Rory de ses kidnappeurs, la jeune fille, persuadée que son âme erre quelque part, convainc la Brigade des Ombres de partir à sa recherche. Pendant que Boo et Callum explorent les lieux auxquels leur ami était affectivement attaché en espérant y trouver son fantôme, l'adolescente, toujours officiellement portée disparue, est contrainte de se cacher dans l'une des demeures de Thorpe, le N+1 de la brigade. Incapable de rester à ne rien faire, elle fouille les dossiers de Stephen à la recherche d'une piste pour le ramener à la vie. Pendant ce temps, Jane Quaint retient toujours Charlotte prisonnière quelque part dans une maison aux abords de Londres. En enquêtant sur son passé pour mieux comprendre ses intentions, la brigade en apprend davantage sur Sid et Sadie, des jumeaux qui régnaient sur le Londres occulte des années 70 entre rites païens, drogue et Rock'n'roll...
 

    C'est avec un plaisir redoublé par l'attente que nous avons retrouvé l'univers imaginé par Maureen Johnson. L'intrigue de ce troisième opus reprend là où s'était terminé le tome 2, dans la chambre d'hôpital où Stephen vient de rendre son dernier souffle. Le lecteur, le cœur aussi déchiré que les protagonistes qui pleurent la mort de leur ami, embrasse pleinement leur quête de retrouver quelque part le spectre du jeune homme, que l'autrice a réussi à rendre furieusement attachant en dépit de sa froideur et de sa discrétion. Partant de là, The Shadow Cabinet aurait pu n'être que la recherche d'un fantôme et, on l’espérait tous secrètement, la découverte d'une solution pour inverser le cours des choses. Fort heureusement, Maureen Johnson nous offre bien plus que ça...
 

    Entremêlant les intrigues et invitant de nouveaux personnages, elle explore tout à la fois la personnalité de Stephen, le passé de Jane et, surtout, les mystères que Londres cache depuis plusieurs décennies (siècles?) dans ses entrailles et qui expliquent qu'autant d'âmes hantent les rues. Plusieurs éléments du premier tome face auxquels on était alors resté quelque peu perplexe trouvent ici leur explication, comme autant de fils amenés à se dérouler jusqu'au troisième opus pour y dévoiler tous les secrets de la saga. Pour cela, l'autrice s'appuie sur des faits réels liés à l'Histoire de Londres, de sa monarchie à sa construction en passant par l'existence supposée d'un cabinet fantôme chargé d'une bien curieuse mission.
 

    On découvre ainsi l'origine des Terminus, ces diamants nécessaires à la brigade pour détruire les âmes errantes, mais aussi de façon plus générale le rôle des pierres (précieuses ou non) dans la mythologie pensée par Maureen Johnson. L'écrivaine puise dans l'origine des joyaux de la couronne et l'histoire de la Pierre d'Oswald – monolithe aujourd'hui mystérieusement disparu qui aurait donné son nom à l'ancienne subdivision londonienne d'Ossuslstone (lieu des exécutions publiques jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, donc particulièrement hanté) – les anecdotes historiques qu'elle se réapproprie et qu'elle romance de manière très pertinente au profit de son scénario.
 

    L'autrice, que l'on sent plus encore que dans les deux précédents opus amoureuse de ses décors, nous emmène d'un lieu à l'autre du Londres ancien et moderne. Des allées hantées du cimetière de Highgate aux tunnels du métro en passant par l’iconique Marble Arch, on se perd avec délice dans cette cité de pierre et de fer au charme aussi magique qu'effrayant. Outre ce qui semble être une véritable déclaration d'amour à la capitale britannique, Maureen Johnson offre à ses lecteurs des scènes d'anthologie qui marqueront longtemps les amoureux de Rory et de la Brigade des Ombres. Parmi celles-ci, plusieurs chapitres dans des sortes de limbes, monde intermédiaire entre les vivants et les morts qui ressemble à s'y méprendre à un Londres désert à géographie variable.
 

