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dimanche 4 octobre 2020

Les incasables - Rachid Zerrouki.

 

Éditions Robert Laffont, 2020.
 
    « En enseignant en Segpa à des élèves âgés de 12 à 16 ans, je savais que je ne façonnerais pas des ingénieurs, des médecins ou des avocats, mais des manutentionnaires, carreleurs, tourneurs-fraiseurs ou professionnels de l’aide à domicile – des prolétaires sans qui tout s’effondrerait, mais que la société méprise, maltraite, sous-paye et exploite. En revanche, j’ignorais tout de ce que j’allais recevoir en retour : des leçons de vie en pagaille, des souvenirs impérissables et un sens à mon métier. »
    De 2016 à 2019, Rachid Zerrouki, connu sous le nom de Rachid l’instit sur Twitter, a été professeur à Marseille en Segpa, une section où se retrouvent les collégiens dont les difficultés scolaires sont trop graves et persistantes pour qu’ils suivent un cursus classique. Bien souvent, lorsqu’on recherche l’origine de ces difficultés, on découvre des drames, de la précarité, des vies marquées par l’adversité. Enseigner à ces élèves a entraîné Rachid Zerrouki à résoudre de nombreux dilemmes pédagogiques : ils ont les compétences pour lire
La Sorcière de la rue Mouffetard et la maturité pour s’intéresser à Orgueil et Préjugés. Alors, que faire ? Insulter leur intelligence ou consumer leur confiance en eux ?
    En côtoyant au quotidien ces adolescents, Rachid Zerrouki a remis en cause sa formation et ses convictions. Dans ce livre d’une grande humanité, il dévoile son attachement envers l’école publique et partage tout ce que ces élèves lui ont appris.
 
***
 
    Il y a quelques temps, on vous montrait avec Louis veut partir que chez books-tea-pie, on ne lisait pas que les classiques du gothiques et les aventures réinventées de Voltaire. Dans la veine d'une littérature plus sociale, voici aujourd'hui un autre ouvrage arrivé avec la rentrée littéraire : Les incasables.
 
"On entend souvent dire que, si les enfants ont du mal à l'école, c'est parce que leurs parents ne s'occupent pas de leur scolarité ou encore parce qu'ils ne font pas d'efforts. Mais la réalité est bien plus complexe."
 
"Bien souvent, si ce n'est systématiquement, lorsqu'on tire le rideau de ces difficultés scolaires, on découvre des drames, de la précarité, des maladies, des trajectoires de vie marquées par l'adversité et les mauvais coups du sort."
 
  Les incasables, qu'est-ce c'est? Du on, je vais passé au je, parce que c'est un sujet qui me touche tout particulièrement. Non pas parce que "je est un autre" mais parce que je est éducateur spécialisé. Je l'ai peut-être glissé ça et là, ou vous l'aurez deviné grâce à quelques suggestions faites dans les articles de blabla saisonniers et autres billets d'humeur. L'ironie est que les internautes et blogueurs avec qui j'ai eu l'occasion d'échanger pensent souvent que je suis enseignant, même si je n'étais effectivement pas loin de choisir cette voie et que cela a fortement nourri ma façon d'être éducateur. Dans notre jargon, le mot d'"incasable", entré dans le vocabulaire officiel du travail social (attention, je n'ai pas dit qu'il y avait que du positif, chez nous) traduit un usager (oui, là aussi, le terme est sujet à débat, mais chez nous, il n'y a ni patient ni client, il fallait donc bien trouver quelque chose) en rupture de parcours et à la limite des institutions. Le plus souvent, il s'agit d'adolescents ou de jeunes adultes qui ont mis en échec toutes les alternatives proposées et pour lesquels aucune réponse adaptée ne semble exister. L'évolution des publics, enfin, de "ces" publics, ceux de l'ombre, ceux dont la plupart ignore ou préfère ignorer l'existence, nous amène à reconnaître des situation d' "incasables" de plus en plus tôt, à des âges de plus en plus jeunes, parce que le caractère multifactoriel et multidimensionnel des problématiques et des difficultés de ces jeunes nous dépasse totalement.
 
 Rachid Zerrouki, l'auteur, enseignant en SEGPA.

  Dans ce témoignage, Rachid Zerrouki, enseignant en SEGPA, utilise ce terme pour évoquer les élèves en rupture ou difficultés scolaires qu'il a été amené à accompagner au cours de deux années dans un collège de Marseille. Si le titre est choisi en connaissance de cause, on est encore loin des situations d'incasables que les travailleurs sociaux sont amenés à rencontrer ; mais que cette remarque ne laisse pas une seconde imaginer que je remets en cause le constat de l'auteur, car il reste bel et bien juste. Ces élèves, ces parcours de vie, ces anecdotes restent celles d'une population d'invisibles qui méritent qu'on les mette en lumière.
 
"L'institution ne maltraitait que ceux qui avaient le plus besoin d'elle." 
 
