Au cours des dix dernières années, j'ai été amoureux deux fois. Elle
s'appelait Mona, il s'appelait Léo. J'ai vécu avec elle à Paris, avec
lui en Normandie. J'ai été en couple pendant sept ans avec elle, avec
lui pendant sept mois. Je les ai aimés pareil. Je veux dire, aussi fort. En sept ans, j'ai pris dix kilos. J'ai voulu arrêter la drogue. J'ai
essayé de faire un enfant. J'ai vu un homme mourir. Je me suis éloigné
de mon père. J'ai vu les contours de mon visage disparaître. J'ai vu la
femme que j'aimais se détruire. J'ai détruit le mec que j'aimais.
J'écris ces phrases dans le vide. Je ne sais plus à qui je m'adresse. Peut-être aux deux êtres que j'aimais le plus et que j'ai brisés.
On m'a tout donné et j'ai tout gâché. Il me reste le souvenir de ces deux passions.
Il me reste l'histoire que je vais vous raconter.
J'écris ces phrases dans le vide. Je ne sais plus à qui je m'adresse. Peut-être aux deux êtres que j'aimais le plus et que j'ai brisés.
On m'a tout donné et j'ai tout gâché. Il me reste le souvenir de ces deux passions.
Il me reste l'histoire que je vais vous raconter.
***
Pour parler de Sacha Sperling, il est difficile de ne pas commencer un article sans tomber dans le piège du "fils de". Comme son nom ne le dit pas, Sacha Sperling est en effet le fils de Diane Kurys et Alexandre Arcady. Enfant du cinéma qui a préféré se tourner vers l'écriture, le jeune homme est révélé en 2009 avec son premier livre, une auto-fiction intitulée Mes illusions donnent sur la cour, qui le projette sur la scène publique : petit prodige de l'écriture de 20 ans surnommé "le nouveau Françoise Sagan", S.Sperling séduit sans le vouloir avec un récit décomplexé qui reflète bien sa génération. A l'époque, nous sommes passés à côté de ses premières publications et de leur incroyable retentissement. C'était pour mieux le découvrir plus tard, grâce aux hasards d'internet et de sa page instagram qui a eu la bonne idée de s'inviter cet été dans notre fil d'actualité...
"Arrivé devant ma porte, je me retourne, il n'est plus là. Je me sens comme à la fin des vacances, comme un dimanche soir."
Le fils du pêcheur s'inscrit dans la continuité de ses deux premiers ouvrages : Mes illusions donnent sur la cour, évoqué plus haut, et J'ai perdu tout ce que j'aimais, qui retracent sa propre vie et ses expériences sous une forme littéraire qu'on imagine quelque peu romancée. Ou pas. Allez savoir... (là réside toute la délicieuse ambigüité de l'auto-ficiton, n'est-ce pas?). Cette suite de récits n'étant pas à proprement parler une trilogie, on peut les découvrir dans l'ordre qui nous sied, aussi est-il tout à fait envisageable de se lancer dans l'aventure avec ce dernier né sorti à l'occasion de la rentrée littéraire 2021...
"Nous ne nous aimions plus.
Nous avions de la tendresse pour ce que nous avions été et une peur
panique de ce que nous serions l'un sans l'autre. C'est comme ça que les
histoires durent longtemps."
Sacha y raconte donc Sacha, en pleine angoisse de la feuille blanche depuis plusieurs années, nourri, si ce n'est gavé, de drogue et d'alcool au point qu'on se demande comment il peut tenir debout. Parti se ressourcer (ou pour mieux fuir, peut-être?) dans sa maison d'enfance en Normandie (ancienne résidence de Serge Gainsbourg et Jane Birkin), Sacha rencontre Léo, le fils du voisin, un jeune homme de 20 ans aussi secret qu’incandescent. Au fil des journées sous le soleil de l'été, l'auteur ressuscite les fantômes d'une vie familiale complexe mais surtout celui de ses amours défuntes avec Mona au terme d'une idylle de sept ans, tandis qu'il s'éprend parallèlement de Léo. A la presque folie de la passion soudaine suit la presque normalité du quotidien à deux, avant que leur histoire ne s'enfonce dans les affres du doute...