    Fidèlement aux événements tragiques survenus à la fin de Un monde souterrain, The Shadow Cabinet est plus sombre que les deux opus précédents. Rory amène toujours la touche d'humour caractéristique de son personnage, mais la légèreté est ici plus diluée, les événements apportant une gravité et une mélancolie qui confèrent une intensité nouvelle à la saga. La psychologie des personnages évolue de concert et on est fasciné autant qu'on frissonne face à Sid et Saddie, nouveaux antagonistes rescapés des excessives seventies. Le final nous laisse cependant dans l'expectative. La saga est-elle vraiment terminée ? Le dénouement, ouvert, tend à suggérer une suite qui se fait désespérément attendre, l'autrice ayant parlé d'un quatrième opus pour la dernière fois sur les réseaux en 2018... On referme en tout cas ce livre à regret, attaché plus encore (si c'est possible) aux personnages et à l'univers dans sa globalité...
 

En bref : Troisième opus de la saga Hantée resté malheureusement inédit en France, The Shadow Cabinet finit d'élargir la mythologie instaurée depuis le premier opus. De nombreux éléments trouvent ici leur explication et montrent que Maureen Johnson avait pensé la logique de son cycle depuis le début. L'autrice utilise à très bon escient l'Histoire de Londres pour étayer son univers, un univers qu'on quitte à regret une fois la lecture terminée.
 
 

 
 
Et pour aller plus loin...

dimanche 24 mars 2024

Encyclopédie visuelle Jane Austen - Gwen Giret & Claire Saim.

Hachette Heroes, 2023.

    Modeste demoiselle de la gentry de campagne, comme nombre de ses héroïnes, Jane Austen aurait pu faire de sa vie le thème d’un de ses romans. Pour comprendre les origines de son inspiration et de son talent, partez d’abord à la découverte de son milieu, de sa famille, de ses proches, de cette Angleterre si chère à son coeur, en particulier le sud du pays, qu’elle n’a quasiment jamais quitté. Explorez ensuite son œuvre, qui se compose de six romans achevés, deux autres à peine esquissés, quelques lettres ou encore des écrits de jeunesse. Voilà tout ce qui reste de sa plume si pétillante. Cependant, son style unique, son ironie mordante, ses personnages iconiques, ses histoires intemporelles ont contribué au fil du temps à l’élever au rang de la plus célèbre romancière britannique. De l’écrit à l’écran, des adaptations aux secrets et lieux de tournage, ce livre vous invite également à une fascinante découverte de son héritage. Comment devenir un.e authentique janéite ? Rien de plus simple !
    Laissez-vous guider à travers des récits de voyages, des carnets de route et des festivals, des bonnes adresses pour marcher sur les traces de Jane Austen, s’habiller en style Régence ou tout simplement déguster un délicieux tea time !
 
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    Qui ne connait pas Jane Austen ? L'autrice à la fois la plus populaire, mais aussi la plus secrète de la littérature anglaise, objet d'un culte célébré aujourd'hui de par le monde, n'est plus seulement une icône de la littérature. Elle est aussi une star de la pop culture. En effet, outre les nombreuses adaptations cinématographiques et télévisées, Jane Austen a vu son œuvre réinventée et réécrite à toutes les sauces : avec des zombies ou contre des loups-garous, transposée à l'époque moderne ou objet de voyages temporels, complétées de suites ou de préquels, racontée par ses protagonistes masculins ou, même, par les invisibles domestiques. Tout le monde a entendu parler ne serait-ce qu'une fois de Mr Darcy et nombreux sont ceux qui ont en tête l'image d'une chemise mouillée à l'évocation de son patronyme. Mais de là à dire que tout le monde a lu tout Jane Austen et sait qui se cache réellement derrière la délicate silhouette de profil reproduite sur les couvertures des multiples rééditions, rien n'est moins sûr. Celle qui a aujourd'hui un festival officiel à son nom et rassemble de nombreux clubs d'aficionados à l'international est loin d'avoir livré tous ses secrets. Gwen Giret, créatrice du blog Jane Austen and her world et Claire Saim, autrice de la page Jane Austen lost in France et rédactrice pour Onirik.net proposent ici un travail de fond sur la célèbre romancière, son époque, son œuvre et son héritage.

