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samedi 31 octobre 2020

Once upon a Halloween...

 
"Les Fées commencèrent à faire leurs dons à la Princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle personne du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un Ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un Rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments dans la dernière perfection. Le rang de la vieille Fée étant venu, elle dit, en branlant la tête encore plus de dépit que de vieillesse, que la Princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait."
 
La Belle au Bois Dormant, C.Perrault.
 
     On vous avait annoncé, dès notre article d'introduction, un Halloween 2020 baignant dans l'univers des contes de fée. Chose promise, chose due : après plusieurs publications et chroniques directement liées à notre thématique annuelle, voici qu'est arrivé le 31 octobre. Or, chaque année à cette date, nous ouvrons les portes du Terrier pour partager avec vous notre décoration. Le cru 2020 baignant dans une atmosphère morose de confinement (bis repetita), de tous les contes que nous pouvions utiliser pour illustrer notre Halloween, nous avons choisi celui qui évoque un long et profond sommeil : La Belle au Bois Dormant...

    Car, comme sous l'emprise d'un sort, nous voilà de nouveau entre parenthèses. Nous ignorons quelle sorcière ou enchanteresse nous avons bien pu vexer pour mériter telle malédiction, mais nous sommes en tout cas de nouveau contraints à l'enfermement, et ce même si nous ne sommes pas retenus prisonniers par une forêt d'épines...
 

 
 "Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie."

La Belle au Bois Dormant, C. Perrault.
 
 
     Point de quenouille non plus dans notre cas. Dans le conte, en revanche, l'objet du délit pourtant détruit de par le monde sur ordre du Roi réapparait (comme par enchantement?) afin que le destin s'accomplisse. Peu importe la version qu'on lit ou l'adaptation qu'on regarde, c'est l'élément commun à toute et qui reste inchangé, on ne peut plus symbolique.
 
 

 "Touche le fuseau! Touche-le, te dis-je!"
 
Maléfique dans La Belle au Bois Dormant, adaptation par Disney.
 
 
     De toutes les adaptations, en revanche, la "méchante" personnifiée par Disney sous les traits de Maléfique reste la plus iconique de toutes les interprétations : de la fée Carabosse du conte de Perrault à cette créature reptilienne, machiavélique et élégante en diable, inutile de dire qu'un vrai travail de réflexion a été fait. Maleficent n'est plus une mauvaise fée lambda, elle EST l'incarnation du mal. Impossible de songer à elle et à la scène du fuseau sans avoir en tête la mélodie ensorcelante et étrange du dessin-animé lorsque, hypnotisée, la princesse Aurore déambule dans les couloirs du château vers son funeste destin. Si la "Maîtresse de tous les maux" n'apparait pas dans notre petite composition, son aura est on ne peut plus présente, sachez-le...
 
 
Esthétique et effrayante à la fois, cette scène a évidemment marqué plus d'un enfant...


    Aussi, l'atmosphère très médiévale du long-métrage animé ainsi que le remake live-action raconté du point de vue de la sorcière elle-même ont énormément inspiré notre humble mise en scène : boiseries, coffre ancien, velours et tissus, robe médiévale, tapisserie... On imagine à chaque instant une fée-marraine toute en rondeurs apparaître dans ce décor. Ou une grande silhouette cornue, peut-être?
 
 

"La jeune Fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles: "Rassurez-vous, Roi et Reine, votre fille n'en mourra pas; il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La Princesse se percera la main d'un fuseau; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un Roi viendra la réveiller."
 
La Belle au Bois Dormant, C. Perrault.


 
"Il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer: en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des Tours du Château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la Fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la Princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des Curieux."
 
La Belle au Bois Dormant, C. Perrault.

   
 
"Prends ton vol et va enquêter. Cherche une jeune fille d'environ seize ans, blonde comme le blé au soleil, aux lèvres comme un bouton de rose. Vole, et ne me déçois pas!"
 
Maléfique à Diablo dans La Belle au Bois Dormant, adapté par Disney.
 
 
    Lierre et plantes grimpantes ont donc envahi le château autour de la belle endormie, de ses amis, et probablement de quelque espion à bec et à plumes de la mauvaise fée, bien décidée à voir la jeune fille endormie pour l'éternité. Ainsi trouve-t-on, dissimilés entre les ronces, corbeaux, hiboux, lièvres et écureuils...
 
 

 
    On ne sait combien de temps durera le sortilège. Peu importe : pour l'heure, nous sommes le 31 octobre et minuit sonnera bientôt. Tandis que l'heure des sorcières approche, nous sommes prêts, l'espace de quelques instants encore, à laisser planer le suspense, l'incertitude (et peut-être même la frayeur) nous nouant les entrailles tandis qu'un ricanement sardonique résonne dans les corridors du château...
 
