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mercredi 28 septembre 2022

Qui sait - Pauline Delabroy-Allard.

Éditions Gallimard, 2022.
 
    « J’attends que quelque chose se passe. Je crains, à tout moment, que ça ne fonctionne pas, qu’il y ait un problème, un chaînon manquant. Je ne vois pas comment cette opération pourrait se dérouler sans encombre. J’ai pris un numéro à l’entrée du service état civil, j’ai pris aussi mon air le plus désinvolte, comme si cela m’arrivait tous les mardis, d’aller me faire faire une identité. »

    Avant d’être enceinte, Pauline ne s’était jamais posé la question de ses origines. Et puis cela devient crucial. Elle sonde alors le sens des mystérieux prénoms secondaires qui figurent sur sa carte d’identité : Jeanne, Jérôme, Ysé. Fantaisie et drame, fantasme et réalité se mêlent dans ce récit envoûtant, qui nous conduit tour à tour sur les traces d’une aïeule aliénée, d’un ami de la famille disparu et d’une héroïne de fiction. Avec Qui sait, Pauline Delabroy-Allard signe un deuxième roman virtuose, ode à la toute-puissance de l’imagination et de la littérature.
 
***
 
    On l'a dit il y a peu de temps en chroniquant l'excellent Zéro Gloire : la rentrée littéraire, on s'en est longtemps désintéressé, en tout cas jusqu'à ce qu'on se laisse surprendre et séduire par la nouvelle génération d'auteurs qui pointe le bout de son nez. Notre deuxième Salon du Livre sur la Place, à Nancy, a été l'occasion de belles découvertes en la matière. Une conférence intitulée "Carte d'identité", qui abordait la question du nom, du prénom et de l'histoire familiale comme constitutive de la construction identitaire, nous a ainsi fait découvrir Pauline Delabroy-Allard et son dernier roman...
 

    Pauline, la narratrice, va se faire faire sa toute première carte d'identité, à 30 ans passés. Un peu honteuse lorsqu'elle se présente au guichet de l'état civil, elle redécouvre alors sur les documents de son livret de famille les trois autres prénoms qui lui ont été donnés à la naissance : Jeanne, Jérôme et Ysé. Trois prénoms qui ne lui évoquent strictement rien. Et pour cause, chez elle, on ne dit rien du passé : toutes les questions restent sans réponse, et ce depuis des années, comme un fonctionnement endémique à sa famille. Mais déjà enceinte de quelques mois, Pauline se questionne sur le poids des prénoms qu'elle porte et qu'elle s'apprête à transmettre à la génération suivante, sans connaître son histoire familiale. Comme habitée par une soudaine urgence, Pauline questionne, force les serrures jusque-là verrouillées et quand elle ne trouve pas ce qu'elle cherche, l'invente.
 
"L'employé de mairie est un homme qui déborde de sa chaise, mais pas de gaieté de vivre."

    Les histoires familiales et les secrets de familles, les transmissions et les récits transgénérationnels, vous le savez peut-être, font partie de nos sujets de prédilection. Autant dire que le synopsis avait de quoi susciter notre curiosité. Avec ce récit qui tient probablement du registre de l'auto-fiction, l'autrice nous sert ici un roman initiatique qui propose de remonter le temps pour mieux cerner les contours de sa personnalité. On pense beaucoup à la psychogénéalogie à la lecture de ce roman, dont certains éléments vont fortement dans ce sens de cette approche. Il ne s'agit cependant pas des inspirations de la romancière, qui, bien que connaissant vaguement cette discipline, a laissé l'écriture la porter et les histoires se dérouler d'elles-mêmes sans chercher à coller à des concepts ou théories en particulier.
 

"Comment faire quand on n'a pas appris à poser des questions ? Ou quand, justement, on a appris à ne surtout pas en poser ?"

    Divisé en trois parties rattachées aux trois prénoms et successivement intitulées "Que puis-je savoir ?", "Que dois-je faire ?" et "Que m'est-il permis d'espérer ?", le roman nous invite à suivre la narratrice dans une chute vertigineuse en quête de vérité. D'un questionnement soudain quant à ses origines, Pauline se lance de façon un peu hasardeuse dans des interrogatoires insistants auprès de sa famille, puis, dès lors qu'elle parvient à saisir le début de quelque chose, tire sur le fil et le déroule avec une passion, une intensité et une émotion qui vont crescendo. De découvertes en frustrations, la nécessité de savoir devient d'une telle urgence que la narratrice pourrait se déconnecter de tout ce qui constitue son quotidien pour se plonger à corps perdu dans son enquête. Quitte à s'y noyer, peut-être ?
 

