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mercredi 31 mai 2023

Soeurs - Daisy Johnson.

Sisters
, Riverhead Books, 2020 - Éditions Stock (trad. de L.Devaux), 2021 - Le Livre de Poche, 2023.

    Juillet a une sœur de dix mois son aînée, Septembre. Elles sont inséparables. Mais Septembre peut se montrer terrifiante. Elle pousse Juillet à faire des choses qu’elle ne veut pas. Et, comme hypnotisée par le regard noir de sa sœur, Juillet obéit.Depuis « l’incident », tout a changé. Elles ont dû déménager loin d’Oxford avec leur mère Sheela, écrivaine pour enfants, dans une vieille maison au bord de la mer, qui, si l’on tend bien l’oreille, semble animée d’une vie propre. Le sommeil y est impossible et les rêves sans fin. L’atmosphère devient brumeuse et étouffante pour Juillet. Tandis que les deux adolescentes font leurs premiers pas dans le monde du désir et de la sexualité, un vent de violence se lève.
    À mesure que le lecteur remonte le fil jusqu’à ce fameux incident, l’auteure fait germer une cruelle pensée dans la tête du lecteur : et si Juillet n’obéissait finalement qu’à elle-même ?Daisy Johnson nous plonge dans un univers gothique, âpre et ardent où explose la fureur de l’adolescence.
 
"Sœurs raconte la déprime des temps, la méchanceté adolescente, les démons de la sororité en flirtant avec le roman fantastique et le thriller. Le pouvoir d’évocation de l’écrivaine, son génie de la construction, son style flamboyant font le reste..." Philippe Chevilley, Les Échos.
 
"Un roman enchanteur et inquiétant". Christine Ferniot, Télérama.
 
***
 
    La tentation d'un livre tient à peu de choses : son titre (sobre, mais non moins énigmatique), sa couverture (patchwork de corps découpés, mi-macabre, mi-poétique), et, enfin, à son résumé : des sœurs, une maison, des ombres. Et un secret. Trop tard : déjà, le livre nous a retenu dans ses griffes. Finaliste du Booker Prize 2018 avec son précédent ouvrage, la jeune mais déjà talentueuse autrice britannique Daisy Johnson a rapidement rejoint notre bibliothèque avec ce second roman, Sœurs. Mais de quoi retourne-t-il, au juste ?


" Cette année où nous sommes maisons, toutes fenêtres éclairées et portes qui ferment mal. Lorsque l'une de nous parle, nous sentons toutes les deux les mots sur notre langue. Lorsque l'une de nous mange, la nourriture descend dans chacun de nos gosiers. Si l'on nous avait ouvertes en deux, ni l'une, ni l'autre n'aurions été surprises de découvrir que nous partageons les mêmes organes, que les poumons de l'une respire pour deux, qu'un cœur unique bat d'un pouls redoublé et fébrile."

    De deux sœurs, comme l'indique son titre. Septembre, l'aînée, et Juillet, la cadette. Adolescentes étranges, aussi fusionnelles que des jumelles. Plus étranges encore que leurs noms, toutes deux semblent restées bloquées quelque part dans l'enfance – mais une enfance qui alterne entre ombre et lumière, candeur et férocité. Terrifiante, en somme, comme peut l'être l'enfance. Avec leur mère Sheela, autrice et illustratrice de livres jeunesse qui mettent en scène ses filles sous une vision fantasmée, Septembre et Juillet ont dû quitter Oxford en catastrophe pour s'installer dans la maison que leur tante paternelle loue d'habitude ponctuellement. Là, Sheela n'est plus que l'ombre d'elle-même : dormant le jour, se réveillant la nuit pour cuisiner, elle devient une sorte de fantôme, disparaissant peu à peu de la vue de ses propres filles. Pendant ce temps-là, ces dernières sont en totale déambulation dans la maison, quand elles ne s'adonnent pas à des jeux aussi incongrus que dérangeants, jusqu'à ce que la bizarrerie des jours qui se suivent enfle encore et encore, laissant planer l'impression que, dans cette maison, tout ne tourne décidément pas rond...
 

