mercredi 29 novembre 2017

La garçonne et l'assassin - Fabrice Virgili & Danièle Voldman

Payot & Rivages, 2011 - Petite Biblio Payot, 2013, 2017.

  L'histoire de Louise et de Paul, déserteur travesti, dans le Paris des années folles.

  Paris, 1911. Paul Grappe et Louise Landy s’aiment et se marient. Survient la guerre. Paul déserte, se travestit en femme pour ne pas être arrêté et, pendant dix ans, aux yeux de tous, vit avec Louise sous l’identité de Suzanne Landgard. Il entraîne son épouse dans de multiples jeux sexuels et acquiert même une petite notoriété en étant l’une des premières "femmes" à sauter en parachute. En 1925, avec l’amnistie, Suzanne redevient Paul. Pour le couple, les choses commencent alors à se gâter...
   A partir d’archives étonnantes (photos, lettres, journaux intimes, documents judiciaires), Fabrice Virgili et Danièle Voldman racontent la très curieuse - et tragique - histoire de Paul et Louise, une histoire qui brasse les questions des traumatismes de guerre, du travestissement, de l’homosexualité, des "troubles dans le genre", de la virilité, des violences conjugales et de la complexité des sentiments amoureux.

***

  L'Histoire a pu témoigner à travers la littérature de nombreux cas de travestissements. Œuvres de fiction vaguement inspirées de faits réels ou restitutions au plus près du véridique, des récits comme Albert Nobbs, Le secret du Dr Barry ou même Que le spectacle commence d'A.Featherstone traduisent la difficulté de vivre son sexe dans des époques troublées, et la nécessité de franchir la barrière du genre pour survivre. Si les trois titres cités évoquaient exclusivement des femmes contraintes à une transformation en homme pour accéder aux études, à un métier, ou pouvoir échapper à une condition sociale miséreuse, on oublie tous ces hommes qui ont eu aussi, en ces siècles passés, à devenir des femmes. Histoire de contrainte ou de hasard, aspiration ou émergence d'un troisième sexe, ces faits divers ou littéraires (lorsqu'ils étaient en partie ou totalement fantasmés, et alors souvent censurés) viennent montrer que le transgenre est loin d'être une apparition récente. Le cas Louise et Paul Grappe en fait partie.

Nos Années folles, d'André Téchiné, adapté de l'histoire de Louise et Paul Grappe.

  Cette célèbre affaire - qui va du fait divers sulfureux au crime passionnel - a récemment connu une adaptation au cinéma par André Téchiné sous le titre Nos Années folles, essentiellement basée sur ce récit écrit à 4 mains et qui, fort d'une importante recherche et d'une impressionnante collecte d'archives, reprend chronologiquement cette étrange histoire. Louis et Paul, un couple comme il en existe des tas dans le Paris de 1914 : elle est petite main en atelier, lui est opticien, envoyé au front lorsque la guerre éclate. D'un tempérament assez électrique déjà dans sa jeunesse, Paul ne tarde pas à s'opposer à la direction militaire... puis très vite, tout s'accélère : une blessure qu'on suspecte volontaire, la réforme tant souhaitée qui ne vient pas et hop, voilà que Paul s'évanouit. A la place nait Mlle Suzanne Landgard qui, dans ce monde désormais composé de femmes, vit en colocataire aux côtés de Louise Grappe sans que l'on suspecte son vrai visage.

Suzanne, alter-ego féminin de Paul.

  On ne sait si l'idée vint de Paul ou de Louise, sachant que, comme le soulignent les auteurs, rien dans le passé de Paul ne prédestinait au travestissement, et encore moins à une sexualité à multiples visages. En effet, l'existence de Suzanne ne s'est pas arrêtée à une nécessité de survie, à un simple "masque" quotidien : très vite, celle qu'on a surnommé à l'époque la "Jolie Suzy" est devenue une vraie vedette du Paris des Années Folles, allant jusqu'à faire la une des journaux pour ses prestations sportives de parachutiste. Arborant une coupe à la garçonne et fréquentant le Bois de Boulogne, Paul/Suzy entraîne Louise dans le monde de la prostitution et de l'échangisme, se découvrant des penchants homosexuels insoupçonnés et enchaînant les maîtresses comme les amants.

La Jolie Suzy, au Bois de Boulogne.

  Mais la guerre terminée, la lassitude (et le dégout?) de cette vie de couple à la tournure particulière incite Louise à demander l'amnistie pour son époux déserteur. Celle-là accordée, Suzanne pouvait disparaître pour laisser place à Paul, et avec lui,à une vie de couple ordinaire. Mais une fois redevenu l'homme qu'il était, Paul sombre dans l'alcool et la dépression, ne vivant plus que dans le souvenir de Suzanne Landgard. Qui, de Paul ou Suzanne, est-il vraiment? Alors que son histoire explose au grand jour et que la presse à scandale s'empare de l'affaire ("La célèbre parachutiste était un homme!"), la vie de couple se dégrade jusqu'à ce soir fatal de 1928 où un meurtre est commis. Mais, de Paul devenu femme puis mari violent, ou de Louise, épouse dévouée devenue l'homme de la maison, qui est la garçonne, qui est l'assassin?


  Croisant vie intime et scène social dans l'entre-deux guerre, cet ouvrage interroge avec pertinence la question du genre en période de trouble et son caractère plus réversible qu'on ne le pense. Le fait-divers se recoupe ainsi avec des questions sociologiques et philosophiques plus vastes qui, près de cent ans plus tard, sont toujours d'actualité.


En bref : Mêlant petite et grande Histoire, La garçonne et l'assassin vient questionner les aspects sulfureux, sociologique et psychologique du transgenre à l'occasion d'un fait-divers qui, il y a un siècle, suscitait déjà la fascination. Un travail d'archives et de réflexion abondamment illustré, à découvrir.

Et pour aller plus loin...

mardi 21 novembre 2017

Mémoire espionne du coeur - Frédéric Ferney (textes) et Jean-Pierre Cagnat (illustrations)

Editions Baker Street, 2017.