Claire Saim (à gauche) & Gwen Giret (à droite).

    Travail de fond, oui, il est important de le préciser : l'éditeur, Hachette Heroes, étant plutôt versé dans les franchises Disney et Marvel, on pourrait croire que cette encyclopédie, la première consacrée à l'auguste autrice, n'est qu'un ouvrage vulgarisé réservé aux seuls néophytes. Erreur. En plus de son caractère inédit, cette Encyclopédie visuelle Jane Austen a déjà conquis même les spécialistes et grands amoureux de l'écrivaine grâce au traitement quasi universitaire de son sujet. Préfacé par ni plus ni moins que Lizzie Dunford, directrice de la Maison de Jane Austen à Chawton, ce livre s'ouvre sur une brève introduction qui, en quelques chiffres, témoignent du rayonnement de la femme de lettres à l'international. Pour autant, les questions persistent : qui est vraiment Jane Austen et comment expliquer les raisons de son succès ? Ces interrogations servent de transition, de seuil que les autrices invitent les lectrices et lecteurs à passer pour un voyage dans le temps de près de 300 pages grand format, abondamment illustrées.
 

    La biographie de Jane Austen et des éléments historiques propres à sa famille occupent une première partie extrêmement bien documentée. Les deux autrices vont bien au-delà de la page wikipédia consacrée à l’iconique romancière et soumettent ici les résultats d'une recherche dense et approfondie de sa généalogie, laquelle permet de situer la jeune fille de bonne famille avant la femme de lettres dans un contexte culturel précis qui, on le verra au fil de la lecture, a profondément influencé son écriture et les thématique de ses romans. Technique et précis sans jamais être fastidieux, ce premier chapitre nous a fortement évoqué le passionnant travail de Cathy Bernheim pour son Mary Shelley, au-delà de Frankenstein
 

    Après avoir exposé ses lectures, inspirations et son cheminement vers la publication (un sujet à lui seul si l'on considère la difficulté pour les femmes, pendant des siècles, d'être éditées), l'encyclopédie se poursuit sur une analyse didactique de chaque roman ou texte (y compris les Juvenilia et les correspondances) de Jane Austen. Là encore, Gwen Giret et Claire Saim vont beaucoup plus loin que le résumé standard que l'on peut trouver sans difficulté sur internet. Chaque ouvrage est minutieusement décortiqué : date d'écritures, date de publication, retouches et modifications intermédiaires éventuelles, synopsis, personnages, thématiques... L'aspect le plus passionnant de cette lecture au microscope est de servir de point de départ à l'exploration d'un sujet ou d'un aspect emblématique de l'époque Régence. Système de classes, relations sociales et mariage, question de l'esclavage et de la diversité, mode, voyages et villégiatures, médecine, codes de l'échange épistolaire, etc. Jane Austen étant une fine observatrice de son temps et des mœurs alors en vigueur, traiter chaque livre comme une porte ouverte sur la culture de son siècle est probablement une des idées les plus intelligentes de cet ouvrage.
 

    Chaque titre est évidemment sujet à aborder les multiples adaptations (cinématographiques, télévisées, radiophoniques), mais aussi les réécritures et détournements, qui pullulent littéralement dans les rayons des librairies. Outre les anecdotes sur les lieux de tournage ou la production de chaque transposition sur petit ou grand écran, ce travail de fourmi met encore un peu plus en lumière le rayonnement et le pouvoir d'attraction de Jane Austen, dont on découvre les relectures parfois inattendues (des plus célèbres avec des zombies aux moins connues racontées sous forme d’émojis, en passant par exemple par les réappropriations made in Bollywood).
 

