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mardi 8 octobre 2019

Ann Radcliffe contre les vampires - Paul Féval.

La ville-vampire, ou bien le malheur d'écrire des romans noirs, Paul Féval, 1867 - Publication sous forme de feuilleton dans "Monsieur Universel" du 12 septembre au 25 octobre 1874 - Éditions E.Dentu, 1875 - Ann Radcliffe contre les vampires, Éditions les moutons électriques / coll. les saisons de l'étrange.

  Et si Ann Radcliffe, célèbre pour ses romans gothiques, avait elle-même été la protagoniste d'une aventure pleine de danger ? C'est ce qu'elle a raconté au grand feuilletonniste français Paul Féval, qui rapporte le récit de la lutte de la jeune femme contre l'atroce M. Götzi, le vampire aux yeux verts luminescents, et sa découverte de toute une terrifiante cité : la ville-vampire !

  Un roman drôle et enlevé qui appartient à la veine fantastique de Paul Féval (1816-1887), célèbre pour avoir écrit une des œuvres les plus abondantes et les plus échevelées du XIXe siècle (Le Bossu, Les Mystères de Londres, Les Couteaux d'or, Les Habits noirs). Un roman précurseur, qui influença la fiction vampirique, notamment Tanith Lee et Poppy Z. Brite, et ose pour la première fois mêler figures réelles et figures mythiques, avec un bon brin d'humour.

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  Faire d'un auteur célèbre le héros d'une fiction d'aventure nous semblait un concept tout récent (Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles, la série des Voltaire mène l'enquête, Agatha, es-tu là?, etc), de même que les parodies horrifiques de classiques de la littérature (Orgueil et préjugés et zombies). Détrompez-vous. Bien avant les meilleurs exemples connus du genre, un écrivain s'était déjà risqué à cet exercice on ne peut plus audacieux : Paul Féval, feuilletoniste français du XIXème siècle, connu pour ses nombreux romans dont Les mystères de Londres, mais surtout Le bossu, classique de cape et d'épée maintes fois adapté à l'écran.

" Si Elle eût composé un de ses chefs-d’œuvre sur le sujet qui nous occupe, vous eussiez eu, dans les chapitres explicatifs placés à la fin du récit, des renseignements particuliers sur cette classe sociale, redoutée mais peu connue : les vampires."  

Pau Féval

" Un nuage, encore lointain, apparut dans le ciel bleu. Elle le vit grossir, avancer, s'assombrir, recelant dans ses flancs... Mais n'anticipons pas. L'orage éclatera toujours assez vite. (Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais chaque fois que, dans ses incomparables récits, Elle emploie cette formule, positivement inventée par Elle : "N'anticipons pas", j'ai la chair de poule.)"

  En 1867, le romancier français, persuadé de s'être fait plagié l'un de ses feuilletons par un auteur anglais, décide à son tour de s'emparer d'une thématique (ou en tout cas d'une figure) toute britannique. Il se lance dans l'écriture de La ville-vampire (rebaptisé pour la présente édition Ann Radcliffe contre les vampires – merci la pop culture et le domaine public), mettant en scène la véritable romancière anglaise Ann Radcliffe (1764 - 1823), aux prises avec des créatures de la nuit. Qui est Ann Radcliffe et pourquoi l'avoir choisie comme héroïne d'une telle aventure? Issue d'un milieu modeste et épouse d'un juriste qui se réorienta dans l'édition de presse, Ann Radcliffe est aujourd'hui reconnue comme la pionnière du roman gothique, dont elle aurait la première défini les codes. Héroïnes courageuses, lords mystérieux ou maudits, forêts sinistres, manoirs en ruines et secrets d’alcôves : tous ces éléments clefs parsèment son œuvre (Les mystères d'Udolphe, Les mystères de la forêt...) et on influencé de nombreux auteurs à sa suite, des sœurs Brontë à Mary Shelley. Jane Austen elle-même s'était amusée à pasticher la célèbre créatrice du gothique dans son roman Northanger Abbey.

"C'est ici un scrupule tout anglais. En Angleterre, nous avons horreur du scandale appelé enlèvement. Plus nous donnons de liberté à la jeune fille dans nos familles, plus nous exigeons d'elle que jamais elle ne rompra les liens de convenances. La décence est une vertu anglaise. Je ne crois pas que notre Anna ait mis un seul enlèvement dans ses livres ; j'entends un enlèvement consenti par la jeune personne, car le rapt est un cas de force majeure moins choquant."

Ann Radcliffe

"Il n'y a point de pays au monde où le principe de liberté soit aussi splendidement appliqué qu'en Angleterre. Néanmoins, je ne pense pas que nos lois permettent d'exposer publiquement sur la scène un vrai vampire écrasant les os et buvant le sang d'une vraie jeune fille. Ce serait un excès."