   Qui n’a pas rêvé de rencontrer un écrivain aimé, de lui parler ou de lui écrire, voire d’entrer dans sa confidence ? Frédéric Ferney, lui, pousse l’audace un peu plus loin, en allant à la rencontre d’auteurs disparus. Mais un écrivain qu’on aime, disparaît-il jamais ?

  Partant du principe que ces artistes – leur esprit, leur humour, leur univers – nous accompagnent en permanence, Ferney a conçu une série de rencontres imaginaires dans lesquelles il dialogue avec – ou fait dialoguer entre eux – de grandes figures des arts, des lettres et de l’histoire, de la Renaissance à nos jours.

  Cela donne, sous sa plume tempétueuse et passablement insolente, une correspondance au vitriol entre Baudelaire et Sainte-Beuve, des lettres décapantes entre Marguerite Duras et Marguerite Yourcenar, mais aussi des échanges affectueux, inattendus ou cocasses, entre Debussy et Toulouse-Lautrec, Jean Cocteau et Edith Piaf, Andy Warhol et Françoise Sagan, Fabrice Luchini et Céline…

Dans un carnaval d’inventivité tour à tour corrosif, songeur et tendre, Frédéric Ferney rend hommage à quelques génies qui ont illuminé nos vies, et qui continuent à cheminer, toujours aussi vivants, à nos côtés.

  Pour paraphraser Apollinaire : « Les jours s’en vont, ils demeurent. »

***

  Décidément, les éditions Baker Street aiment les pastiches et les exercices de style! Après une anthologie détournant habilement le personnage de Sherlock Holmes dans Le détective détraqué puis des recettes racontées dans les styles empruntés aux plus grands auteurs avec La Soupe de Kafka, voilà un recueil au contenu tout ce qu'il y a de plus inattendu.


"L'illusion comique,c'est ce qu'on appelle:une heroic fantasy,quelque part entre Games of Thrones et la Princesse Mononoke dont mon petit-neveu raffole.On oublie que ce classique fut d'abord un baroque,et qu'il n'a jamais cessé de l'être."

  Imaginez que vos artistes préférés, vos auteurs favoris, et pourquoi pas même quelques hommes politiques contemporains, se mettent soudain à échanger des lettres ou se prendre au jeu d'une joute verbale. Imaginez que ces deux peintres reconnus dont on a tant comparé le coup de pinceau (De Vinci et Raphaël) ou ces deux écrivains aux univers pourtant si éloignés l'un de l'autre entament soudain un dialogue (Oh, Oscar Wilde qui taille la bavette à Nathalie Sarraute!)... Que se raconteraient-ils? C'est ce que propose l'impétueux Frédéric Ferney dans cet ouvrage composé de dialogues imaginaires tous plus fantaisistes les uns que les autres. Mettant en confrontation Matisse et Picasso ou faisant philosopher Piaf et Cocteau, l'auteur réunit les plus Grands, tantôt ceux qu'on aurait adoré voir se rencontrer, tantôt ceux que nous n'aurions jamais imaginer un jour voir s'adresser la parole!


"-Quelle arrogance!Pour qui vous prenez-vous?
-Se prendre pour soi,ça m'a pris du temps."

  J'ai toujours dit que pour faire du bon pastiche, il fallait le faire avec intelligence : Frédéric Ferney vient confirmer que le savoir se fait le meilleur allié de l'humour. Avec un talent subtile et unique du détournement, il vient ressusciter les grandes personnalités des Arts et des Lettres pour en faire des personnages de fiction pris au propre piège de leur légende et de leur style, qu'il s'approprie avec brio. Évidemment, tout comme pour la Soupe de Kafka, il est difficile de connaître ou reconnaître tous les auteurs et artistes mis en scène et les styles propres à chacun (à moins de détenir un doctorat en Humanité ou Littérature, peut-être), mais alors, dans ce cas, Mémoire espionne du cœur vient éveiller la curiosité de les découvrir.


"...Je ne saurais trop recommander la valeur purgative, exorcisante, du pastiche."

  Jamais assommant même lorsqu'il calque l'écriture ampoulée d'un Proust, F.Ferney fait de la culture avec un grand C un immense terrain de jeu la légèreté côtoie l'érudition. Un très bel hommage au caractère immortel des artistes et des légendes humaines dans le fond comme dans la forme, des textes ciselés à la fois profonds et délicieusement insolents.

"On aura beau me prouver le contraire, mes figures de papier ont une existence, une épaisseur, une identité. Je les reconnais plus facilement dans la rue que ma banquière ou mon crémier (...) Pour moi le père Goriot est plus vivant que la reine d'Angleterre!"

En bref : Ces dialogues rêvés et correspondances imaginaires entre personnalités réelles sont la quintessence du pastiche et de l'exercice de style réunis. Frédéric Ferney livre un ouvrage au contenu inattendu mais qui s'avère être l'un des plus beaux hommages au monde des Arts et des Lettres et à ses représentants.

Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette découverte.

dimanche 19 novembre 2017

Challenge Halloween 2017 : Bilan et fin du sabbat.


  Après un peu plus de deux semaines de prolongation, le Challenge Halloween organisé chaque année par Lou et Hilde ferme ses portes pour 2017! Au cours de cette session, nous avons passé le plus clair de notre temps en compagnie des sorcières, un thème qui a semble-t-il rencontré un vif succès. Pour ma part, j'ai réussi à présenter tous les ouvrages et chroniques évoqués dans mon billet de présentation, même un peu plus mais malheureusement pas tout ce que j'aurais aimé encore partager (notamment des ouvrages documentaires et/ou historiques sur la sorcellerie).  Mon Halloween aura été principalement inspiré par l'univers des Ensorceleuses d'Alice Hoffman, que j'ai voulu célébrer en l'honneur du préquel publié cet Octobre, près de vingt ans après la sortie du premier ouvrage (et que j'attendais depuis au moins dix ans, donc ça méritait de se fêter!).


  Pour les pressés qui veulent s'offrir une relecture des chroniques ou les retrouver plus facilement, voici un petit compte-rendu classé des publications :

Romans et nouvelles littérature adulte:

-Appearances (fanfic Harry Potter), d'Oscar de Jargey.
- Les destin des initiés, de Romane Taguchi.
-Les sorcières d'Eastwick, de John Updike.
-The rules of Magic (préquel des Ensorceleuses), d'Alice Hoffman.