 

 Joyeux Halloween, dearies!

    Le temps de laisser les fantômes nous visiter et les sorcières s'envoler, et on se retrouve très vite pour jouer les prolongations du challenge : il nous reste encore pléthore de chroniques hantées et enchantées à partager avec vous!
 
 
 
 

jeudi 29 octobre 2020

Rebecca - Un film de Ben Wheatley d'après le roman de Daphné du Maurier.

Rebecca

 
Un film de Ben Wheatley d'après le roman de Daphné du Maurier

Avec : Lily James, Armie Hammer, Kristin Scott Thomas

Sortie mondiale : 21 octobre 2020 sur Netflix

    En Angleterre, une jeune mariée s'installe dans le domaine familial de son époux, où elle est poursuivie par l'ombre obsédante de la première femme défunte de son mari. 
 
***
 
    C'était probablement l'une des sorties que nous attendions le plus cette année : cette nouvelle adaptation de Rebecca, le grand classique de Daphné du Maurier, déjà magistralement porté à l'écran par Hitchcock (mais pas que : on oublie souvent que le producteur David O. Selznick y a largement mis sa patte, au plus grand désespoir du réalisateur) en 1940. Avec l'ombre du maître du suspense toujours aussi présente dans l'imaginaire collectif, c'est dire si cette nouvelle version était attendue au tournant ; fait est que les premières critiques n'ont pas été très enthousiastes, renvoyant sans cesse à la première adaptation cinématographique. Mais nous, qu'en avons-nous pensé?
 

    Petit retour en arrière : dès l'été et la diffusion de la bande-annonce officielle, le réalisateur Ben Wheatley exprimait clairement une volonté de retourner à une vision très gothique de ce grand classique. En effet, si l'on prête une aura gothique au film d'Hitchcock, c'est surtout du au genre du roman d'origine et au noir et blanc sublime du long-métrage ; en dehors de cela, le film de 1940 lorgne davantage du côté du thriller psychologique à suspense, domaine de prédilection du metteur en scène. Aussi, les commentaires presse et spectateurs qui reprochent au film le manque de suspense remarqué chez son aînée et l'infidélité à l’œuvre originale comparent donc essentiellement avec la première adaptation cinématographique plutôt qu'avec le livre.

 
    Trop romantique, cette version Netflix? Trop précieuse, trop classieuse? C'est ce qu'on lit également. Peut-être serait-il de bon ton de relire le roman de Daphné du Maurier et d'occulter toute interprétation hitchockienne pour analyser objectivement cette nouvelle version. Rappelons, tel qu'on l'a dit dans notre chronique du roman, que l'histoire de Daphné du Maurier est à la base profondément romantique, avec une héroïne d'une candeur qui pourrait presque paraître risible, voire ennuyeuse, si l'on ne devinait pas que l'auteure nous réservait quelques surprises. Le style, par ailleurs, d'une exquise préciosité, ne sert alors qu'à instaurer une atmosphère raffinée et faussement lisse qui n'en sera que plus trompeuse. A l'écran, les décors clinquants de la côte d'Azur et la profusion de luxe ne fonctionnent peut-être pas aussi bien que la plume de D. du Maurier, mais ils ont le mérite de poser un cadre furieusement en accord avec la personnalité de Mrs Van Hopper, qui tient la jeune héroïne sous sa coupe dans le premier tiers du film : démesurée, cossue, pompeuse. A se demander si tout n'est pas prévu pour nous mettre mal à l'aise, ce qui serait alors une réussite en soi : dans le livre, le "je" de la narratrice étant souvent incommodé face aux us et coutumes des classes supérieures, ce malaise venait à toucher jusqu'au lecteur.


    Le gothique du roman original, dans la lignée des œuvres des sœurs Brontë (notamment Jane Eyre, dont la paternité est évidente à plus d'un titre), est à l'évidence une volonté centrale du réalisateur : la lourdeur baroque et l'opulence sombre du manoir de Manderley le rappellent, de même que ces nuées d'oiseaux noirs autour du domaine lorsque la présence de Rebecca se fait ressentir, tels des bêtes de mauvais augure. L'intérieur du cabanon en bord de mer apporte également beaucoup à l'atmosphère recherchée : mobilier rococo aux couleurs criardes endormi sous une épaisse couche de poussière, tentures de velours élimées et vaisselle de porcelaine abandonnée. C'est donc principalement à travers les décors et quelques astuces de réalisation que le metteur en scène tente d'instaurer cette ambiance gothique si palpable dans le roman. A ce titre, la chambre de Rebecca est une belle réussite : plutôt que de tabler sur un intérieur obscure ou d'un rouge aussi charnel que sa défunte occupante comme dans certaines versions antérieures (notamment celle de 1997), la chef décoratrice imagine ici un fastueux boudoir gris perle aux allures de mausolée, peut-être encore plus brillamment malaisant que toute tentative trop recherchée de jouer la carte du sombre.
 