    L'ultime partie de cette encyclopédie, consacrée à l'héritage de Jane Austen, s'affranchit des dimensions biographiques et analytiques pour se tourner davantage vers le guide. Pourquoi ? Parce que non contentes de nous parler du désormais célèbre Festival Jane Austen de Bath, Gwen Giret et Claire Saim partagent leurs secrets d'organisation pour que lecteurs et lectrices puissent préparer eux-même leur voyage.  Renseignements, réservations, hébergements, recommandations (notamment sur l'habillement, car ne vous pensiez tout de même pas participer au festival sans vous costumer, n'est-ce pas ?), tous les éléments de première nécessité vous sont donnés afin de vivre, vous aussi, le rêve de chaque Janéite.


    A ce fond particulièrement riche s'ajoute une forme tout aussi travaillée. Reliure traditionnelle, couverture cartonnée toilée et lettres dorées, l'Encyclopédie visuelle Jane Austen s'affiche avec style, dans une esthétique et une élégance qu'on a envie de qualifier de typiquement britanniques. A l'intérieur, les arabesques de fleurs à la William Morris et les tons pastels accompagnent une impressionnante banque d'images, le tout relevé des illustrations rafraîchissantes de Sophie Koechlin.
 

En bref : Un ouvrage qui fait date dans la vaste collection de livres sur Jane Austen. Première encyclopédie consacrée à l'autrice anglaise mais aussi première publication francophone du genre, cette encyclopédie visuelle est un tour d'horizon à la fois complet et fouillé de la célèbre écrivaine. Sa vie, son œuvre, mais aussi son héritage sont analysés avec la rigueur d'une étude universitaire, le tout étant aussi accessible et passionnant qu'un roman. Érudite sans jamais être barbante, l'Encyclopédie visuelle Jane Austen est aussi savoureuse qu'intelligente.
 
 
Un grand merci aux éditions Hachette pour cette lecture !
 

dimanche 10 mars 2024

Julia (saison 1) - une série de Daniel Goldfarb d'après la vie de Julia Child.

Julia

(Julia)

- saison 1 -
 
Une série de Daniel Goldfarb d'après la vie de Julia Child
 
Avec Sarah Lancashire, David Hyde Pierce, Bebe Neuwirth, Fran Kranz, Fiona Glascott, Brittany Bradford, Judith Light, Isabella Rossellini...
 
Date de diffusion originale : 31 mars 2022 sur HBO Max
Date de diffusion française : 22 juin 2023 sur Prime Video

    Mettant en vedette Sarah Lancashire et David Hyde Pierce, cette série s’inspire de la vie extraordinaire de Julia Child qui a connu le succès avec « The French Chef », une émission culinaire. À travers la vie de cette femme, la série explore une période charnière de l’histoire américaine.
 
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    Si vous connaissez Julia Child, c'est très certainement que vous avez lu Julie & Julia ou vu le film éponyme adapté par Nora Ephron. C'est en effet à ce livre semi autobiographique de Julie Powel et à sa transposition sur grand écran en 2009 avec l'inégalable Meryl Streep que l'on sait aujourd'hui (du moins de ce côté-ci de l'Atlantique) qui est Julia Child. Née en 1912, cette Américaine est aux États-Unis une véritable star, icône du petit écran pour avoir lancé en 1962 une émission de télévision culinaire consacrée à la cuisine française. Plus qu'une "Maïté californienne", sa célébrité tient au caractère précurseur de son émission autant qu'au vent de révolution qu'elle a apporté dans les cuisines familiales (la cuisine américaine relevant alors davantage du fast food que de la gastronomie), sans oublier bien sûr son charisme des plus sympathiques et son humour très souvent involontaire. Si Julie & Julia était l'expérience d'une jeune femme du XXIème siècle permettant d'évoquer la figure de Julia Child et l'écriture de son premier livre de cuisine, Julia se veut un biopic consacré à la création de son émission et au retentissement populaire qui suivit.
 

