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mercredi 27 septembre 2023

Les dragons - Jérôme Colin.

Allary Editions, 2023.
 
Jérôme a quinze ans. Il est en colère contre ses parents qui sentent le vieux. Contre le monde qui le rejette. Contre les monstres qui l’empêchent de dormir. Contre lui surtout. Sur décision de justice, il est interné dans un centre de soins pour adolescents. Là, il rencontre les dragons, ces enfants détruits par leur famille, l’école ou l’époque. Parmi eux, il y a Colette. Crâne rasé, bras lacérés, noir sur les yeux. Elle veut mourir. Il veut l’embrasser. L’emmener loin d’ici.
 
Les Dragons est l’histoire d’un coup de foudre entre adolescents plus normaux qu’il n’y paraît. Un cri d’amour pour ces enfants que notre société cache, mais qui disent tant de nous.
 
***
 
     On a certainement déjà eu l'occasion de l'écrire en ces pages : s'il y a bien une chose qu'on n'aime pas, ce sont les "histoires d'éduc", terme sous lequel on catalogue films, romans et séries qui ont pris le risque de raconter les destins d'enfants placés, de personnes en situation de handicap, ou de ceux qui les accompagnent. N'y voyez aucune stigmatisation de notre part, au contraire, mais c'est que notre quotidien professionnel (dans notre autre vie, celle qu'on appelle active) étant celui du travail éducatif et social, on trouve rarement dans la fiction le juste reflet de ce à quoi on est confronté toute la journée. Tout semble toujours trop caricatural ou trop sirupeux. Trop plein de bonnes intentions. Trop lisse, trop embelli. Aussi est-il exceptionnel qu'on s'autorise une lecture relevant de cette catégorie, mais – flair ou hasard – les exceptions s'avèrent souvent heureuses.
 
"Trois pans de murs entiers occupés par de robustes étagères à six niveaux, pleines à craquer. Des livres entreposés sans classement sophistiqué. Malheur à ceux qui classent leur bibliothèque par ordre alphabétique. Léa m'a souvent demandé de ranger. Je ne l'ai jamais fait. Les bibliothèques ordonnées sont des cimetières. "Comment tu veux t'y retrouver dans ce foutoir", disait-elle. Elle n'a jamais compris que j'aimais justement m'y perdre. Promener mon regard sur les dos, saisir un roman au hasard, humer ses pages, retrouver une phrase soulignée lors de sa lecture. Chercher un livre. En trouver dix autres."
 

"Il a prescrit des médicaments pour m'aider à dormir. Il se trompait (...). Ne pas comprendre ce qu'on fout dans le monde est une blessure qui ne cicatrise pas avec deux pilules et un verre d'eau."

    Dans la catégorie "bonne pioche", ce titre que nous avions repéré au Salon du Livre Sur La Place de Nancy. Jérôme Colin, l'auteur, est un pur couteau suisse belge. Écrivain, mais aussi chroniqueur et journaliste à la RTBF, il est notamment connu pour son émission iconique Hep Taxi ! aux entretiens intimistes dans l'habitacle d'une voiture qui sillonne les rues et les routes belges tout en appelant aux confidences des personnalités invitées. Déjà auteur de deux romans publiés chez Allary en 2015 et 2018, Jérôme Colin semble depuis le début de sa carrière dans l'écriture questionner tour à tour vie de famille, parentalité et adolescence avec une profondeur qui remporte tous les suffrages. Prometteur, donc. Pour Les dragons, il s'est immergé plusieurs mois dans un centre de soins psychiatriques pour adolescents qui a donné vie à ses personnages et corps à ses thématiques.
 
"Je l'ai rencontrée un 31 décembre. J'avais vingt-cinq ans. Je regardais les gens s'amuser. Moi, je ne dansais pas. Il faut s'aimer un peu pour danser."
 

"On s'attache. C'est dans notre programme. On ne peut pas aller contre. Alors que nous savons au fond que pour vivre bien, les hommes et les bêtes, il ne faut pas trop s'en approcher (...). On ne sait jamais vraiment dans quoi on s'aventure. Chaque geste posé est un engagement dont on ignore les conséquences. Or, dans la vie, il faudrait pouvoir accepter les transactions en connaissance de cause. Être informé de la dose de chagrin que chaque décision va engendrer. Mais ça ne marche pas. Chaque heure qui passe, nous sommes contraints de fabriquer toujours un peu plus notre malheur."