    Notons aussi le hall des miroirs, furieusement Art-Déco, qui donne accès à la chambre de Rebecca. Il est le théâtre du dialogue particulièrement pervers entre Mrs Danvers et la nouvelle Mrs de Winter : cette dernière est littéralement torturée par les propos de la gouvernante en pleine jubilation tandis que leur image se reflète à l'infini autour d'elles, dans une sorte de valse géométrique et hypnotique. Et puisqu'on parle de valse, autre moment résolument gothique du film : le bal, que le réalisateur réinterprète ici dans une version baroque et grandiloquente, étrange parade de monstres grotesques qui oppressent l'héroïne jusqu'à la limite de la folie. Ainsi, contrairement à ce qui est avancé par le plus grand nombre, il nous apparait en fait qu'il y a une véritable volonté d'honorer l'esprit du roman original. Une volonté peut-être même indiquée dès les crédits d'ouverture : la typographie du titre est exactement celle utilisée sur la couverture de la première édition originale ; un amusant clin d’œil.
 
Amusant clin d’œil : la typographie du titre de la première édition réapparait à l'occasion de ce nouveau film.

    Mais reconnaissons une chose : si la volonté est palpable, le potentiel qu'on discerne à l'écran reste par certains aspects inexploité, ou en tout cas inégalement abouti. On sent le désir d'interroger et de fasciner le spectateur, mais ce dernier ne frissonne pas totalement ; on reconnait le travail accompli et les idées par ailleurs très honorables, mais les émotions ne dépassent pas toujours l'écran. C'est là que les quelques ajouts du scénario – qui, sans pour autant trahir le film d'origine, cherchent à apporter quelque nouveauté – sonnent comme un peu trop factices ou inutiles. Le personnage inédit de Clarisse, la jeune femme de chambre, n'apporte rien et délaye même un peu la relation entre Mrs Danvers et la jeune épouse, nouvelle Mrs de Winter que le scénario essaye de transformer en héroïne sur la fin mais sans grande crédibilité. Enfin, si l'idée d'une ultime confrontation avec Mrs Danvers pouvait être séduisante sur le papier, le dernier dialogue avec la gouvernante laisse perplexe dans sa construction (mais pas forcément dans son contenu, on y reviendra plus tard).


    Mais (oui, encore un mais), ces choix de la réalisation ne suffisent pas à condamner la totalité du film, dont le casting est par exemple impeccable à tout point de vue. Habituée des rôles en costumes (Downton Abbey, Le cercle littéraire de Guernesey, Guerre et Paix), Lily James prête toute sa fraicheur et sa candeur naturelle au personnage de la jeune narratrice. Son interprétation, entre spontanéité et légère gaucherie, restitue à merveille le personnage de papier, jusque dans la recherche d'imitation des clientes huppées de l'hôtel (et qui évoque d'ailleurs un passage particulièrement marquant du livre où, s'imaginant être Rebecca, elle adopte l'espace de quelques secondes et sans l'avoir connue des mimiques qui glacent le sang de son nouvel époux – une scène qui aurait eu toute sa place dans cette version). Armie Hammer présente une allure qui colle tout à fait à l'époque, en plus d'offrir une interprétation de Maxim de Winter un peu plus sympathique que le personnage du livre, parfois imbuvable. Entre la chaleur de son attitude au début du film et la froideur de son jeu à Manderley, il parvient à déstabiliser assez pour interroger sans susciter l'antipathie.
 
 
    La palme revient bien évidemment à Kristin Scott Thomas, qui rêvait d'interpréter le rôle de Mrs Danvers depuis des années et qui s'est de suite proposée dès que le projet de film a été lancé. Sa silhouette raide, ses pincements de lèvres, ses jeux de regard, l'intonation faussement détachée de sa voix (rien que pour cela, il faut apprécier le film en VO) en font une nouvelle Mrs Danvers très intéressante et différente des interprétations précédentes. Glaciale, chic et dérangeante et... peut-être même attachante?
 

