Lady in the lake, William Morrow, 2019 - Actes Sud (trad. de H. Frappat), collection Actes noirs, 2022 - Babel noir, 2024.
Dans un quartier juif huppé de Baltimore, un soir de 1965, la très
glamour Maddie, épouse et mère parfaite, reçoit par hasard un ancien
flirt de lycée. Et se souvient alors combien, à l’adolescence, elle
aspirait à devenir une femme libre et accomplie. Soudain, il n’y a
plus que ce désir ardent. Quittant d’un pas impudemment léger la
demeure familiale, Maddie s’invente une vie rien qu’à elle – un
appartement (minable), une liaison (torride) et surtout un poste
d’assistante dans un journal local. Décidée à prendre du galon, elle
s’empare d’une affaire traitée avec indifférence, tant par les médias
que par la police : le meurtre d’une jeune Noire, dont le corps a été
retrouvé dans un lac de la ville. Qui était la belle et mystérieuse Cléo
Sherwood, avec qui a-t-elle osé frayer pour devoir disparaître ainsi ?
Écrivant en miroir l’émancipation de Maddie, déterminée à conquérir le monde, et le destin tragique de Cléo, victime de jeux de pouvoir éminemment masculins, Laura Lippman livre un formidable roman à suspense dans lequel s’incarnent racisme, sexisme et rapports de classes propres à l’Amérique des années 1960.
Écrivant en miroir l’émancipation de Maddie, déterminée à conquérir le monde, et le destin tragique de Cléo, victime de jeux de pouvoir éminemment masculins, Laura Lippman livre un formidable roman à suspense dans lequel s’incarnent racisme, sexisme et rapports de classes propres à l’Amérique des années 1960.
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Une fois n'est pas coutume, c'est par son adaptation qu'on a eu vent de l'existence de ce roman. La série Lady in the lake mettant en vedette Nathalie Portman, sortie cet été sur Apple TV, a retenu notre attention par sa bande-annonce à l'esthétique léchée et à la construction toute en tension. L'occasion de découvrir le livre original avant de visionner la mini-série !
Applaudi à sa publication comme l'un des meilleurs polars de la décennie, La voix du lac se présente en effet comme un roman policier, registre prépondérant de ce livre au croisement des genres. La classification est justifiée par l'enquête, voire la double enquête, au centre de l'intrigue – car avant la mort suspecte d'une jeune femme noire, c'est sur l'assassinat d'une petite fille blanche que l'on se penche. Ce choix scénaristique pourrait donner l'impression d'un inutile embrouillamini, mais rien ne serait moins faux. Dans les États-Unis des années 60 où la ségrégation et la stigmatisation sont à leur comble, donner à voir au lecteur de quelle façon ces deux faits divers vont s'occulter mutuellement aux yeux de la populace dans leur traitement à travers la presse (mais aussi dans le regard de la police) offre une photographie très pertinente et très juste de l'époque.
L'extrême réalisme avec lequel Laura Lippman restitue et dissèque les événements, renforcé par l'angle d'approche du journalisme, univers omniprésent, donne l'impression que son roman est tiré de faits réels. Si l'on ne peut pas le nommer en ces termes, l'autrice a confié avoir néanmoins été inspirée par deux affaires criminelles survenues alors qu'elle était enfant, à Baltimore, en 1969 : l'assassinat de la petite Esther Lebowitz, 10 ans, par le propriétaire d'une animalerie, et la découverte dans le lac du corps de Shirley Parker, afro-américaine de 35 ans engagée dans la lutte pour les droits des personnes de couleur. Le père de Laura Lippman étant à l'époque journaliste, elle se souvient de l'angoisse que la mort de la petite Esther avait jeté sur la ville tout entière et de sa médiatisation par les quotidiens locaux puis nationaux. A l'inverse, le cas de Shirley Parker avait été totalement passé sous silence, l'autrice ne le redécouvrant elle-même qu'en 1980 alors qu'elle était devenue reporter. A l'évidence marquée par ces deux affaires, leur synchronicité, mais surtout leur différence de traitement, Laura Lippman avait tous les éléments en main pour écrire un roman choc.
Et choc, ce roman l'est, assurément. Par ses sujets et par sa construction autant que par l'angle choisi. On n'avait pas souvenir d'une narration faite par une morte depuis Desperate Housewives. Or, c'est bien d'une histoire de femmes au foyer désespérées qu'il est question ici. D'un côté, Madeline Schwartz, fée du logis parfaite de la communauté juive de Baltimore, femme dévouée et modèle de la bourgeoisie des sixties, incarne ici l'idéal d'une certaine époque. De l'autre, Cléo Sherwood, jeune femme noire des quartiers pauvres, mère célibataire, barmaid dans un club douteux, vouée à une vie instable pour joindre les deux bouts. C'est à travers la voix de cette dernière, la défunte, que s'ouvre le récit et qu'elle interviendra régulièrement au fil de l'intrigue. Elle s'y adressera aux différents personnages, qui l'ont tous croisée au moins une fois de son vivant. De ces deux portraits de femmes à l'opposé l'une de l'autre, l'autrice s'amuse de leurs contradictions respectives, de ce que cache le vernis qui craquelle et de ses apparences trompeuses.
Car tout est une histoire d'apparences et de ce qu'elles dissimulent, de ce que les regards des uns et des autres laissent deviner de leurs faits et gestes. Et si c'était ça, le vrai sujet du roman ? Alors qu'on s'imagine tous que l'enjeu du récit est l'élucidation des meurtres, c'est finalement le personnage de Maddie et ses motivations secrètes qui se trouvent dans le viseur de la narration. Pour preuve : lorsque ce n'est pas Cléo Sherwood qui raconte, ce sont les personnages secondaires que vient de croiser Madeline qui rejouent la scène à laquelle on vient d'assister, nous offrant un nouveau regard sur ce personnage de femme au foyer trop propre sur elle pour être honnête. Nos premières impressions sont peu à peu bousculées et la véritable question qui nous hante est : mais qui est Maddie Schwartz ? Une épouse bafouée ? Une femme un peu trop légère qui a appris à dissimuler ses écarts de conduite derrière le masque de la vertu ? Une mère de famille engagée qui a toujours eu la passion du journalisme ? Ou, plus discutable, une femme qui cherche à exister sur la scène publique en brodant un scoop, peu importe le prix ? Bien plus que deux meurtres, ce sont peut-être les actes inconsidérés de Madeline Schwartz qui vont le plus secouer la ville de Baltimore...
Baltimore dans les années 60.
En bref : Si La voix du lac se présente comme un polar, il est davantage un roman noir au sens large du terme. En effet, le livre de Laura Lippman vient avant tout interroger la réalité sociale d'une époque et d'un certain contexte culturel, au croisement de la psychologie des personnages. Merveille de construction et d'écriture doublée d'une narration en prisme extrêmement audacieuse, ce roman déstabilise, principalement grâce à son anti-héroïne complexe à l'ambition malaisante.
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