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vendredi 20 mai 2016

L'amour caché de Charlotte Brontë - Jolien Janzing

De Meester, De Arbeiderspers, 2013 - Editions de l'Archipel (trad. de D.Momont), 2016.

  En 1842, Charlotte et Emily Brontë quittent leur Yorkshire natal pour parfaire leur français à Bruxelles. D’un naturel enjoué et curieux, Charlotte rêve de conquérir sa liberté. Sur place, elle et sa sœur font connaissance de Claire Heger, la directrice du pensionnat qui les héberge, et de Constantin, son époux, qui y enseigne le français. Charlotte voit en cet homme le symbole de l'intelligence et de la virilité. Ce maître, qui joue de son pouvoir sur ses jeunes élèves, devient vite l'objet de ses fantasmes, tant intellectuels, physiques que sentimentaux.
  Le retour en Angleterre est rude, d’autant qu’avant son départ Constantin lui a avoué qu’il partageait ses sentiments. Charlotte n’aura dès lors qu’une idée : fuir et retourner à Bruxelles pour vivre sa passion, quitte à s’y consumer…
  
  Une histoire d’amour, teintée de scandale, qui inspirera à Charlotte Brontë son chef-d’œuvre Jane Eyre - Mr Rochester devenant le double romanesque de Constantin Heger. 

***

"Une aube aussi désagréable qu'une gorgée de thé froid prit le pas sur la nuit".

  L'exceptionnel destin des sœurs Brontë résonne encore à travers les siècles. De Jane Eyre aux Hauts de Hurlevent, leur bibliographie mêlant romance, récit d'apprentissage, et gothique, continue de fasciner le lectorat et les cinéastes d'aujourd'hui. Si j'ai déjà eu l'occasion d'exprimer mon adoration pour Jane Eyre, j'avoue connaître assez peu la vie de son auteure, Charlotte, l'aînée du trio dont on fête cette année le bicentenaire de la naissance. La curiosité l'emportait donc lorsque ce roman me fut proposer en découverte par les éditions de l'Archipel.

 Couvertures de l'édition originale flamande et de l'édition anglaise.

  Dans ce récit historique très documenté, Jolien Janzing, auteure flamande spécialiste de la littérature anglaise, choisit de s'attarder plus particulièrement sur le séjour que Charlotte Brontë et sa cadette Emily passèrent en pensionnat à Bruxelles pour perfectionner leur Français. Un passage connu de leur histoire, si ce n'est que les biographies officielles quelque peu datées ne mentionnent pas la brève mais intense passion que Charlotte ressentit pour Constentin Heger, son professeur, et accessoirement époux de la directrice de l'établissement. Et pour cause, leur correspondance, longtemps restée secrète, ne fut révélée au grand public qu'en 1913 avec le retentissement qu'on imagien. Alors âgée de 25 ans, Charlotte n'a pas encore rencontré le succès littéraire mais est déjà la jeune femme romanesque qui écrira Jane Eyre : elle se décrira elle-même victime de cet amour démesuré qui la consume d'autant plus qu'il ne trouve aucun écho chez le professeur belge, lui qui utilisera les missives en question comme feuilles de brouillon avant qu'elles ne soient récupérées et conservées in extremis par sa famille.

" L'humain est un être fragile et sans défense, pareil à une souris dans une cuisine, qu'un violent coup de balais menace de broyer à tout instant."

 Bruxelles au XIXème siècle.

  De cet événement qui provoqua chez Charlotte une grave dépression, Jolien Janzing est persuadée que la future auteure en a tiré l'inspiration pour son grand chef-d'oeuvre Jane Eyre (1847, soit juste après l'interruption de leur correspondance). Si cette théorie, indiquée dès la quatrième de couverture, attire nécessairement l'intérêt du lecteur potentiel, elle peut aussi paraître quelque peu capillotractée. En effet, rien dans les événement vécus par Charlotte à Bruxelles n'évoque le synopsis de Jane Eyre. Le postulat revendiqué par Jolien Janzing a donc de quoi laisser perplexe, surtout lorsqu'on sait les romans Le professeur (1857) et Villette (1853) déjà officiellement inspirés de cette expérience scolaire en Belgique. Coup de publicité à l'occasion du bicentenaire? J'avoue, l'idée m'a traversé l'esprit, mais Jolien Janzing n'a pas le profil de la scribouillarde facile qui monte en tête d'épingle la première hypothèse susceptible de faire du bruit. Spécialiste en Lettres anglaises de l'époque victorienne, elle a été la première auteure non-britannique à être reconnue et conviée par la Brontë Society à leur congrès annuel pour la qualité de son travail, ce qui incite à réfléchir plus avant quant à la véracité de sa thèse.