    La modernité de cette version a également dérangé les critiques ; là encore, on oublie le caractère avant-gardiste du roman à l'époque de sa publication. Face à la censure, Daphné du Maurier ne pouvait que suggérer des idées qui n'étaient pas forcément publiables en 1938 et que cette version, sans trop en dire, vient remettre en exergue : la perversité de Rebecca, par exemple, mais surtout la nature de l'obsession de Mrs Danvers. C'est en cela qu'on peut soudainement poser sur elle un regard nouveau, ou en tout cas mêlé de plus de curiosité que d'antipathie : une seconde lecture féministe transparait en de courts mais profonds instants (principalement dans l'ultime dialogue sur la falaise, justement), lesquels viennent bousculer l'image qu'on a de ce personnage d'antagoniste charismatique par excellence.
 

En bref : Si cette nouvelle adaptation de Rebecca n'est pas le chef-d’œuvre que certains attendaient, elle est cependant plus proche que certaines versions antérieures de l'esprit romanesque du texte original. La volonté de remettre en avant le parfum gothique de l’œuvre de D. du Maurier est palpable et également appréciable, même si elle n'est pas totalement aboutie. Aussi, on compense ces quelques petites dissonances avec le casting trois étoiles et plutôt crédible pour se laisser porter sans déplaisir par cette transposition moderne dans son esprit à défaut d'être totalement habitée.



 
Pour aller plus loin :

dimanche 25 octobre 2020

L'histoire de la Bête - Serena Valentino.


The Beast within ; a tale of Beauty's Prince
, Disney Press, 2014 - Éditions Hachette (trad. de Caroline Minic), 2017 - Hachette Heroes (trad. de Alice Gallori), 2020.
 
    C'est une histoire vieille comme le monde : celle d’un prince cruel transformé en Bête. Et celle d’une belle jeune fille qui surgit dans sa vie. Le monstre est métamorphosé par la compassion de la jeune fille et l’amour qu’il ressent pour elle. Puis ils se marient et ont beaucoup d’enfants. Mais comme pour chaque histoire, il y a plusieurs versions. Qu’importe ce que l’on a pu dire ou écrire, une seule question demeure : qu’est-ce qui a changé le prince en la Bête que l’on connaît ? Voici l’une de ces histoires. Une histoire de bêtes, et, bien sûr, de belles.
 
***

    Il y a quelques années de cela, nous vous avions parlé de Fairest of all, lu en VO bien avant sa traduction française sous le titre Miroir, miroir : l'histoire de la Méchante Reine de Blanche-Neige version Disney, par Serena Valentino. Ce titre perçu au départ comme un one shot avait relevé le pari de raconter l'histoire connue de tous du point de vue de l'antagoniste du conte. L'auteure réussissait même à la rendre attachante en montrant, sans changer les dialogues et les scènes du dessin-animé, que la reine s'était trouvée contrainte de faire le mal par un enchainement d'événements visant à la manipuler. Exercice de style réalisé avec brio, Fairest of all a de par son succès suggéré à Disney Press la commande d'autres romans du même style  à raison d'un tome par "méchant" Disney. Cinq ans après l'histoire de la Reine sortait donc aux Etats-Unis The Beast within, l'histoire de la Bête. Publié en France en 2017, le livre a récemment bénéficié d'une réédition sous une nouvelle traduction et avec une couverture inédite. De notre côté, nous avions lu le texte en anglais à sa sortie puis sa première version française il y a trois ans... repoussant depuis le moment d'en parler.

Couverture de l'édition originale et de la récente réédition.

    Il faut dire que si Fairest of all / Miroir, Miroir, nous avait conquis, L'histoire de la Bête nous a laissé très mitigés. Il y a pourtant d'excellentes idées dans ce roman raconté du point de vue du prince maudit : Serena Valentino imagine ici que le sort jeté sur le château et ses occupants n'est pas vécu de la même façon par tous. En effet, la Bête n'a par exemple pas la possibilité de communiquer avec ses serviteurs également transformés, lesquels lui apparaissent sous la forme d'objets inanimés tandis que Belle peut interagir avec eux. C'est tout juste si le Bête peut distinguer leur voix ou deviner leur passage, mais en dehors de ça, elle reste plongée dans une solitude qui instaure une tension constante à la limite de la paranoïa, accentuant ses défauts et même un caractère qu'on pourrait sans difficulté qualifier de sanguinaire.
 

Les splendides décors du château dans le film animé original.