"Léo serait moins beau s'il n'était pas si malheureux."
Très rapidement, on comprend l'engouement suscité par cet auteur. Sa plume est incisive et profondément littéraire : Sacha Sperling écrit sans concession, sans rechercher les effets de style ; il écrit comme on court, comme on respire, comme on parle. Et pourtant, naturellement, quelque chose d'incroyable se passe dans la lecture. C'est violent (parfois), cru (souvent), mélancolique (beaucoup) et pourtant, rien n'est superfétatoire. Est-ce malaisant ? Par moment, oui, mais on ne connait pas d'histoire qui ait touché le monde en nous racontant les bisounours. Il y a dans l'écriture autant que dans l'engagement de cet auteur à écrire cet élan particulier aux écorchés vifs, ce petit quelque chose qui laisse aux figures de style utilisées un sentiment de sincérité poignant là où tant d'auteurs surchargent en poésie inutile. Les métaphores filées de la partie d'échecs pour raconter une dispute, ou du jeu de l'oie pour dire les hasards de la vie sont par exemple d'une évidence saisissante.
" — C'est pour ça que tu as recommencé à boire ? (...)
Est-ce que tous les couples finissent par avoir l'horrible sentiment de jouer une partie d'échecs contre Bobby Fisher ? Mona bouge le pion "alcool" en E3."
Le récit, d'abord très lent, laisse le lecteur se familiariser avec la situation de Sacha, de se mettre progressivement en contexte. Puis, comme dans un jeu de miroirs, on suit en alternance les réminiscences de son histoire avec Mona et l'histoire naissante avec Léo. Les bouillonnements des débuts, la douceur des continuités, l'acidité des premières disputes, les drames, les traumatismes, les désillusions... Sur des temporalités différentes (sept ans pour la première, sept mois pour la deuxième), ces deux histoires d'amour suivent des chapitres et des péripéties, sinon totalement identiques, disons assez semblables dans leurs détours et surprises (bonnes ou mauvaises, souvent douloureuses). Elles laissent au milieu de ces intrigues croisées un personnage principal en plein questionnements, cherchant des réponses et se cherchant dans ce qui s'apparente peu à peu à une instrospection psychanalytique.
"Pour la première fois depuis longtemps, il semble fragile. Il ne sait pas où il va. Avec moi. Dans la vie. Ce soir.
Nous ne sommes pas deux hommes, nous sommes deux enfants mal finis qui cherchent en l'autre un impossible point de contact."
Lorsque le rythme de l'intrigue s'accélère, on est surpris de sombrer, dans les derniers chapitres, dans une atmosphère qui semble s'éloigner de l'auto-fiction pour lorgner du côté du thriller psychologique. Ce virage déstabilise, interroge. Mais la question n'est peut-être pas tant de savoir ce qui est vrai ou pas, ni même de dire si c'est vraisemblable, mais plutôt de réfléchir à ce que cela vient dire de la quête du personnage et de son auteur.
"J'avais acheté un agenda noir en cuir grainé. Parfois, je feuilletais les pages au hasard. Mes yeux passaient sur toutes les dates qui n'avaient pas encore de sens. Tous ces rendez-vous qui n'existaient pas, ces souvenirs futurs. Les bons, les mauvais. Comme les rues d'une ville inconnue dont les devantures des magasins restent des énigmes."
En bref : Auto-fiction à l'écriture crue mais profondément talentueuse, Le fils du pêcheur est un récit complexe et déstabilisant sur la violence des passions amoureuses, sur le deuil des sentiments, et sur l'éclosion de soi-même. Sacha Sperling est à n'en pas douter un auteur majeur de sa génération.
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