Romans et nouvelles littérature young adult:

- The Glass Magician, de C.N.Holmerg.

Romans et nouvelles littérature jeunesse: 

-Apprentie Sorcière, de James Nicol. 




BD et comics:

-Sabrina the teenage witch, Archie comics.
-Bewitched/Ma sorcière bien aimée, de H.Scarpelli d'après la série télévisée.
-The chilling adventures of Sabrina, de R.Aguire-Sacasa et R.Hack.
- La famille Addams, de Chas Addams.



Albums:

-La petite sorcière, de B.Lacombe et S.Perez.
-Grimoire de sorcière, de B.Lacombe et S.Perez.
- Sorcières à chatouiller, de E.Veillé.



Films: 

-Les ensorceleuses, de G.Dune d'après le roman d'Alice Hoffman.
-Witch Girl, court-métrage adapté de "Chilling adventures of Sabrina".

Morticia Lisa, par de Vinci.

Spectacles:

-La famille Addams, comédie musicale.

 Des guimauves monstrueuses offertes par Pouchky/Ficelle, exterminées en fondue au chocolat!


Recettes et gourmandises littéraire:

-Autour des Ensorceleuses:

-Autour d'Harry Potter

Skull spoon, ou la cuillère à thé tête de mort, 
un accessoire récemment acquis et nécessaire à tout bon tea time d'halloween!


Décoration et vœux d'Halloween:





  Un grand merci à tous les participants - nos nombreux échanges me donnent parfois l'impression d'une grande famille ou, du moins, d'une excellente bande d'amis (même si nous nous imaginons tous avec la tête de nos avatars ou images fictives de profil ^^) - et pour leurs chroniques, découvertes et partages. Je vous propose de tous les retrouver dans le récapitulatif général ICI

Comment ça, c'est fini?!

  Halloween terminé, les Sorcières ont enfourché leur balais pour s'en retourner sur leurs terres lointaines, et les esprits ont regagné leur tombe en attendant d'être réveillés l'an prochain. Nous vous donnons donc rendez-vous en Octobre 2018 pour une nouvelle session présidée par nos ensorcelantes Lou & Hilde et justement consacrées... aux fantômes! 

 

samedi 18 novembre 2017

Apprentie Sorcière - James Nicol

The Apprentice Witch, Chicken House, 2016 - Editions Gallimard Jeunesse (trad. de F.Fiore), 2017.


   Arianwyn, 15 ans, apprentie sorcière, est engagée par le maire de Lull.
  Les habitants l'attendent de pied ferme pour combattre les esprits maléfiques. Chasser des morvillards de la cuisine des voisins, défendre son amie Sally contre un dangereux rampeur: les missions ne manquent pas! Mais malgré l'œil bienveillant de Mme Delafield, sa tutrice excentrique, rien ne se passe comme prévu: une force mystérieuse perturbe ses sorts...

  Les premiers pas fracassants d'une héroïne gaffeuse et déterminée dans un village bordé d'une forêt enchantée. 


***

  Lorsque j'ai repéré ce livre à l'approche du challenge Halloween, je me suis dit "Chic! Il rentre pile poil dans le thème de cette année!". Et puis on ne me l'a pas super bien vendu ("Ah bon? a dit une amie, ça s'appelle "Apprentie Sorcière", c'est Gallimard, ça a une super belle couv', et c'est pas bien?"), mais comme je suis obstiné et que c'était aussi l'occasion de présenter une sortie récente dans le cadre de mes lectures d'Halloween, je me suis laissé offrir un exemplaire...


  Mais alors, de quoi ça parle exactement? Dans un univers assez similaire au notre mais dans lequel la magie co-existe avec la normalité, les jeunes adolescentes qui sortent de leur apprentissage en sorcellerie doivent passer un test ultime au magicomètre, une machine dont l'analyse décide ou non des bonnes aptitudes de l'éventuelle sorcière en devenir. Arianwyn Gribble, connue pour être la plus maladroite des apprenties magiciennes de son école, espère bien obtenir son titre de sorcière et se voir offrir un poste dans la foulée. Mais voilà, le test ne se passe pas comme prévu et la voici qui fait tomber le magicomètre en panne, la preuve supplémentaire pour tous qu'elle n'est une incapable. La grand-mère d'Arianwyn, très puissante sorcière reconnue par ses pairs, intervient alors et fait jouer ses relation, à la grande honte de la jeune fille : dans l'attente de repasser l'épreuve, elle lui fait obtenir un poste temporaire de sorcière dans le petit village de Lull, qui a grand besoin d'une magicienne. En effet, la petite bourgade est envahie de farfadets et autres esprits taquins dont il faut se débarrasser, mais aussi de forces plus maléfiques qui hantent les bois environnants. Installée au Sortilarium, la demeure de fonction attribuée à chaque sorcière locale depuis plusieurs générations, Arianwyn tente tant bien que mal d'aider le voisinage, sous la houlette de sa tutrice Mrs Delafield. Mais tout ne se passe pas comme prévu : Gimma, la pire ennemie de la jeune fille, débarque bientôt au village, tandis qu'Arianwyn déclenche sans le vouloir une ancienne magie noire oubliée de tous...

Trailer pour la sortie du livre en Angleterre.

  Verdict? J'ai pour ma part été assez convaincu par ce roman, que j'ai trouvé charmant à bien des égards. Il ne révolutionnera évidemment pas la littérature fantastique jeunesse et n'égalera pas à mes yeux la profondeur des Sorcières du Clan du Nord paru chez le même éditeur cette année. Mais, tout de même, l'univers créé par James Nicol reste très attrayant et non sans originalité : la pratique de la magie repose sur un alphabet de glyphes qui évoquent des runes anciennes, les sorcières se voient attribuées des postes dans les villes et villages du pays pour les protéger et les nettoyer des esprits maléfiques, et la sorcellerie est pilotée par une instance supérieure, l'Administration Civile de Sorcellerie, au fonctionnement très procédurier. L'héroïne, gauche et adorable, devient vite très attachante et nous évoque une Amandine Malabul (habillée comme Luna Lovegood, une impression renforcée par la couverture de l'édition française) qui aurait terminé tant bien que mal ses études et propulsée dans la vie active avec l'étourderie qu'on lui connait. 