    Toujours dans les excellentes idées : l'auteure puise dans un classique de la littérature anglaise pour donner à la malédiction du prince un effet de processus qui rajoute à la tension dramatique. Elle s'inspire en effet du Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde pour donner au sort un effet évolutif ; la transformation du jeune homme et de ses serviteurs n'est pas immédiate, mais s'étale dans le temps jusqu'au risque de devenir irréversible (un ressort dramatique également utilisé dans le Musical inspiré du film d'animation, et dans une moindre mesure dans le long-métrage en live action). Sentant les effets de la métamorphose opérer, le prince passe commande d'un portrait qui aura dès lors une place considérable dans le roman, puisqu'il servira sans cesse de point de comparaison entre son image passée et son physique en pleine mutation. Il s'agit ni plus ni moins que du portrait que Belle découvrira, lacéré, dans l'aile Ouest.
 

Le portrait du prince dans le film animé.
 
    Autre idée on ne peut plus intéressante : imaginer une relation de camaraderie entre le Prince et Gaston. Cette invention de Serena Valentino met en effet en relief un parallèle des plus pertinents, à savoir les nombreuses ressemblances entre l'égocentrique chasseur et l'odieux Prince d'avant le sort, amenant un regard nouveau sur leur rivalité future. Ce jeu de miroir n'est pas non plus sans évoquer l'adaptation cinématographique de Cocteau ou le Prince et Avenant, le soupirant de Belle qui a probablement inspiré le Gaston de Disney, sont interprétés par le même acteur. 

Portrait de Gaston qu'on peut voir suspendu dans l'auberge du village.
 
     Ceci dit, en dépit de ces points forts et d'un potentiel intéressant sur le papier, L'histoire de la Bête ne nous a pas totalement convaincus. Tout semble en effet très vite expédié, alors que Serena Valentino tenait là une matière particulièrement riche à exploiter, voire même à distiller. Peut-être contrainte par un format prédéfini, elle jette littéralement sur le papier ses idées et les brode entre elles à la va-vite, s'affranchissant de toute tentative d'instaurer un style qui pourrait être agréable à la lecture. Probablement enthousiasmée par les Étranges Sœurs créées pour Fairest of all, l'auteure réinvite son trio, ces trois sorcières qui tiraient les ficelles et manipulaient la Reine dans son précédent roman. Disney Press envisageant de créer une franchise sur la base de ses "villains", on sent la volonté de faire de ce triumvirat maléfique des personnages récurrents amenés à faire la pluie et le beau temps en arrière-scène des contes Disney, sorte de perversions du Deus ex machina. Si l'idée pouvait être séduisante, elle fait beaucoup trop s'attarder le roman sur ces personnages et leur sœur cadette Circé (nom évocateur, puisque c'est ici elle l'enchanteresse qui transforme le prince et ses domestiques), donnant dès lors l'impression qu'on suit leurs aventures plutôt que celle de la Bête.
 
 L'enchanteresse est ici rebaptisée Circé, probablement en hommage à la sorcière de la mythologie.
 
En bref : De bonnes idées mais un potentiel inabouti pour ce roman finalement très commercial. C'est d'autant plus dommage que Serena Valentino avait fait un travail très convaincant pour Fairest of all / Miroir, miroir et qu'on était donc en droit d'attendre quelque chose d'aussi accompli pour l'histoire de ce personnage charismatique qu'est la Bête. 
 
 
 
 
Et pour aller plus loin... 

vendredi 23 octobre 2020

La compagnie des loups - un film de Neil Jordan d'après le livre d'Angela Carter.

La compagnie des Loups

(The company of Wolves)

 
Un film de Neil Jordan d'après La compagnie des Loups d'Angela Carter.

Avec : Sarah Patterson, Angela Lansbury, David Warner, Micha Bergese...
 
Date de sortie dans les salles : 21 septembre 1984
 
 Bercée par les légendaires histoires que lui conte sa grand-mère, Rosaleen est une adolescente à l'imagination débordante. Une fois endormie, ses rêves l'emmènent toujours au même petit village médiéval peuplé de mystérieuses et dangereuses créatures, mi-hommes, mi-loups.
 
*** 


    La compagnie des loups, c'est tout d'abord un sublime et sombre recueil de nouvelles d'Angela Carter, qui réinterprète les contes ancestraux à la lumière de leur seconde lecture érotique et psychanalytique. Elle y explore la nature animale qui sommeille en chacun, homme ou femme, comme le point de départ ou point final de chaque conte. Approchée par le réalisateur Neil Jordan (Entretien avec un vampire) alors qu'elle venait de faire publier son livre, Angela Carter a rapidement planché avec lui sur une transposition pour le cinéma. Mais comment adapter un recueil de nouvelles en un seul et même film ? Pour cela, tous les deux sont partis des nouvelles réinterprétant Le petit chaperon rouge et des éléments de quelques autres pour réécrire une histoire inédite qui contienne en substance l'essence du recueil.