  La ville-vampire se présente comme un enchâssement de plusieurs histoires : récit dans le récit... dans le récit. Le feuilleton débute par la prise de parole de l'auteur, qui devient aussi le premier narrateur. Affligé par le plagiat auquel s'adonnent les auteurs anglais sur les textes français, il se voit invité par une amie britannique, appelée Mylady, qui lui propose de renverser la balance en lui soumettant un sujet tout anglais dont il pourra s'emparer. Elle l'accueille donc dans son domaine du Shropshire et lui présente une dame quasi-centenaire, amie d'enfance de la célèbre Ann Radcliffe, qui lui confie une aventure tenue secrète vécue par la célèbre romancière aux veilles de son mariage. La future auteure (alors encore appelée Miss Anna Ward) aurait traversé toute l'Europe aux trousse de M.Goëtzi, un vampire décidé à s'en prendre à deux de ses amis dont il avait été le précepteur. Accompagnée dans cette course-poursuite par son domestique et quelques autres compagnons, elle aurait trouvé dans cette folle épopée l'inspiration nécessaire à son œuvre.


"— Quelle est cette petite fête? demanda notre Anna.
— C'est de vous boire, répondit Merry Bones.
  Elle faillit tomber à la renverse.
— Me boire! répéta-t-Elle d'une voix éteinte.
— Tout à fait, répartit Merry Bones, qui ajouta : C'est vrai qu'ils préfèrent les jeunes personnes de moins de vingt ans ; mais voici les propres paroles de M.Goëtzi ; il a dit : "Miss Anna Ward, à la rigueur, doit être encore potable."
— Potable! s'écria notre malheureuse amie en joignant ses mains crispées ; potable! Dieu Seigneur! Potable!
  Je pense, Mylady, et vous, genleman, que vous vous représentez les sensations diverses qui devaient l'agiter. Il n'y a pas beaucoup de situations aussi horribles dans la littérature moderne."


  Texte presque oublié quoi que précurseur, La ville-vampire s'inscrit, bien avant le Dracula de Bram Stocker, dans la veine initiée par Le vampire de Polidori (1919) : la littérature s'est déjà emparée du thème du non-mort et le définit progressivement, le dessine petit à petit. Dans l'héritage des précédents écrits sur ce sujet et comme annonciateur de ceux qui suivront, Paul Féval (qui a par ailleurs déjà écrit deux précédents romans mettant en scène des vampires) en fait des créatures originaires de l'Europe de l'Est : la ville-vampire où l'héroïne doit se rendre pour vaincre son ennemi est une sorte de cité-nécropole près de Belgrade, où tous les non-morts se réfugient pour se ressourcer. Ceci étant, d'autres caractéristiques prêtées aux vampires de Féval ne sont pas restées dans la mythologie actuelle : leur éclat luminescent vert, par exemple, la capacité de se dédoubler, ou encore celle de donner leur apparence à leur victime une fois vampirisée.

Scène illustrée d'un roman d'A.Radcliffe, très dans l'atmosphère du roman de Féval...

"M.Goëtzi, n'étant ni roi, ni dictateur, ni tribun, ni philosophe humanitaire, ni fondateur de crédits immobiliers, ni baron Iscarote, ni baronne Phryné, ne pouvait prétendre à faire partie de l'aristocratie des vampires. C'était un simple docteur, et encore, il n'exerçait pas la médecine. Aussi n'avait-il qu'un tombeau très mesquin et qui inspirait presque de la compassion si on le comparait aux sépultures patriciennes. C'était une pauvre chapelle de style grec barbare, à peine plus grande que Saint-Paul de Londres."

  Féval, qui connait manifestement bien l’œuvre de Radcliffe, s'y réfère dans le fond comme dans la forme : au nombreuses références à sa bibliographie ou à son écriture, il ajoute une construction évocatrice (l'enchâssement des récits évoqué plus haut) ainsi qu'un style flegmatique à souhait. Flegmatique ou feuilletonisant? Si la plume et l'humour quasi british du texte pourraient évoquer un clin d’œil à l'écriture britannique, n'oublions pas que le style propre aux romans feuilletons d'antan utilisait souvent les mêmes ressorts : lecteur pris à parti par l'auteur, distance assumée entre narration et situations, etc... Et puis surtout, il y a ce phrasé caractéristique plein de superlatifs, d'adjectifs à n'en plus finir et d'expressions grandiloquentes et interminables, qui nous rappelle que l'auteur de romans feuilletons est rémunéré au mot près, et qu'il n'hésitera donc pas en conséquence à rallonger la sauce (la description sans fin de la ville-vampire, toute en colonnades et en marbre, ou encore le réveil de la ville lorsque toutes les sculptures semblent prendre vie sont parmi les meilleurs exemples du livre). Si cet aspect très suranné dans l'écriture apporte une touche rétro appréciée, La ville-vampire, tout texte avant-gardiste qu'il soit, n'en reste pas moins une œuvre d'un autre temps dont tous les aspects n'ont pas forcément bien vieillis. Certains éléments, très passés de mode, pourront heurter le lecteur ou venir handicaper la fluidité initiale de la lecture : le rythme très inégal et la construction enchevêtrée par exemple, notamment dans le dernier tiers du livre où les rebondissement s'enchaînent et s'entremêlent à une telle vitesse qu'on perd vite le fil des événements de même que leur sens.