  Parmi les personnages secondaires , la Grand-Mère d'Arianwyn est l'image traditionnelle de la sorcière matriarche respectée, mais on adore surtout l'extravagante Mrs Delafield, sorcière tutrice exubérante qui fend la campagne à bord de sa décapotable attifée de lunettes de conduite. Les descriptions du personnage m'ont de suite évoqué à la très drôle Aridane Oliver jouée par Zoe Wanamaker dans la série Hercule Poirot (et qui jouait aussi Mme Bibine dans Harry Potter). Enfin, le personnage de Gimma est un peu convenu dans le rôle de l'ennemie de l'héroïne, mais rappelle avec amusement la peste d'Octavie Patafiel dans Amandine Malabul, ou une Nelly Olsen qui volerait sur un balais.

 Zoe Wanamaker en Ariadne Oliver, qu'on imagine très bien en Mrs Delafield.

  Le village de Lull est aussi plein de charme : on imagine un petit bourg traditionnel figé dans le temps, avec ses maisons à colombages, ses pavés et sa place centrale, quelque chose de proche des décors du film Les Enfants de Timpelbach. Un cadre de conte de fées typique à une histoire mêlant magie et fantaisie, deux composantes qui constituent l'essentiel du roman de James Nicol. On perçoit l'imagination débridée de l'auteur et son souhait de partager au maximum l'univers qu'il a créé pour les lecteurs, multipliant les scènes et rebondissements qui mettront en avant les différentes facettes de son bestiaire fantastique ou des coutumes magiques qui régissent la société qu'il nous raconte.  


  C'est en revanche là qu'on peut lui faire, peut-être, le reproche de vouloir être trop gourmand et de s'y égarer parfois : de trop  nombreuses pistes et sous-intrigues sont lancées au fil de la narration, et même si la trame principale se dessine assez bien, un trop grand nombre d'entre elles reste seulement survolé, en dépit de leur potentiel. Mais une suite venant d'être publiée en Angleterre, peut-être seront-elles reprises et approfondies dans les prochaines aventures d'Arianwyn Gribble, que je retrouverai pour ma part avec plaisir.


En bref : Malgré une construction quelque peu inégale de son histoire, James Nicol développe un univers plein de magie et de fantaisie. On s'entiche très vite d'Arianwyn, cette jeune apprentie magicienne étourdie et maladroite qui nous apprend finalement que les échecs sont le meilleur des apprentissages vers la réussite.

 Cet article signe ma dernière chronique pour le Challenge Halloween édition 2017 de Lou et Hilde!

jeudi 16 novembre 2017

La famille Addams, une comédie musicale de Andrew Lippa.




Textes de Marshall Brickman et Rick Elice
Livret et Musique : Andrew Lippa
Mise en scène : Ned Grujic
D'après l’œuvre et les personnages de Chas Addams.
Au théâtre Le Palace du 15 septembre 2017 au 6 janvier 2018.

  Après un premier succès à Broadway en 2009, l'excentrique et macabre famille américaine, vedette de films, de séries télévisées et de bandes dessinées, et célèbre dans le monde entier pour son humour noir brillant, ses délires macabres et sa satire mordante arrivent enfin à Paris au Théâtre Le Palace.


  Dans l'aile gauche d'une immense villa délabrée de style victorien vit une famille macabre et excentrique, la Famille Addams. La singulière Mercredi, princesse des ténèbres et fille aînée de la famille, est maintenant devenue une jeune fille ; et comme la plupart des jeunes filles, elle tombe amoureuse d'un garçon qui, aux yeux de sa famille, aurait tous les défauts : doux, gentil et... totalement ordinaire !

  Effrayée par la réaction possible de sa mère, la mystérieuse et fascinante Morticia, Mercredi décide de confier le secret de son amour à son père Gomez Addams, forçant ce dernier à faire une chose qu'il n'a jamais faite de sa vie : ne pas révéler ce secret à sa Morticia chérie et adorée. Jusqu'au jour où... s'organise un dîner dans le manoir des Addams pour la présentation officielle du petit ami de Mercredi !

  Venez rencontrer la famille la plus folle du monde dans une aventure délirante qui pourrait se révéler un cauchemar pour beaucoup de parents!...

***

   Si j'ai toujours adoré la Famille Addams, j'ignorais totalement qu'elle avait été adaptée en musical jusqu'à ce que je vois les affiches de l'adaptation française dans le métro en janvier dernier. En effet, la version originale du spectacle remonte à 2009, année pendant laquelle est est tout d'abord montée à Chicago puis à Broadway, avant d'être reconduite puis adaptée dans de nombreux autres pays les années suivantes. C'est ainsi qu'elle est arrivée sur les planches du théâtre Le Palace, à Paris, pour sa version française. Il était évident que je ne pouvais louper un tel événement à l'occasion d'Halloween!


  Alors que les rideaux sont encore fermés, c'est la voix chevrotante de Grand-Mère Addams qui nous invite à éteindre nos portables pendant la séance avant que ne résonnent les premiers claquements de doigts et LA célèbre musique du générique composée par Mark Sheiman (que tout le monde connait, même ceux qui ne connaissent pas la Famille Addams). Le rideau s'ouvre sur le manoir victorien des Addams, entièrement reconstitué sur scène, bordé de son cimetière familial. Entre les arbres tortueux et sous une lune gigantesque, un Gomez Addams plein de bonhommie nous accueille, cigare au bec, rejoint par les membres de son clan pour la chanson introductive la plus connue du musical : "Pour être un Addams". Comme chaque année, la famille réveille ses morts et les fantômes des ancêtres, événement qui coïncide malheureusement avec le soir où la cynique Mercredi veut présenter son petit-ami et sa famille à ses parents. Catastrophe : ceux-là s'avèrent très... ordinaires. Véritable choc des cultures entre gothique chic et bourgeoisie coincée, le dîner de présentation tourne à la catastrophe vaudevillesque.