 
    L'histoire commence à l'époque contemporaine : la jeune Rosaleen s'est endormie dans sa chambre, au milieu de ses jouets d'enfants, fuyant ses parents et son insupportable sœur, Alice. Pendant un sommeil tourmenté, elle rêve qu'elle et sa famille vivent en des temps anciens dans un village au cœur d'une vaste forêt. Sa sœur ainée vient d'être sauvagement tuée par des loups et le temps du deuil de ses parents, l'adolescente passe quelques temps auprès de sa Grand-Mère, qui réside dans une chaumière au fond des bois. Là, au bout d'un sentier qu'il ne faut pas quitter, au milieu d'une forêt où il ne faut surtout pas s'aventurer en pleine nuit, tandis qu'elle tricote un chaperon écarlate pour sa petite-fille, la Mère-Grand lui raconte quelques vieilles histoires. Des histoires de loups qui sont en fait des hommes, des histoires d'hommes qui sont en fait des loups, avec "les poils en dedans". A chaque récit qu'elle lui conte, ce sont autant de conseils et de mises en garde : Rosaleen sera bientôt une adulte et elle doit veiller à ne pas se laisser séduire par les bêtes qui rôdent dans le sous-bois...

 
    Étrange et dérangeant, La compagnie des Loups est un film un peu daté mais qui n'a rien perdu de sa superbe. A travers cette histoire dans l'histoire dans le rêve, N.Jordan et A.Carter explorent de façon presque freudienne une immersion dans le subconscient adolescent, le rêve étant parsemé d'éléments propres aux contes anciens (Le petit chaperon rouge en tête, donc). Si la linéarité du film peut être mise à mal par les nombreuses histoires racontées et enchâssées dans le scénario, on peut y voir une mise en scène d'avant-garde qui s'amuse du téléspectateur en racontant son intrigue à la façon d'une construction en poupées russes, disséminant dans l'ensemble symboles curieux et clins d’œil aussi bizarres qu'évocateurs.
 

    Car une fois dépossédées des nombreux embranchements qu'elle explore, l'histoire racontée dans le film tient dans un mouchoir de poche. Or, l'intérêt ne réside pas dans cette trame de fond qui revisite Le petit Chaperon rouge, mais dans le puzzle des différentes histoires et les figures quasi-totémiques qu'on y croise (La Grand-Mère, le Loup, la jeune fille...), toutes étant finalement une projection de l'esprit fructueux et incandescent de la Rosaleen endormie. Parmi les passages les plus mémorables, le conte du mariage maudit, rapporté par Rosaleen à sa mère, donne lieu à une scène onirique et gothique à souhait au cours de laquelle tous les invités d'un mariage sont transformés en loups par une sorcière bafouée. Les perruques poudrées s'effondrent sur les oreilles pointues et les robes de dentelles se déchirent sous les griffes des animaux dans une atmosphère de bal masqué grotesque mais visuellement saisissante.
 

    Il en est ainsi de tous le film, qui glisse par petites touches des éléments incongrus ou sans explication apparente, mais qui font leur chemin dans notre esprit pour y planter une graine délicieusement malaisante. Il en est ainsi de ces œufs s'ouvrant sur des miniatures de nourrissons dans le nid d'une cigogne, du Diable qui voyage en Rolls à travers la forêt, ou des crapauds et serpents qui apparaissent entre les arbres comme autant de représentations codées du désir qui enfle. Car il est bel et bien question de l'émergence de la sexualité adolescente : qu'il s'agisse de la seconde lecture du conte originale de Perrault ou de cette réécriture du Petit Chaperon Rouge, le loup est avant tout le symbole du prédateur dont la jeune fille doit se défendre. Ou pas.

 
    Au casting de ce chef-d’œuvre visuel, on retrouve la grande Angela Lansbury en Grand-Mère, perspicace matriarche figure de sagesse. Les autres acteurs sont beaucoup moins connus aujourd'hui et de ce côté-ci de la Manche ou de l'Atlantique, mais on ne peut qu'apprécier la prestation de Sarah Patterson dans le rôle de Rosaleen, avec un visage poétique qui évoque le physique d'Helena Bonham Carter à la même époque.
 

En bref : Inquiétant et onirique à la fois, La compagnie des Loups est une transposition intéressante et profondément psychanalytique de l’œuvre d'Angela Carter. Construit autour du thème du Petit Chaperon rouge dans lequel s'imbriquent plusieurs histoires, le film distille les éléments perturbants et les visuels esthétisants pour un résultat noir et glaçant qui joue avec les chausse-trapes de l'inconscient.