"Le sombre et le brillant, la nuit et le jour, le gracieux et le terrible étaient mêlés là-dedans et confondus en d'infernales promiscuités. Ce n'était plus même un rêve ni un cauchemar, ni une hallucination : c'était la débauche de toutes ces choses réunies, leur bataille et leur tempête."

  Il en reste en tout cas un roman à redécouvrir pour ses aspects les plus modernes et l'audace du projet de Féval. Le titre de cette réédition, clin d’œil évident à Buffy contre les vampires, vient d'un parallèle dressé dans la très érudite postface par Adrien Party (webmaster de vampirisme.com), qui compare la troupe menée par Ann Radcliffe dans ce roman au scoobygang de la célèbre série de Joss Whedon. En guise d'introduction à cet ouvrage, on découvre avec amusement des vraies-fausses citations de Buffy, A.Van Helsing, ou encore de Lord Ruthven qui louent les talents de tueuse de vampires d'Ann Radcliffe!

FanArt inspiré par le roman de Féval 
(même si Ann Racliffe emprunte ses traits à M.Shelley...)

"Comme elle était philosophe et tout imprégnée de la pensée des sages, tant chrétiens que païens, elle en vint à se dire que ces excès de bonheur pourraient bien avoir leurs revers. Ainsi est la vie humaine : action, réaction. Quiconque gagne perdra. Et derrière l'horizon, il y a toujours des nuages qui sont en route pour couvrir le plus radieux ciel."

En bref : Très ancré dans la culture du roman-feuilleton d'antan, cette histoire méconnue de Paul Féval n'en reste pas moins un texte d'avant-garde tant dans son inspiration que dans l'image du vampire qu'il véhicule avant que Bram Stoker ne s'en empare. En faisant d'Ann Radcliffe, véritable auteure anglaise et pionnière du roman gothique, l'héroïne d'une histoire de vampires menée tambour battant entre road-trip horrifique et pastiche d'un roman de mœurs à l'anglaise, il renverse les codes du roman fantastique bien avant une mode qu'on imaginait très actuelle.

11 commentaires:

  1. Et bin tout un superbe dossier didonc....oui c'est assez tentant...vraiment

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    1. Si tu te laisses tenter, j'espère que tu aimeras autant que moi!

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    2. Vraiment...je suis dans les classiques surannees....le Dracula de Bram Stoker fut une bien bonne surprise...alors pourquoi pas cet auteur ?

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  2. Bel article ! C'est marrant, j'ai l'impression de connaître le nom de l'auteur... et je suis sûre de n'avoir rien lu de lui (peut-être son fils, plutôt ?) Mais ça a l'air assez drôle ! Je me le note, peut-être pour un futur challenge ? C'est bien d'aller nous chercher des auteurs un peu oubliés. Merci !

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    1. Oui, il y avait un Payl Feval fils, qui écrivait aussi et qui a imaginé plusieurs suite au roman "le bossu". Reserve-toi le pour un futur challenge sur les vampires ;) c'est désuet par moment mais à découvrir !

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    1. Oui, c'est ce que j'ai pensé la première fois que je l'ai vu en rayon! Le concept est tellement top pour l'époque !

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  4. Merci pour toutes ces découvertes et ce billet très instructif. J'avoue que ça attise un peu ma curiosité.

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    1. Merci Hilde. J'espère que tu trouveras à ce roman les mêmes qualités si tu le lis! :)

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  5. voilà qui titille ma curiosité ! Mais je ne suis pas sûr d'aprécier le style de l'époque, mes rares tentatives se sont soldé par des échecs, trop de mots pour moi XD

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    1. Je vois ce que tu veux dire, c'est caractéristique du genre, comme je le dis dans l'article : plus il y a de mots, plus l'auteur est payé donc il n'y va pas avec le dos de la cuillère !

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