La très chouette scène d'intro, présentation et résurrection...

  L'avantage de l'univers graphique de Chas Addams est qu'on peut imaginer n'importe quelle histoire à partir de ses illustrations (on rappelle qu'à l'origine, la famille Addams n'est pas un roman mais une collection de dessins et de scènes humoristiques publiés dans la presse américaine). La difficulté est ensuite de réussir à construire une intrigue complète qui parvienne à restituer et reste fidèle à l'esprit d'un univers aussi restreint sur le papier : le potentiel est grand, mais encore faut-il donc le cerner dans son exactitude. Pour cela, les fans de la première heure de la Famille Addams seront servis : l'histoire, inédite (elle n'a jamais été racontée dans l'un des précédents films ou épisodes des séries), est typique de l'univers de Chas Addams et l'on retrouve les personnages avec jubilation


  Gomez (joué par Guillaume Bouchède) est peut-être un peu trop sympathique de prime abord, mais on réalise qu'il est finalement assez proche du Gomez illustré original, qui n'avait pas le flegme racé de Raul Julia (son interprète dans les films des années 90). A ses côtés, Lucie Riedinger interprète une Morticia absolument fan-tas-tique! Quelle classe, mais quelle classe! La démarche, l'élégance, le cynisme, l'ironie, tout y est! Dans la même dynamique, cotons Mercredi, jouée ce soir là par Julie Costanza, doublure de l'actrice qui tient officiellement le rôle et qu'elle remplaçait pour la première fois. Chapeau à elle, elle a très bien restitué la Mercredi que l'on connait : glaciale, imperturbable et caustique, un vernis (noir) qui craque à peine (mais un peu quand même) lorsqu'elle tombe amoureuse. 


  Parmi les autres rôles, il ne faut pas oublier l'excellente quoi que peu articulée prestation de Vincent Gillièron en Lurch, le majordome très "frankensteinien" des Addams, absolument hilarant lorsqu'il entreprend de longues explications en grognements (j'ai cru mourir de rire plus d'une fois). Grand-Mère a quelques interventions très drôles également, mais pour le reste, le jeu des autres principaux Addams m'a moins marqué (même Fétide, un poil trop romantique peut-être?), si ce n'est la (très) courte apparition de mon chouchou le Cousin Machin, que le Musical a eu la bonne idée d'inviter sur scène pour quelques minutes de babillages...

 La présence des fantômes et morts-vivants échappés du cimetière des Addams est totalement facultative mais participe à l'embellissement global du spectacle, et ajoute au gothique de carnaval de cette famille unique en son genre. La sortie des tombes et la démarche très "zombie walk" m'a fortement rappelé le musical du Bal des Vampires, ici en moins imposant tout de même, surtout que les fantômes Addams s'avèrent très vite plus sympathiques que les vampires Polanski.

La sortie de tombe des vampires à Mogador, en 2014.

 Les Beineke, les beaux-parents de Mercredi, sont quant à eux des personnages totalement nouveaux. Ce couple bobo qui étouffe de normalité et semble s'asphyxier sous les névroses permet de mettre en évidence les nombreuses différences entre une famille ordinaire très rangée et l'extravagance macabre des Addams. Cependant, ils réservent quelques surprises décoiffantes même si l'on devine quelque peu l'évolution qui les attend.


  En ce qui concerne les chansons et musiques, elle sont sympathiques et entrainantes même si elles ne m'ont pas durablement marqué - d'autant qu'elles étaient enregistrées et non jouées en live, ce qui est bien dommage. En fait, ce qui m'a le plus enthousiasmé dans ce spectacle, c'est son humour, son formidable comique de situation et du détournement : les discours incompréhensibles de Lurch que j'évoquais plus haut, Grand-Mère Addams qui chante du Maître Gims en promenant son caddie, ou encore les nombreux quiproquos dignes d'une pièce de vaudeville! Certaines répliques, également, sont des plus savoureuses : Morticia et Gomez se disputant à propos de Grand-Mère ("Depuis que ta mère s'est installée chez nous..." "Ta mère? mais attends, je croyais que c'était la tienne?" "Ne change pas de sujet, s'il te plait" " Non mais vraiment chérie, il faut qu'on en parle!") et qui renvoie à sa filiation changeante au fil des publications originales, ou encore Gomez s'extasiant "Mais chérie, tu as des jambes?!" lorsque Morticia se présente en jupe de tango fendue au lieu son habituelle et iconique robe fourreau. 


  La mise en scène est également servie par un décor très impressionnant, avec le manoir entier des Addams qui évolue sur scène, puis pivote pour s'ouvrir et dévoiler l'intérieur de son aile gauche ou droite, à la façon d'une maison de poupée géante. Les décors et accessoires sont en effet l'autre point fort du spectacle, du gigantesque fauteuil en rotin de Morticia à la chaise de torture de Gomez, en passant par les trappes par lesquelles apparait La Chose (renvoyant aux astuces délicieusement désuètes qu'utilisait par exemple la série télévisée des années 60).

En bref : Un spectacle musical absolument hilarant qui séduit par son humour vaudevillesque et son respect de l'univers de Chas Addams. Une mise en scène enthousiasmante et des comédiens convainquants, un musical comique qui plaira beaucoup aux amoureux de La famille Addams!


Le Rocky Horror Picture Show, projection interactive au Studio Galande



The Rocky Horror Picture Show,

Un film de Jim Sharman en projection interactive au Studio Galande par la troupe des Deadly Stings.



Avec : Tim Curry, Susan Sharandon, Barry Bostwick, Richard O'Brien, Patricia Quinn...

  Une nuit d'orage, la voiture de Janet et Brad, un couple coincé qui vient de se fiancer, tombe en panne. Obligés de se réfugier dans un mystérieux château, ils vont faire la rencontre de ses occupants pour le moins bizarres, qui se livrent à de bien étranges expériences.