Le livre des choses perdues - John Connolly.

 
The book of lost things, Atria Books, 2006 - Éditions de l'Archipel (trad. de P. Brévignon), 2009 - Éditions France Loisirs, 2010 - Éditions J'ai Lu, 2012.

 
 
 
    La Seconde Guerre mondiale gronde. Oppressé par l'atmosphère familiale, le jeune David se réfugie dans les livres. Une nuit, il pénètre dans un univers parallèle peuplé de créatures inquiétantes, hybrides de ses lectures et de ses terreurs. Égoïstes, violentes, elles s'entredéchirent pour la mainmise du royaume. Poursuivi par un mystérieux être malfaisant, David se trouve plongé au coeur d'une terrible lutte de pouvoirs.
 
 
 
***
 
 
 
    Voici une relecture qui s'imposait : découvert lors de sa publication française en 2009, Le livre des choses perdues méritait fortement qu'on en parle à l'occasion du challenge Halloween 2020 et sa thématique "conte de fée". Il s'agit d'un ouvrage assez exceptionnel pour son auteur, John Connolly : cet écrivain des plus prolifiques est en effet davantage connu pour ses romans noirs et ses thrillers, aussi ce roman très original représente-t-il une première incursion dans un tout nouveau registre, dans lequel aucun de ses lecteurs ne l'attendait.
 


"Il était une fois - car c'est ainsi que toutes les histoires devraient débuter - un petit garçon qui avait perdu sa mère."

    L'intrigue nous entraine dans l'Angleterre des années 40 : alors que Londres essuie les bombardements, le jeune David est occupé par sa propre guerre. Le garçon doit en effet affronter un deuil terrible après la mort de sa mère des suites d'un cancer, alors que l'enfant avait lui-même développé nombre de stratégies et de rituels en espérant qu'ils la maintiendraient en vie. A peine se remet-il de la catastrophe que son père se remarie avec Rose, sa nouvelle compagne, et que le couple donne naissance à un bébé nommé Georgie. Le nouveau né s'attire évidemment les foudres de son demi-frère, lequel n'a pas encore eu le temps de s'acclimater à ces nombreux changements. Pour couronner le tout, la nouvelle famille déménage à la campagne, à l'écart des bombardements, pour s'installer dans la maison familiale de Rose. C'est là que des événements étranges apparaissent : David est sujet à de nombreux malaises et entend parfois les livres de contes dans lesquels il passe ses journées lui chuchoter des choses. Plus étrange encore, un inquiétant bonhomme biscornu apparait autour de la maison et semble s'intéresser fortement à Georgie... Une nuit, David est réveillé par la voix de sa mère qui l'appelle depuis le jardin creux à l'arrière de la maison. Là, dans un mur, il découvre une faille à l'intérieur de laquelle il se glisse, se frayant un chemin entre les pierres et les racines... pour atterrir dans une forêt obscure. Parce que le passage s'est refermé derrière lui, le garçonnet se retrouve seul en terrain hostile : des loups et des hommes-loups le guettent, près à le dévorer ; aussi devra-t-il compter sur les figures protectrices successives que seront pour lui un garde-forestier, des nains et un preux chevalier nommé Roland, pour l'aider à atteindre le château du roi de cet étrange pays. D'après eux tous, seul le souverain, pourtant fatigué et démuni face à un royaume qui tombe entre les mains des loups, est en mesure de lui venir en aide. Au cours d'une aventure semée d'embûches, le jeune garçon rencontrera ainsi des personnalités qui ne sont pas sans évoquer des protagonistes croisés au détour de ses lectures – la noirceur en plus – dont le fameux homme biscornu, étrange créature qui semble avoir un intérêt tout particulier pour les pactes, les bébés, et les prénoms...
 


"Les histoires sont différentes : elles se mettent à vivre dès qu'on les raconte. Sans une bouche humaine pour les lire à voix haute ou une paire d'yeux écarquillés sous les draps, les parcourant à la lumière d'une lampe de poche, elles n'ont aucune existence réelle dans notre monde. [...] Elles restent endormies, dans l'espoir de se réveiller un jour. Mais quand quelqu'un se met à les lire, elles commencent à se transformer. Elles s'enracinent dans l'imagination du lecteur et peuvent le métamorphoser. Les histoires veulent être lues, disait la mère de David dans un murmure. Elles en ont besoin. C'est pour cette raison qu'elles quittent leur monde pour se frayer un chemin jusqu'au nôtres. Elles veulent qu'on leur donne la vie."