"Ils sont des milliers à être trop bêtes, trop intelligents, trop malades, trop tourmentés, abîmés ou tout bonnement démolis. On les appelle "des élèves à besoins éducatifs particuliers", pour ne pas dire "les élèves dont on ne sait pas quoi faire"."

  En cela, l'approche de l'auteur est gagnante : partir de sa propre expérience d'enfant issu de l'immigration (lui-même raconte qu'à lui, "l'école a tout donné") pour raconter son désir et sa passion de la transmission, puis, alternant entre sociologie, histoire et témoignage, raconter par portraits croisés ces élèves si particuliers dont la vie vient remettre en question ses convictions mais aussi l'école républicaine française dans ses fondements et ses adaptations, encore à parfaire. Les références et rappels théoriques, jamais lourds, viennent éclairer les situations relatées; ils montrent les multiples interrogations de l'auteur, avant tout homme de terrain en constante réflexion, lequel use en même temps d'une plume tantôt profonde, tantôt pétillante, pour raconter ce groupe d'adolescents avec fraîcheur et spontanéité malgré la gravité du sujet. Très vite, pour moi qui ai accompagné des jeunes aux parcours similaires (et souvent dans un contexte scolaire ou dans de nombreux projets pédagogiques), j'ai reconnu ces élèves et je me suis pris d'affection pour eux. Car à travers ce livre, Rachid Zerrouki leur redonne cette humanité qui leur a bien souvent été prise par ce système imparfait.

Rachid Zerrouki est aussi connu sur les réseaux sociaux où, bien avant d'écrire son livre, il partageait déjà autour de son expérience.

  Comme il l'indique en début d'ouvrage, ce livre n'a pas vocation a réinventer quoi que ce soit ni à se prétendre ouvrage de référence ; Les incasables est avant tout un partage d'expérience, un témoignage à la fois personnel et professionnel qui a pour but de donner à réfléchir. Je suis curieux de savoir quels types de lecteurs il touchera : ne sera-t-il lu que par les enseignants et les travailleurs sociaux ou les lecteurs lambdas feront-ils preuve de curiosité ? Je l'espère, car de telles histoires méritent d'être connues de tous, que les invisibles deviennent visibles et qu'on prenne conscience que ces chemins de vie, plus qu'on ne le croit, dépendent bien souvent des nôtres.

"Eux qu'on rassemble dans une classe à effectif réduit parce qu'on estime, parfois dès l'âge de dix ans, que leurs difficultés scolaires sont trop "graves et persistantes" pour qu'ils continuent à être scolarisés avec les autres. Eux qui cumulent troubles du comportement, problèmes familiaux et problèmes scolaires, chacun étant la source de l'angoisse de l'autre. Eux dont la confiance est broyée et dont l'orientation vers des métiers manuels ne sera pas le résultat d'une introspection de philosophe bourgeois en quête de sens, mais le fruit d'une simple et douloureuse nécessité vitale."

  Je n'ai qu'un petit reproche à formuler : si Rachid Zerrouki n'a pas hésité à faire les recherches nécessaires pour cerner et comprendre la grande hétérogénéité de parcours de ses élèves, il reste un amalgame qui m'a dressé les cheveux sur la tête. En effet, la façon dont sont évoqués en même temps les services et foyers de protection de l'enfance et les ITEP (Instituts Thérapeutiques Éducatifs et Pédagogiques) laisse à penser que ces dernier sont des institutions de placement (qui plus est pour des raisons assez floues), ce qui n'est pas du tout le cas. S'il est vrai que certains enfants peuvent cumuler un suivi d'aide social et un suivi en ITEP, ces établissements relèvent du champ du handicap, vers lesquels les usagers sont orientés (et non dans lesquels ils seraient placés, ce qui est, croyez-moi, tout à fait différent) pour la raison qu'ils présentent des troubles du comportements venant perturber les apprentissages et l'accès à la socialisation. Il ne s'agit que de deux paragraphes dans un livre au demeurant excellent, mais quand on travail comme moi en dispositif ITEP, la confusion électrise un petit peu (voire beaucoup...).

"Ces écarts de conduite sont des appels à l'aide maladroits adressés à qui voudra bien les entendre et les comprendre. S'ils sont entendus, pour l'heure ils ne sont que punis, ce qui donne lieu à une nouvelle angoisse, un nouveau mal-être. Tel est l'infâme cercle vicieux dans lequel navigue l'enfant qui souffre de troubles des conduites et du comportement."

En bref : Malgré une légère confusion que pourront relever les connaisseurs, Les incasables est un ouvrage d'une grande humanité qui donne à réfléchir. Ce témoignage fort et lumineux met au premier plan les parcours de vie d'élèves qu'on invisibilise encore trop et pour lesquels l'égalité des chances n'est pas toujours de fait. Un ouvrage capital pour prendre conscience de leur réalité.
 
 
Un grand merci aux éditions Robert Laffont et à NetGalley pour cette lecture.

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