    Lancé dès 2019, le projet de série sur Julia Child est d'abord envisagé avec l'actrice Joan Cusack (inoubliable Debby dans Les valeurs de la famille Adams) dans le rôle titre. La production, handicapée par l'épidémie de Covid-19, est mise en pause puis reprend après la crise sanitaire avec une équipe en partie renouvelée, cette fois avec la Britannique Sarah Lancashire (célèbre pour son personnage de Catherine Cawood dans Happy Valley) dans le rôle principal. Daniel Goldfarb, le créateur, n'en est pas à son coup d'essai puisqu'il a également participé à La fabuleuse Mme Maisel (The marvelous Mrs Maisel), autre série à tendance biographique racontant l'avènement du stand up féminin dans le New York des années 50. Les deux séries sont par ailleurs souvent comparées et l'on ressent effectivement au visionnage un ADN similaire.
 

    Au casting, on retrouve aussi David Hyde Pierce (Frasier) dans le rôle de Paul Child, Bebe Neuwirth (inoubliable tante Nora de Jumanji) interprète la charismatique Avis de Voto, et l'Irlandaise Fiona Glascott (Minerva McGonagall dans Les animaux fantastiques) se glisse dans la peau d'Edith Jones, éditrice du premier livre de recettes de Julia (également à l'origine de la publication du Journal d'Anne Franck !). Parmi les guest stars, on croise plusieurs fois l'excellente Judith Light (Madame est servie) dans le rôle de l'éditrice en chef Blanche Knof et Isabella Rossellini (la seule, l'unique) dans celui de Simone Beck, grande camarade française de Julia et co-autrice de son premier ouvrage culinaire.
 

    Cette première saison de 8 épisodes s'emploie donc à raconter la vie de la célèbre cuisinière après la publication de son livre : retournée vivre aux États-Unis après de nombreux déplacements dus à l'activité de son époux et d'elle-même dans les services de renseignement américains, Julia envisage de rédiger un second ouvrage et en échange régulièrement par téléphone avec son amie Simone Beck. Lorsque la télévision convie Julia à une émission de littérature pour présenter son livre, elle arrive sur le plateau avec réchaud, poêle et œufs pour concocter une omelette parfaite en un temps record. Conquise par la prestation pleine de naturel de l'invitée et par les nombreux retours de téléspectatrices, Alice Naman, unique femme productrice de la chaîne, propose de lancer une émission éducative avec Julia Child en vedette. Les deux femmes auront cependant à composer avec le manque d'enthousiasme de Russ Morash, producteur impliqué de force dans l'émission, mais aussi avec les difficultés de financement du programme. Fort heureusement, Julia n'est jamais à cours d'idée...
 

    Toute la difficulté d'adapter le réel en série télévisée et non pas seulement en un film de 90 minutes, c'est de réussir à structurer une vie ou une tranche de vie en plusieurs épisodes qui auront chacun leur propre construction dramatique. Jouant d'une délicieuse mise en abime, le découpage de la série se calque (avec plus ou moins de latitude) sur celui de la première saison de The French Chef. Dès lors, l'exercice de style s'amuse dans le fond et dans la forme : chaque épisode a pour titre le plat cuisiné dans l'émission du jour et même la musique du générique reprend celle du programme original. Les scénarii, bien ficelés, témoignent d'une belle fidélité aux faits réels tels que retranscrits dans les diverses biographies, moyennant quelques ajouts et libertés afin de donner lieu à suffisamment de rebondissements pour rythmer les intrigues. La vie ayant souvent plus d'imagination que la fiction, certains événements n'ont pas nécessité d'être romancés.

 
    A ce titre, l'invitation de Julia dans l'émission I've been reading et l'omelette improvisée en direct sont des faits avérés : c'est bel et bien cette première apparition (remarquée) sur les écrans qui conduisit au lancement du programme The French Chef. En revanche, si Russ Morash est présenté au tout début de la série comme un antagoniste qui se laisse progressivement convaincre, il est en réalité le producteur qui a eu l'idée de l'émission et qui a véritablement porté le projet. Le personnage d'Alice Naman, en revanche, est entièrement fictionnel : l'ajout de cette jeune femme noire a été justifié par les créateurs comme une évocation des réels employés afro-américains qui travaillaient pour la chaîne dans les années 60 et afin d'aborder en diagonal le racisme ambiant (pour autant, il nous semble que le sujet de la xénophobie est davantage survolé que véritablement traité).
 