"Souvent, au lycée ou à la table de la cuisine avec maman, j'avais l'impression d'être à côté de mon corps, de ne pas pouvoir vraiment toucher ni voir les choses. Ce n'est que lorsque Septembre était là que le monde se colorait, que je devenais sensible à la douleur où a l'odeur du repas en préparation dans les cuisines du lycée. Elle créait le lien pour moi. Pas au monde, mais à elle."

    Rien n'est plus intéressant qu'un livre qui divise. Claque incroyable pour certains ou intrigue creuse à l'écriture superficielle pour d'autres, Sœurs est de ceux-là. Car au-delà d'une histoire de maison et de famille, l'écriture, tout d'abord, se démarque par sa tournure particulière : ses inflexion comme ses tâtonnements, ses mises en suspens comme ses détours. Audacieux stratagème ou simple effet de style, la plume de Daisy Johnson met la forme au profit du fond, produisant un troublant effet narcotique sur le lecteur. Ce dernier, comme imbibé, anesthésié, voit les scènes se flouter et doute autant de ce qu'il croit comprendre que de ce qu'on lui raconte, laissant planer ainsi un doute constant sur les faits. Il apparait alors très vite que tout l'intérêt de Soeurs n'est pas tant dans ce qui nous est relaté directement que dans ce qui nous est caché, dans ce qui est laissé à notre imagination le temps d'une ellipse ou de trois petits points de suspension. C'est finalement là où le regard ne porte pas que la solution du mystère se trouve.
 

"Après avoir donné naissance, elle s'était sentie vide comme une maison bien-aimée qu'on ferme pour l'hiver."

    Car il y a un mystère : la nature de l"incident" qui a provoqué le déménagement de ce trio de femmes, dont on vient à se demander parfois si elles sont réelles. Autour d'elles, Daisy Johnson dresse sa haie d'épines façon Belle au bois dormant : comme sous cloches, coupées de la réalité, elles mènent leur vie telle qu'elles l'entendent loin de toute forme de contraintes ; enfants sauvages dans une maison à l'abandon, sous le regard fermé d'une mère perpétuellement en sommeil. Le tout est distillé dans une atmosphère délicieusement malaisante, qui fait augmenter l'effet de suspense sans qu'on parvienne à identifier à quoi cela tient exactement. A ces personnages plus morts que vivants ? Aux jeux ordaliques de ces deux sœurs tellement en symbiose qu'on ne sait plus laquelle est laquelle ? A cette impression étrange de flotter entre deux mondes, sur le seuil qui sépare le rêve de l'éveil ?
 

    Dans ce court mais très intense roman qu'aimeront certainement les lecteurs de Laura Kasischke (Esprit d'hiver, Les revenants), tout, des personnages aux décors, semble jouer avec nos nerfs, flirtant avec la folie. Dans cette intrigue qui semble se réclamer autant de Lewis Carroll que d'Henry James, on se promène et on se perd comme dans le labyrinthe de la psyché humaine. Le final, implacable, tombe comme un couperet, montrant que les fantômes ne sont pas toujours ceux qu'on croit.
 
"Si les esprits étaient des maisons qui comportent plusieurs pièces, dans ce cas, je vis à la cave."
 
En bref : Roman de l'inquiétante étrangeté dans son sens le plus fidèle, Sœurs est de ces livres qu'on adore ou qu'on déteste, sans demi-mesure et parfois pour les mêmes raisons. Son écriture éthérée fonctionne à merveille pour prendre le lecteur à son propre piège et les personnages sont aussi fascinants que dérangeants. Qu'on aime ou pas, on ne peut que reconnaître ce petit quelque chose du tour de force qui donne à cette histoire sa dimension terrifiante et hypnotique.

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