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jeudi 12 novembre 2020

Dans les bois - Emily Carroll.

Through the woods
, Margaret K McElderry Books, 2014 - Editions Casterman (trad. de B.Béquerie), 2016.

    Une cabane perdue dans la neige et des jeunes filles qui disparaissent tour à tour la nuit venue. Une écolière qui joue les apprentis spirites et qu'un esprit malin finit par posséder. Des monstres parasites cachés au fond des bois et qui attendent la proie idéale pour faire... leur nid. Emily Caroll nous livre avec Dans les bois, un sortilège de contes horrifiques à l'atmosphère prégnante, à l'ambiguïté grinçante, et nous rappelle cette délicieuse sensation d'avoir peur, confortablement installé sous les couvertures, en toute sécurité. A moins que...
 
 
*** 

    Brillante auteure et illustratrice de BD canadienne, Emily Carroll est malheureusement encore trop méconnue dans l'hexagone, où seulement deux de ses créations ont été publiées en quatre ans. Son univers, où se côtoie monstres des frayeurs enfantines et étrange fantasmagorie, ne peut laisser personne indifférent, surtout pas les amoureux d'Edgard Poe, de Lovecraft ou... d'Angela Carter (encore!).
 
 
    En effet, dans ce magnifique album à lire sous la couette à la lueur de la torche (mais réservé aux plus grands), l'artiste présente à son lecteur cinq histoires courtes encadrées d'une introduction et d'une conclusion, le tout en BD, évidemment. L'incipit vous sera terriblement familier : la narratrice raconte ses innombrables lectures à la lampe de chevet, le soir avant de s'endormir, craignant qu'une main invisible sortie des ombres l'agrippe soudain sans crier gare. Quel lecteur ne s'est pas laissé aller, enfant, à la peur d'être englouti par une quelconque créature née de la nuit ou vivant sous son lit?


    Sans transition et après ces angoissantes interrogations, la première histoire commence. Elle nous entraine dans une ambiance évoquant les années trente, aux côtés d'une collégienne solitaire quittant le pensionnat pour passer quelques jours dans la maison de campagne de son frère et de sa jeune épouse. Cette dernière, répondant à l'élégant prénom de Rebecca (serait-ce un hasard? Aucun point commun dans l'intrigue avec le célèbre roman de Du Maurier, mais on se demande si le choix de l'auteure est totalement anodin), est trop douce et trop sophistiquée pour être honnête. La jeune héroïne ne tardera pas à découvrir quelle monstruosité a investi les lieux... et sa belle-sœur, par la même occasion... 
 
Rebecca, étrange ? Non, vraiment, on ne voit pas où vous voulez en venir...
 
    La seconde histoire prend place dans un tout autre contexte : la campagne en des temps reculés où une chasse au loup tourne au cauchemar, laissant le lecteur en plein cliffhanger. La troisième nous invite dans un environnement évoquant une gentry anglaise à la Jane Austen, mais où des séances de spiritisme bidons mènent finalement à une possession bien réelle. La quatrième plonge le lecteur dans une forêt enneigée à la fin du XIXème siècle : les membres d'une famille vivant dans une maison isolées disparaissent un à un jusqu'à ce que la dernière fillette en vie décide d'affronter les bois... pour mieux tomber dans les bras du ravisseur, peut-être? L'ultime historiette illustrée est un régal de préciosité, mettant en scène un XVIIIème siècle baroque en diable où se côtoient esprit rococo et esprit frappeur pour un mariage façon Barbe-Bleue qui tourne court.

 
    Terriblement dérangeantes, ces histoires courtes construites comme des nouvelles fantastiques dans le pure style du genre jouent avec nos nerfs en s'amusant des codes du bizarre et du suspense. Les chutes, toujours glaçantes, nous laissent parfois comme pétrifiés face à l'horreur qu'elles suggèrent et ce même si le lecteur n'est jamais sûr de rien, ni même parfois d'avoir ne serait-ce que saisi toutes les subtilités de l'intrigue. Or, comme les zones d'ombre de la chambre à coucher propices à imaginer les pires monstres tapis dans le noir, les angles-morts qu'Emily Carroll disperse dans ses histoires deviennent des espaces de libre projection du lecteur, où il peut laisser enfler ses angoisses les plus personnelles. Seul point commun à tous ces récits : l'omniprésence de la forêt, lieu symbolique par excellence où se sclérosent toutes les peurs, résidus de nos frayeurs enfantines.
 

    A l'inspiration de la nouvelle dans le fond comme dans la forme, il faut aussi ajouter l'inspiration manifeste du conte. Il y a en effet quelque chose des contes gothiques de Poe aussi bien que des contes merveilleux dans les BD d'Emily Carroll, l'image du monstre ou du kidnappeur suggérant souvent la figure du loup caché dans les bois, près à nous dévorer. Dès lors, une silhouette encapuchonnée de rouge traversant une forêt enneigée ne peut être un hasard, surtout lorsque cette dernière fonce tête baissée (et presque volontairement) dans les bras du criminel vêtu de noir. Par association d'idées, difficile de ne pas penser, encore une fois, aux jeunes filles et chaperons qui épousent la part sombre et animale des bois dans La compagnie des loups d'Angela Carter, d'autant que la construction en histoires dans l'histoire et le panache d'époques et de personnages ne sont pas non plus sans évoquer son adaptation par Neil Jordan.


 Cette étrange fantasmagorie est servie par des illustrations aux traits d'apparence simple mais magnifiés par un jeu très audacieux des couleurs et des contours. Emily Carroll est la seul illustratrice de son album, mais elle adopte à chaque fois des techniques de mise en page ou de mise en couleurs différentes d'une histoire à l'autre, donnant à chacune sa personnalité. Un univers esthétique entier sépare la première, à la construction sous forme de vignettes très classique, de la dernière, aux larges images vertigineuses. Ombres et lumières se côtoient dans une mise en image quasi cinématographique qui ne peut que retenir notre attention.


En bref : Dans la lignée de Poe, Lovecraft, ou d'Angela Carter, l'auteure et artiste Emily Carroll nous sert ici un florilège gothiques et macabre d'histoires courtes bédéisées, à mi chemin entre le conte noir et la nouvelle fantastique à l'ancienne. Dérangeant, palpitant et visuellement captivant!

6 commentaires:

  1. Waouh ! Quelle belle trouvaille !

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  2. Un univers étrange et follement attirant, merci pour la découverte. :)

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    1. Oui, j'ai été totalement captivé, c'est du grand art caché sous un coup de crayon sans prétention !

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  3. Certaines planches sont magnifiques ! Je suis intriguée par le sujet et très curieuse de découvrir cet univers artistique !

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    1. C'est très surprenant, mais je te le recommande vivement !

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