    Si l'incipit n'est pas sans évoquer Les chroniques de Narnia (dans le contexte historique) ou même le Magicien d'Oz (dans la quête du personnage principal), c'est essentiellement dans le terreau des contes ancestraux que puise J.Connolly pour raconter son histoire, même s'il déguise les éléments qu'il réutilise à son compte. En effet, parmi les personnages que croisera David au cours de son périple, il est rare qu'on fasse directement le lien avec l’œuvre dans laquelle l'auteur est allé chercher son inspiration : les contours se dessinent progressivement, tandis qu'on découvre leur histoire et qu'on réalise en même temps que dans ce monde, la noirceur intrinsèque des contes semble primer. Ainsi, le garde-forestier n'est autre que le célèbre bûcheron du Petit Chaperon Rouge, histoire d'ailleurs bien différente du conte que l'on connait et dans laquelle la seconde lecture érotique semble avoir gangréné la suite de la célèbre histoire (comment, sinon, croyez-vous que sont nés les fameux hommes-loups?). Il en va ainsi des nombreuses autres références de ce livres, entre clins d’œils allusifs et détournements appuyés ; parmi celles moins connues du lectorat francophone, l'écuyer Roland est par exemple issu d'un poème anglais de Robert Browning ("Le chevalier Roland vint à la tour sombre"), lui-même inspiré du Roi Lear de Shakespeare, la tour sombre étant ici recoupée avec la forteresse aux épines d'une certaine princesse endormie. Plus d'une fois l'ombre d'Angela Carter plane sur ce roman...

Illustration pour le poème Childe Roland to the dark tower came.

"Ce monde est rempli de pièges et de menaces. Nous affrontons les dangers que nous sommes obligés d'affronter, et parfois nous devons choisir d'agir pour défendre un bien supérieur, fût-ce au péril de notre vie. Mais nous ne devons pas risquer notre vie inutilement. Nous n'avons qu'une vie à mener, et qu'une vie à donner. Il n'y a aucune gloire à la gaspiller pour une cause désespérée."

    Même lorsqu'il ose quelques incursions dans l'humour, l'auteur n’entache pas l'atmosphère sombre et complexe qu'il distille du début à la fin. Il en va ainsi des sept nains que David croise sur son chemin, tous devenus communistes et un tantinet meurtrier face à une Blanche-Neige (le seul personnage issu de l'univers des contes clairement nommé) devenue on ne peut plus envahissante. Ces quelques personnages farfelus ne font finalement que rajouter à l'étrange étrangeté de ce pays, oppressant autant par la folie douce des uns que par les tendances meurtrières des autres. En cela, l'auteur ne nous épargne rien : le pauvre David est soumis à des frayeurs qui nous font frissonner et à des situations parfois dérangeantes, sans jamais que l'on tombe dans le trop ou la caricature, car peur et horreur font bel et bien partie de toute quête initiatique qui se respecte.
 
 
"Quand vous étiez un enfant, vous pensiez que le monde était blanc ou noir, bon ou mauvais. Il y avait ce qui vous donnait du plaisir et ce qui vous faisait souffrir. Maintenant, vous voyez le monde pour ce qu'il est : une palette infinie de nuances de gris."
 
    Et c'est bien de cela qu'il s'agit : que l'on parle du deuil que David doit faire, de sa lutte contre les loups, de l'acceptation du changement ou de la complexité du monde des adultes où toute pensée magique est inutile, Le livre des choses perdues apparait finalement comme un brillant roman initiatique qui fait pour cela la part belle aux symboles et aux métaphores. En passant par un personnage d'enfant sans jamais oublier qu'il s'adresse à des adultes, J.Connolly fait appel à l'enfant qui sommeil en nous et à l'importance de toujours lui laisser une place pour mieux affronter les étapes de la vie.
 
 Illustration pour l'édition dixième anniversaire du roman.
 
 "Car il y a en chaque enfant un adulte en devenir, et en chaque adulte l’enfant qu’il fut"
 
En bref : Véritable hommage aux contes ancestraux, Le livre des choses perdues est un roman initiatique d'une grande maturité, à réserver à un public averti. L'auteur puise en effet dans la noirceur des contes pour symboliser le deuil, l'acceptation et les embûches qui peuvent se rencontrer sur un chemin de vie, le tout étant raconter avec maestria. Dérangeant et fascinant à la fois, ce roman peuplé de personnages archétypaux entre en forte résonance avec l'imaginaire du lecteur pour un effet inoubliable. Un livre qui a mérité ses nombreux prix littéraires.