    Dans la série, Julia joue le tout pour le tout pour que l'émission voit le jour, quitte à la financer de sa poche. On ne trouve pas d'information qui permette de vérifier cet élément, mais en revanche, elle gagnait en effet (au départ, tout du moins) très peu d'argent de son propre show, devait acheter de ses propres deniers les ingrédients nécessaires aux recettes et nettoyer elle-même le plateau de tournage. C'était d'ailleurs Paul Child qui s'en chargeait, une des nombreuses preuves que la complicité du couple et la présence du cercle intime de Julia sur le plateau sont tout à fait véridiques : comme dans la série, ses meilleures amies participaient souvent aux enregistrements (cachées sous le plan de travail, d'où elles apportaient à la star une aide non négligeable) et son époux l'assistait en amont à l'écriture de chaque émission. L'entreprise à la fois familiale et amicale dépeinte à l'écran est donc certainement très proche de ce qu'elle était réellement, à l'image de la spontanéité rafraîchissante de Julia devant la caméra (elle n'hésitait pas à s'adresser aux membres de l'équipe de production pourtant situés hors-champ en plein tournage) et de ses nombreuses (mais toujours hilarantes) maladresses.


    Au croisement de la grande histoire du petit écran et des petites histoires des personnages qui interagissent  autour de Julia, la série met en scène le monde émergent de la télévision publique et celui de l'édition, tous deux face à leurs propres enjeux. Les thématiques se croisent et s'entrelacent, servant d'appui à des arcs narratifs là encore au croisement du réel et du fictionnel : l'éditrice Edith Jones tiraillée entre son désir de soutenir Julia dans sa démarche et les exigences de la maison Knopf, ou encore la question de ce qui est et de ce qui fait culture à l'époque (culture populaire ou culture des élites). Portée par de fantastiques figures féminines (Julia en tête, bien sûr, mais aussi la charismatique Avis de Voto et leurs connaissances du milieu éditorial), la série aborde intelligemment le féminisme. En effet, en imaginant un dialogue entre l'héroïne et Betty Friedan, activiste qui avait réellement critiqué Julia Child dans ses publications (elle l'accusait, sous couvert d'un féminisme de surface, de renvoyer les femmes à la cuisine), les scénaristes apportent un rebondissement supplémentaire, mais viennent aussi interroger les différentes façons d'être femme dans une société aux veilles de la révolution sexuelle.
 

    Le casting, impeccable, fait tout le sel de cette série et Sarah Lancashire livre une prestation absolument formidable qui évite l'écueil de la caricature tout en faisant oublier (aussi impossible que cela puisse paraître) Meryl Streep. Le travail sur la voix (l'accent de Julia Child étant connu pour être aussi unique que spécifique) et sur la gestuelle est un vrai tour de force et elle rend son personnage parfaitement crédible. Avec Sarah Lancashire, on ne rit jamais de Julia : on rit avec Julia. Enfin, n'oublions pas de mentionner la reconstitution des années 1960 : costumes, décors, accessoires... l'époque est restituée avec beaucoup d'authenticité et la cuisine de Julia a même été reconstruite au millimètre près pour les besoins de la série !
 

En bref : Cette série relève le difficile défi de faire oublier Meryl Streep dans le rôle de Julia Child : après l'interprétation de la célèbre actrice américaine dans Julie & Julia, la Britannique Sarah Lancashire se glisse dans la peau de l'iconique cuisinière avec talent. Drôle sans jamais être ridicule, elle parvient à éviter la caricature et à restituer sa personnalité haute en couleur. La première saison de Julia est un plat réconfortant cuisiné aux petits oignons, à savourer sans modération. Et bon appétit !