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jeudi 3 août 2017

Premier amour, un conte gothique - Joyce Carol Oates

First love : a gothic tale, Ecco, 1996 - Editions Acte Sud (trad. de S.Porte), 2006 - Editions Philippe Rey, 2015.

  Elle a onze ans et se retrouve par un été humide et chaud dans l’immense maison de sa grand-tante Ester, « la maison du Révérend » à Ransomville, un bourg de campagne « où tout le monde va à l’église mais où personne ne croit en Dieu ». Négligée par sa mère qui s’est séparée de son mari pour des raisons non avouées, la petite fille, isolée et sevrée d’affection, est fascinée par son cousin Jared, 25 ans, étudiant en théologie, un être mystérieux et d’une cruauté raffinée.
  Dans ce désert des âmes et des sentiments, que hantent un grand serpent noir, un vautour prédateur et des portraits de Jésus, Josie se laisse emmener par le diabolique Jared au bord du crime et d’une sordide histoire d’amour – dont seule une Joyce Carol Oates, au plus efficace de ses talents de magicienne, pouvait la sauver.

***

  Après Sexy, j'avais hâte de découvrir un autre récit de la talentueuse Joyce Carol Oates. De toute sa bibliographie, j'ai une fois de plus choisi un de ces titres les plus dérangeants...



  Pour des raisons qui lui sont inconnues, Josie, âgée d'une dizaine d'années, suit sa mère qui abandonne le domicile conjugal. Sans ressource, la femme fraichement divorcée entraine avec elle sa fille dans la maison de sa tante Esther, matriarche par excellence qui habite dans la demeure de son défunt mari, la "maison du révérend". Car telle est la vocation des hommes de chaque génération. Jared, 25 ans, fils d'Esther et cousin éloigné de Josie, n'échappe pas à la règle : récemment entré au séminaire, ce jeune garçon impassible aux chemises impeccables fait la fierté de la famille et de toute la petite bourgade. Josie, elle, se sent attirée tel un papillon vers la lumière par son mystérieux cousin, qui exerce sur elle une dangereuse fascination. Un jour qu'elle se retrouve en tête à tête avec lui au bord de la rivière, il l'initie dans le plus grand secret à des jeux et des mœurs d'un genre particulier... 
  Très vite, partagée entre désirs et craintes, Josie sombre dans une spirale infernale qui l'invite à répéter elle-même les actes dont elle s'est fait la victime consentante... Y trouvera-t-elle une issue?

  De nouveau un titre trompeur, à moins qu'il ne recèle une énigme. En fait d'amour, il y a cette fascination quasi morbide que Josie, presque adolescente encore pétrie des pensées magiques de l'enfance, aime à confondre avec un sentiment plus fort. "Conte gothique", le sous-titre oublié sur la couverture, en dit plus sur l'esprit de ce récit entre roman et nouvelle : le style, onirique et entêtant, laisse s'insinuer lentement une tension, une angoisse qui va croissante.

  Et c'est tout le talent de cette plume propre à Joyce Carol Oates qui rend le récit entendable: elle aborde une fois encore une réalité que la Belle Amérique puritaine se refuse à voir et que le lecteur bien pensant ne peut même pas imaginer. Aussi fallait-il tout son talent de conteuse pour nous aider à regarder en face ces schémas humains et leurs monstruosités ordinaires, qu'elle évoque ici dans l'écrin d'une nature sauvage omniprésente et symbolique.

 "Si tu pénétrais dans le marais, tu livrais ton corps. Tu n'étais plus toi-même, tu avais pour nom toi, elle, petite. Tu étais entourée d'imperceptibles bruits de succion. De grognements de crapauds. Pareils à des grognements d'homme - tu avais entendu des hommes grogner et ahaner, ahaner et grogner, il y a longtemps de cela, alors que tu n'étais pas censée écouter. Tu savais ce que c'était, déjà en ce temps-là : la pulpe animale cherchant à s'extraire de force de son carcan. Suintant, bouillonnant, jaillissant enfin."

  Car dans l'atmosphère faussement dévote d'une petite ville américaine moite et ennuyeuse, c'est la figure du Sauveur en chemise amidonnée qui dissimule le vrai visage de grand méchant loup. Mais Oates va encore plus loin en plaçant face au Monstre une martyre volontaire d'une dizaine d'années et en évoquant l'impensable : son éducation au sadisme. Josie, enfant solitaire qui cherche un sens à sa vie, a malheureusement trouvé Jared. Mais comme souvent chez Joyce Carol Oates, on s'approche avec ses personnages au bord du gouffre, on joue très dangereusement avec l'équilibre, puis on se rappelle notre libre-arbitre. Et c'est d'ailleurs une fois encore le salut qu'elle offre à son héroïne.



En Bref : Puritanisme, vanité, et faux-semblants se confrontent avec brutalité à la fin de l'enfance dans ce récit d'apprentissage violent et capiteux. Un conte poétique et immoral à la fois qui ne peut laisser le lecteur indifférent.

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