"Son sourire s'est mué en sucre, en caramel au beurre, mais son œil demeure glacial..."

Photographie du Pensionnat Heger vers 1850.

  Car après tout, comme toute conjecture ou parti-pris concernant la paternité des œuvres de Shakespeare ou les grands mystères de l'Histoire, la théorie de Jolien Janzing aura ses adeptes et ses détracteurs, mais mérite qu'on s'y attarde face au travail de recherche poussé et à la qualité de la rédaction. Même si j'émets personnellement encore certaines réserves, je veux bien admettre que le charisme de Constentin Heger et la personnalité de Charlotte Brontë elle-même ne sont pas sans rappeler respectueusement les profils de Mr Rochester et Jane Eyre. Si la comparaison s'arrête là, on peut accorder davantage de crédit à J.Janzing en imaginant effectivement qu'à travers son roman, Charlotte aura tenter d'accomplir voire de sublimer via ses personnages un amour tué dans l’œuf dans le monde réel.

" Longtemps j'ai aimé à gésir
Dessus la lande ensauvagée
Et entendu le vent piquer
Sans jamais cesser de rugir."

 Charlotte Brontë (à gauche) et Constantin Heger (à droite).

  Fort est de constater qu'une telle démarche correspond tout à fait à Charlotte Brontë, rêveuse à l'esprit romanesque mais éternellement corsetée dans le carcan de la bienséance et la docilité de son rôle d'aînée. Pour assurer ce statut, elle s'impose un étrange stoïcisme que restitue fort bien Jolien Janzing, et qui rappelle nécessairement la simple et très discrète Jane Eyre. Néanmoins, à ne vivre ses passions inavouée et refoulées que dans son imagination, Charlotte en deviendrait presque fade, et plus encore en comparaison de sa jeune sœur Emily, que j'ai trouvé mille fois plus fascinante. Emily, que l'auteure parvient ici à restituer dans toute son étrangeté : créature sauvage et torturée, presque misanthrope, qui arpente la lande humide pour crier ses vers et sa prose à la bruyère. Parce qu'elle a grandi avec les nombreux décès survenus dans la famille, l'auteure des Hauts de Hurlevent nous est présentée comme à la frontière de deux mondes, glissant sur le fil du rasoir entre les vivants et les fantômes, l'ombre d'une mort imminente planant toujours au-dessus d'elle.

"Emily a fini par souffler la chandelle. Elle ne tardera pas à plonger dans un profond sommeil. Il lui arrive d'avoir des rêves sombres, dans lesquels ses sœurs défuntes s'extirpent de leurs tombeaux pour s'en venir cogner à sa fenêtre. Elles arborent des chevelures souillées de boue, des visages d'une pâleur lunaire et dénués de traits comme le seraient certains médaillons qu'on aurait pas encore gravés".

Lettre originale de Charlotte à Constantin Heger.

  La façon très littéraire de redonner vie à ces figure historiques tout en s'imposant une rigueur biographique m'amène à évoquer le style de Jolien Janzing. Car il mérite qu'on s'y attarde : il faut lui reconnaître une plume d'une élégance indéniable et une narration tout ce qu'il y a de plus captivante, imagée et presque "cinématographique". Chaque scène est tout d'abord décrite comme un tableau inanimé sur lequel l'auteure nous invite à nous pencher plus avant, sur quoi elle nous saisit alors par la main et nous entraîne au cœur même de l'action : l'image jusqu'ici mise en pause, soumise à notre regard d'observateur extérieur, prend soudain vie. Nous voilà alors dans le tumulte industriel de la Belgique du XIXème siècle, une Bruxelles de métal et de pierres plus vraie que nature dont la restitution apporte beaucoup de qualité au roman. Il n'est donc pas étonnant que les droits aient déjà été achetés pour le cinéma et qu'un film soit en préparation...
 

En bref : Un roman biographique proposant un nouvel éclairage sur les événements les moins connus de la jeunesse de Charlotte Brontë. Que l'on adhère totalement ou pas à la théorie de l'auteure, on ne peut que reconnaître un style indéniable et une grande méticulosité dans la restitution d'une époque et, surtout, du tempérament des sœurs Brontë. A découvrir!


Avec tous mes remerciement à l'Archipel et L&Pconseils.



2016 : bicentenaire de Charlotte Brontë.

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