  Bide absolu lors de sa sortie, cette comédie musicale Rock’n roll, sortie en 1975, a été sauvé par ses fans qui revenaient chaque semaine déguisés. Le plus culte des films cultes, le Rocky Horror Picture Show est projeté partout dans le monde et les séances prennent la forme de vraie messe où le spectacle se passe autant à l’écran que dans la salle Les séances du Rocky Horror Picture Show ne sont pas des séances comme les autres. Vous pourrez non seulement chanter, mais vous pourrez aussi jeter de l’eau et du riz (pendant les mariages et l’orage) et faire la danse traditionnelle du Rocky Horror Picture Show: le Time Warp. Mais ce n’est pas tout, chacune des séances sera animée par une troupe de bénévoles qui rejouera, devant vos yeux, le film dans la salle et sera prête à tout pour vous faire passer une séance de ciné que vous n’êtes pas près d’oublier.

***

« As-tu entendu parler du Rocky Horror Picture Show ? » me demande l'amie parisienne chez qui je passe le weekend, et avec qui nous discutions alors de pop culture horrifique.
-Oui, je connais, de nom seulement. Je sais que c'est une sorte de film d'horreur parodique des années 70 mais rien de plus, pourquoi ?
-Il est sur ma liste de films à voir, ajoute-t-elle, et un ami m'a dit que si je devais le visionner, il fallait absolument que je le fasse au Studio Galande : un cinéma parisien où le film est projeté depuis plus de 30 ans sans interruption, avec une animation faite par une troupe de comédiens.

   Après tout, pourquoi ? En pleine période d'Halloween, ce serait de circonstance... Nous nous renseignons sur internet en attendant la dernière amie qui composera la trio infernal de ce weekend parisien, admettant très vite que nous ne tenterions pas l'expérience en solo. Pourquoi « expérience » ? Pourquoi pas en solo? Le site officiel duStudio Galande promet un ciné spectacle tonitruant, pendant lequel il est autorisé de jeter du riz pendant les scènes de mariage, de l'eau pendant les scènes d'orage, et des toasts (!) pendant la scène du repas. Hum. Si les toasts sont beurrés, ce sera une autre paire de manche...

   Nous sommes vite rejoints pas Ficelle/Pouchky, à qui nous présentons l'éventuel programme du soir : « Cela te dit de passer une soirée pendant laquelle on va se prendre du riz, de l'eau, et des toasts en pleine figure ? »
-Vous connaissez un restaurant où l'on sert si mal ? Interroge-t-elle avec son flegme habituel.
A peine lui précise-t-on qu'il s'agit d'un film que, forte de ses connaissances en culture pop, elle s'exclame : « Aaaah, mais c'est le Rocky horror !».

...

Le programme de la soirée était donc décidé.

(Note : la suite de cet article pourrait heurter la sensibilité des plus jeunes... haha...). Poursuivez la lecture à vos risques et périls.

lundi 13 novembre 2017

The Rules of Magic - Alice Hoffman

Simon & Schuster, 2017.

  Pour la famille Owens, l'amour est une malédiction depuis 1620, lorsque Maria Owens fut accusée de sorcellerie pour avoir aimé le mauvais homme.
  Plusieurs centaines d'années plus tard, dans un New York à la veille du grand tournant des sixties, Susanna Owens sait que ses trois enfants sont dangereusement uniques. Franny la difficile, avec sa peau blanche comme le lait et sa chevelure écarlate comme le sang. La douce et belle Jet, qui peut lire dans les pensées. Le charismatique Vincent, qui a commencé à chercher les problème depuis le jour où il a su marcher.
  Aussi Susanna a-t-elle créé des règles pour ses enfants : ne pas marcher sous la pleine lune, pas de chat, pas de bougies, et aucun livre évoquant la magie. Et le plus important : ne jamais ô grand jamais tomber amoureux. Mais il ne faut pas longtemps aux derniers nés des Owens pour mettre au grand jour quelques vieux secrets de famille et s'interroger sur ce qu'ils sont en réalité. Bientôt, chacun d'eux aura à faire un dangereux voyage tandis qu'ils essayeront d'échapper à la malédiction familiale et briseront une à une toutes les règles de la magie.

Le préquel tant attendu des Ensorceleuses.

***

"Pourquoi rien ne reste-t-il jamais secret? Les gens essaient de se protéger du passé, mais cela ne fonctionne jamais."

   On avait commencé à en parler depuis quelques temps sur la page facebook du blog : Alice Hoffman, l'une des auteures les plus prolifiques de l'Amérique contemporaine, avait annoncé, après plus de vingt ans d'attente, un nouveau roman se situant dans l'univers de son best-seller Les ensorceleuses (Practical Magic). Les lecteurs réclamaient une suite, Alice Hoffman, toujours là où on ne l'attend pas, leur offre un préquel. Et pas n'importe lequel : dans The Rules of Magic, c'est l'histoire des deux charismatiques tantes qu'elle nous raconte, ces deux vieilles filles extravagantes et mystérieuses qu'on avait adorées dans le premier roman et que le film avait rendues encore un peu plus sympathiques.

Les tantes Owens dans le film Les ensorceleuses.

  New York, à l'aube des années 60 : Susanna Owens a fui l'héritage mystique des femmes nées de la lignée de Maria Owens, en son temps accusée de sorcellerie. Pour protéger ses enfants des aspects les plus horribles de ce legs bien spécial, elle interdit tout ce qui pourrait de près ou de loin inviter la magie dans leur vie et les rappeler à leur vraie nature. Mais la magie est là et leurs dons, prêts à éclore. Si Frances 'Franny', l'aînée, se pense trop cartésienne pour accorder du crédit aux rumeurs familiale, sa cadette la romantique Bridget 'Jet' ne se prononce pas totalement, tandis que le plus jeune, Vincent, lui, a déjà commencé à flirter avec la part d'ombre des Owens en se plongeant des journées entières dans des ouvrages occultes. Très vite, les trois adolescents sont rattrapés par la coutume familiales : à ses dix-sept ans, Franny est invitée comme chaque jeune Owens à passer l'été auprès de la matriarche de la famille, leur tante Isabelle qui vit dans le fin fond du Massachusetts. Tous les trois quittent donc leur maison près de Central Park pour découvrir le berceau familial : l'antique maison des Owens de Magnolia Street. Les adolescents découvriront un lieu où la superstition est reine, un univers où le beurre fond comme par magie lorsque l'on tombe amoureux, un monde où l'on vient toquer à votre porte pour monnayer un charme amoureux. Surtout, ils apprendront à s'ouvrir à leur véritable nature et faire le choix de l'accepter ou de la refouler... pour le meilleur ou pour le pire.