"Est-il de mon ressort de faire parler quelqu'un qui n'a jamais parlé ? Ou dois-je respecter ce qui constitue le noyau dur de notre famille, ce voile sur ce qui a pu exister avant, ce silence sur le passé, qui fait que tout peut être dit, entre nous, en ce qui concerne le présent, qui fait qu'on est une de ces familles où on sait rire des malheurs tant qu'ils sont actuels, hic et nunc, même les plus graves, où on sait rire de la mort, où on s'évertue à plaisanter quoi qu'il arrive, à condition qu'il s'agisse de choses perceptibles."

    La première partie, consacrée à Jeanne, offre un démarrage en douceur en invitant Pauline à entamer des recherches généalogiques relativement simples, même si les silences auxquels elle se heurte apportent progressivement une émotion palpable, partagée par le lecteur. Émotion qui monte d'un cran avec la deuxième partie, consacrée à Jérôme : pas un aïeul cette fois, mais un ami de la famille dont rien n'a été raconté et dont aucune trace n'a subsisté. Pour Pauline, qui vit avec une femme, la recherche de Jérôme lui permet d'aller à la rencontre du masculin, quitte pour cela à partir sur ses traces en Tunisie, sur un coup de tête. Enfin, la dernière partie, consacrée à Ysé, sera celle de la mise en abyme, de la lecture dans la lecture : Ysé, c'est l'héroïne d'une pièce de Paul Claudel qui serait à l'origine de ce dernier prénom. Réfugiée dans une maison de campagne, loin de tout, Pauline s'immerge dans la lecture et se cherche à travers ce personnage de fiction. Au cours de ces trois étapes, elle cherchera à faire corps, jusqu'à la folie, avec ces trois prénoms, ces trois identités. Avec ces trois destins qui pèsent sur ses épaules, elle cherche à travers eux un petit bout d'elle pour qu'ils cessent de la hanter. La chute de la troisième partie sera l'occasion de tisser des liens entre les trois prénoms et de boucler la boucle. Peut-être est-ce finalement dans les livres qu'on trouve les réponses à toutes nos quêtes d'identité ?


"Sans doute que c'est dans les histoires qu'on existe vraiment, que c'est dans la fiction que se dissimule la vérité, qu'il n'y a pas d'autre endroit ou vivre."

    On aime l'émotion avec laquelle Pauline Delabroy-Allard raconte ce cheminement qui se fait dans la sueur et le sang. La plume, alerte et douloureuse, creuse les méandres du cœur et questionne les déterminismes ordinaires à l’œuvre dans les familles. Il y a parfois une vraie poésie dans son écriture (on ne s'étonne pas qu'elle ait écrit, il y a quelque temps de cela, un recueil de poèmes), avec un plaisir évident à verser dans la figure de style, notamment l'anaphore, qui rythme certains passages avec une intensité transcendante. L'humour n'en est pas moins présent : pleine d'autodérision, parfois brouillonne, souvent spontanée et toujours franche, Pauline, en héroïne parfaitement imparfaite, s'énerve, s'agace et agace son entourage, jure, grommelle. Elle n'en suscite que davantage la sympathie du lecteur, qui aimerait tantôt la prendre dans ses bras pour la consoler, tantôt partager un verre avec elle pour le plaisir de discuter.
 

"J'écris comme on m'arrachait les pansements quand j'étais enfant, sur le deux de un ! deux ! trois ! en me faisant croire que, en me dupant, en m'arrachant plus vite que prévu, de manière diabolique soi-disant pour ne pas me faire mal, pour que la surprise supplante la douleur, mais la surprise ne supplante jamais la douleur, ça, je l'ai appris plus tard. J'écris comme on balance des enfants dans l'eau pour leur apprendre à nager, j'écris comme ma mère m'a mordue pour m'apprendre à ne pas mordre. J'écris pour me défendre. J'écris avec les poings devant, comme si j'avais une bonne garde à la boxe..."

En bref : Quête identitaire par le filtre des prénoms qu'on nous donne et du passé qu'on nous transmet, Qui sait est un très beau roman initiatique. Une construction en gradation pleine d'intensité, une enquête qui fait la part belle à la poésie et à la psychologie, et une plume rythmée et audacieuse font de ce roman une lecture particulièrement mémorable.
 




Et pour aller plus loin...

- Courte interview de l'autrice à l'occasion de la sortie de Qui sait.


- Vous avez aimé ce livre ? Vous aimerez Le prénom de mon oncle, de Marjolijn Van Heemstra.

 
 

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