"Rappelez à vos clients de faire attention aux vœux qu'ils feront, disait Isabelle. Ce qui est donné ne pourra être repris. Ce qui sera engendré aura sa vie propre."


"Franny avait décidé que la magie n'était pas très éloignée de la science. Toutes les deux cherchaient l'explication où il n'y en avait pas, la lumière dans les ténèbres, les réponses aux questions trop complexes pour les simples mortels."

  Si le choix d'un préquel est aujourd'hui - dans l'industrie de l'édition ou du cinéma - souvent un coup de marketing prometteur, Alice Hoffman ne cède jamais aux sirènes de la facilité - ce qu'elle ne pouvait de toute façon pas se permettre si elle tenait à égaler Les ensorceleuses. Applaudissons-la, elle a fait dix fois mieux : son travail d'écriture approche le tour de force littéraire. En effet, Alice Hoffman rend un hommage très touchant à son plus grand succès, marquant la filiation entre les deux de clins d’œil et d'échos autant dans la construction du récit (les titres des différentes parties qui rythment The rules of Magic renvoient instantanément à ceux des chapitres qui structuraient Les ensorceleuses) que dans les citations et grandes idées du récit (les notions de mal et de remède, à l'amour notamment, reviennent comme des leitmotiv très pertinents) mais va aussi beaucoup plus loin. Elle ne se contente pas d'expédier à la va-vite une histoire qu'elle situerait vaguement avant Practical Magic mais nous sert une intrigue qui a son existence, son intérêt propre. Elle mêle fiction et Histoire en situant cet antépisode dans le contexte socialement et culturellement mouvementé des sixties : dès lors, révolutions sexuelles, féministes, et libertaires deviennent la toile de fond du parcours mouvementé de ce trio qui appréhende les talents extraordinaires que leur sang a transmis. Une mise en abyme réussie et furieusement évocatrice.

 Le New York des années 60 : Manhattan et Central Park...

"Le destin est ce qu'on fait de lui (...). Tu peux en tirer le meilleur ou le laisser prendre le meilleur de toi."

  On notera cependant que l'ombre du fantastique est un tantinet plus présente dans ce préquel. En effet, dans Les ensorceleuses, les mots "malédiction" et "sorcière" n'étaient jamais énoncés et se laissaient seulement deviner. Ici, Alice Hoffman les cite plusieurs fois, nous plongeant dans une atmosphère qui évoque davantage le film des Ensorceleuses plutôt que son propre roman. Pour autant, elle continue de se situer dans la mouvance du Magic Realism, dont elle reste l'une des grandes représentantes : en cultivant l'art de capturer l'instant de sa plume minutieuse et de s'attacher à des éléments très concrets qu'elle sublime d'une écriture très poétique, la magie si bien nommée reste une suggestion. Les personnages, par ailleurs, sont particulièrement bien dessinés et donnent véritablement corps à l'histoire : on s'identifie totalement à ces âmes perdues ou éperdues, qui tentent de se construire au-delà ou peut-être grâce aux obstacles et questions identitaires qui se dressent sur leur chemin.

La maison familiale des Owens.

"Pour tout ce que vous pourrez soigner, il existera toujours une centaine de remèdes. Pour ce qui est définitivement incurable, même les mots n'y feront rien."

  La sincérité et la profonde humanité qui se dégagent de ces protagonistes amènent à éprouver à leur égard une véritable empathie, comme peu d'auteurs savent en susciter. Cela permet de se laisser porter sur près de 400 pages de cette fresque familiale passionnée où la métaphore est reine. Car au fil des bouleversements et des coups du sort que rencontrent les Owens, Alice Hoffman parle finalement d'éléments qui résonneront en chacun de nous : le deuil, la différence, l'acceptation de soi, l'amour (sans jamais tomber dans l'écueil de la niaiserie) et, surtout, aborde la grande question du déterminisme : sommes nous prédestinés à une fin déjà écrite ou pouvons nous prendre les rênes de notre destin?


"Il y avait des choses qu'elles auraient besoin d'apprendre. Ne pas boire de lait après la foudre car il aura certainement tourné. Toujours laisser des graines pour les oiseaux aux premières neiges. Laver ses cheveux avec du romarin. Boire du thé à la lavande quand on ne peut pas dormir. Et savoir que le seul remède à l'amour est d'aimer encore plus."

En bref : Avec The Rules of Magic, Alice Hoffman signe un préquel des Ensorceleuses qui surpasse de loin l'original, racontant une histoire qui affirme sa propre originalité sans oublier sa filiation. Retraçant la vie des Tantes Owens dans une Amérique secouée de nombreux bouleversements socio-historiques, l'auteure tisse une métaphore qui force l'admiration sur l'affirmation de sa propre différence et la volonté de s'affranchir de tout déterminisme. Et lorsqu'en fin de lecture, The Rules of Magic se clôt là où commençait les Ensorceleuses , on réalise qu'Alice Hoffman a bouclé la boucle de façon magistrale. Un vrai coup de cœur.


dimanche 12 novembre 2017

Gourmandise littéraire : Pancakes Saguaro et sirop de nigelle pour un petit-déjeuner chez les Owens.


  Vous commencez certainement à le savoir : chez les Owens du roman Les ensorceleuses d'Alice Hoffman, la nourriture est quelque chose de sacré. Sally, l'ainée des sœurs, tente en grandissant de s'écarter de son héritage magique en s'éloignant de tout ce qui touche de près ou de loin à leur enfance et ce que leur ont transmis leurs tantes un peu sorcières. Cela concerne autant la magie que les habitudes alimentaires : Adieux les tartes à la guimauve et les gâteaux au chocolat à n'importe quelle heure de jour ou de la nuit ; aujourd'hui mère de deux filles qu'elle éloigne le plus possible de la malédiction des Owens, Sally cuisine des plats toujours très sains et ( même trop) équilibrés, au grand désespoir de ses enfants. Aussi, lorsque Kylie, sa cadette, demande des pancakes pour son anniversaire, Sally les prépare nécessairement à la façon healthy.


  Mais c'est sans compter le grain de sel de Gillian, la sœur exubérante de Sally. La piquante sorcière compte bien profiter de ce petit-déjeuner pour éloigner l'inspecteur Gary Hallet, qui s'est justement invité à la maison pour "cuisiner" nos deux héroïnes quant à la disparition douteuse de Jimmy, ex-ami de Gilly (en vérité six pieds sous terre grâce à leurs bons soins). Pour cela, rien de mieux que de mettre le nez dans le vieux grimoire des tantes : une recette de conjuration toute spéciale à servir à une personne indésirable pour la bannir devrait faire l'affaire. Gillian s'empresse de concocter la mixture, un sirop à base de Nigelle de Damas qui devrait envoyer au loin (sinon ad patres) le bel inspecteur.


"En l'honneur de l'anniversaire de Kylie, Sally avait préparé des Pancakes, du jus d'oranges pressées, et une salade de fruits saupoudrée de noix de coco."

Les ensorceleuses (Practical Magic), Alice Hoffman, éditions Flammarion, 1996.

  Les pancakes, de l'anglais pan (poêle) et cake (gâteau) sont l'équivalent américain des nos célèbres crêpes, à ceci près que leur diamètre est, comme nous le savons tous même dans l'hexagone, plus petit et leur épaisseur, plus dense. L'origine est cependant européenne puisque c'était au départ une recette importée par les Allemands migrants aux Etats-Unis entre le XVIIIème et le XIXème siècle. Il existe évidemment plusieurs recettes de pancakes : bien qu'on y retrouve peu ou prou les mêmes ingrédients mais dans des proportions qui peuvent diverger, on trouve aussi des variantes aromatisées ou réinterprétées par la cuisine macrobiotique actuelle à l'image de cette recette à base de flocons d'avoine, dont elle est inspirée. Par ailleurs, si Sally a l'habitude de les préparer ronds comme le veut la tradition américaine, l'inspecteur Gary Hallet, qui s'introduit dans sa cuisine, se permet quelques fantaisies en faisant sauter en l'air quelques pancakes Saguaro, à la forme de cactus!


  Si l'on sert habituellement les pancakes américains avec du sirop d'érable, il n'est pas impossible de préparer votre propre sirop, au parfum de votre choix, à la façon de Gillian Owens. Le grimoire des tantes indique un sirop à base de graines bénies, soit l'autre nom de la Nigelle. Mais attention, il en existe deux sortes : la Nigelle de Damas, qu'elle utilise en guise de substitut, et sa cousine la Nigelle aussi appelée Cumin noir ou... graines bénies. Or, en utilisant la Nigelle de Damas, Gillian risque fort bien d'envoyer ad patres l'inspecteur Hallet, puisque les graines sont connues comme particulièrement toxiques. A l'inverses, les graines bénies, ou cumin noir, possèdent de nombreuses vertus curatives (quant à leur capacité à éloigner par magie un visiteur indésirable, ma foi, nous n'en savons rien...). Cette plante est en effet utilisée depuis des millénaires dans différentes civilisations pour son pouvoir anti-viral et ses capacités à renforcer les défenses immunitaires. Par ailleurs, la recette de sirop que nous vous proposons ci-dessous est à la base celle très ancienne du sirop médicinal, que l'on faisait chez soi bien avant de le trouver commercialisé en pharmacie! Aussi, dans le cas où vous n'auriez plus de pancakes pour le finir, une cuillère à soupe matin et soir vous garantira la santé à l'approche de l'hiver...



Les Pancakes Saguaro (ou non) aux flocons d'avoine:


Ingrédients (une quinzaine de pancakes):

-30 cl de lait végétal,
-2 oeufs,
-230 g de farine,
-90 g de flocons d'avoine,
-1 sachet de sucre vanillé,
-3 c-à-s d'huile neutre,
-1 c-à-s de sirop d'érable,
-2 c-à-c de levure chimique,
-1/2 c-à-c de sel.

A vos chaudrons!

-Verser les flocons d'avoine dans une casserole avec deux fois leur volume d'eau, porter à ébullition puis laisser cuire 10 minutes à feu doux. Retirer et laisser tiédir.
-Dans un récipient, mélanger la farine avec la levure, le sucre vanillé et le sel.
-Dans un autre récipient, mélanger les œufs battus avec le lait, le sirop d'érable, l'huile, et les flocons tièdes.
-Mélanger les deux préparations.
-Chauffer une poêle graissée puis verser une louche de pâte par pancake pour une forme traditionnelle, ou dessiner une forme de cactus en versant délicatement par cuillerée. Retourner quand de petites bulles apparaissent sur le dessus.
-Procéder ainsi jusqu'à épuisement de la pâte en graissant à nouveau la poêle de temps à autre.


Le sirop de Nigelle de Gillian :


Ingrédients:

-Une cuillère à soupe bombée de graines de Nigelle (Cumin noir),
-35 cl d'eau,
-300g de sucre blanc.

A vos chaudrons!


-A l'aide d'un mortier et d'un pilon, broyer grossièrement les graines de cumin noir.
-Les verser dans une casserole remplie de 35 cl d'eau, faire chauffer à feu moyen à couvert.
-Retirer du feu lorsque le mélange frémit puis laisser encore infuser pendant 3 à 4 minutes.
-Filtrer le liquide à travers une étamine pour isoler les graines et les résidus les plus fins de l'infusion.
-Remettre l'infusion dans la casserole et y ajouter le sucre. Mettre à chauffer en remuant de temps en temps jusqu'à ce que le mélange épaississe et adopte une consistance sirupeuse.
-Une fois terminé, verser le sirop dans un récipient hermétique pour le conserver à température ambiante.


  A déguster pour un breakfast ensorcelant avec les dames Owens...


***