    Le narrateur s'appelle lui aussi Jérôme. La petite trentaine, mis au pied du mur par sa compagne qui aimerait un enfant de lui, il nous entraîne dans un retour en arrière qui viendra expliquer son appréhension à fonder une famille. La réponse se trouve dans sa propre adolescence, dans son propre rapport aux parents. Et, surtout, dans un séjour en centre de soins alors qu'il avait quinze ans. La raison ? De trop nombreux écarts de conduite, trop de violence, trop de colère, et une thérapie qui semble ne mener nulle part. La réponse à cela, c'est le placement judiciaire en institut spécialisé. Là, au milieu des éducateurs (jamais que d'autres adultes aussi décevants qu'antipathiques) et d'autres jeunes aux corps tout autant meurtris que l'esprit, Jérôme fomente un plan pour se faire exclure, tout bonnement. Mais voilà, parmi les résidents, il y a cette fille silencieuse et scarifiée, avec laquelle il aimerait bien s'enfuir. Et plus si affinité ?
 
 "Parfois, il y a une incompatibilité entre les gens et le monde. Et on n'a rien trouvé pour réparer ça."
 

"J'aurais pu lui dire bien d'autres choses. Mais je voulais garder l'essentiel pour moi. Que j'avais l'impression de n'être personne parce que je n'étais personne. Que le monde tournait bien sans moi et que je ne voyais pas de raison d'y prendre part. Parce que je ne changerais rien à l'affaire. Parce que j'étais inutile et insignifiant. Que j'étais déjà fatigué de vivre. Mais, par chance, terrifié de mourir. Que je ne savais que faire des heures qui défilaient. Des images qui s’imposaient à moi pour m'épouvanter. Que j'avais peur de tout. Et surtout de la mort, qui me suivait. Que je trouvais normal de n'être rien. Mais insupportable d'avoir à souffrir pour exister si peu."

    Bonne pioche, nous l'avons dit plus haut. Et pour cause, Les dragons devrait être distribué, lu à voix haute, ou même imposé à ces adultes qui ne comprennent pas cette réalité alternative qu'est l'adolescence – comme à certains professionnels du métier qui ont oublié que ces jeunes années s'apparentent souvent à une traversée à la nage d'eaux tempétueuses. Et, pourquoi pas, offert à ces mêmes adolescents qui s'y reconnaitraient certainement, y trouveraient une évocation de ce qu'ils sont, une autorisation à l'être pleinement. Ne nous y trompons pas : le parti pris est, à juste titre, clairement de leur côté. Et à lire Jérôme Colin raconter leur dégout du monde des adultes, l'incohérence qui les attend une fois à la majorité, et l'absurdité de la société, on se range à l'évidence : ce sont eux qui ont raison.
 
"J'étais incapable de lui dire ce que j'avais à lui dire. Je ne savais pas faire ça, des phrases. C'est ce qui arrive quand, toute votre vie, on vous a dit de vous taire."
 

"Pourquoi certains d'entre-nous adhèrent à l'école et d'autres pas ? Pourquoi le système assimile-t-il correctement les uns pour rejeter les autres ?"

    "Ici sont les dragons". Affichée à l'entrée du service de psychiatrie, cette phrase énigmatique fait référence aux premières mappemondes et, plus précisément, au globe de Lenox, l'un des plus anciens conservés à ce jour : à l'endroit des terres et des mers inexplorées est inscrit "Ici sont les dragons". Quelques mots pour exprimer la crainte que suscite l'inconnu chez les hommes. Les dragons, ce sont ces jeunes qui effraient la société, celle-là même qui s'empresse de les barricader, de les cacher. Des dragons, des monstres dans le sens le plus étymologique du terme – "ce qui montre, ce qui révèle", car cette adolescence est le symptôme d'une société qui tourne à vide.
 
"Note pour plus tard : il faudrait traiter tous les enfants comme s'ils étaient internés en psychiatrie. Avec précaution."
 

"Autre note pour plus tard : aux enfants, ne pas dire arrête mais explique. Ne pas dire tais-toi mais raconte."

    Chez les dragons, la rencontre entre les deux protagonistes fait l'effet d'un électrochoc. "Un éclair, puis la nuit", pourrait-on dire. Car aussi soudaine soit-elle, elle n'offre aux deux adolescent que quelques heures, une nuit tout au plus. Et pourtant, ces chapitres hanteront longtemps les lecteurs. Ils leur rappelleront les adolescents qu'ils étaient, réveilleront leur clairvoyance et leur colère d'antan. Jérôme Colin les évoque avec tout le sérieux qui leur est dû, comme une plaie pas tout à fait refermée qui mérite qu'on la panse encore. Son écriture, cerise sur le gâteau, offre à cette histoire un écrin à la hauteur de son sujet comme de ses personnages, en écho à l'amour des belles lettres et aux références littéraires qui parsèment l'ouvrage.
 
"Je ne savais pas, alors, que les livres faisaient ça. Ils disent ce qui nous abat. Et une fois cette chose énoncée clairement par un autre, on voit comme une issue à ce qui s'infectait à l'intérieur et nous rendait la vie impossible."
 
En bref : Une évocation viscérale de la jeunesse meurtrie dans ce qu'elle a de plus violent et de plus beau. Jérôme Colin raconte le mal-être adolescent avec la précision du chirurgien, disséquant de sa plume leurs peurs comme leurs espoirs, et leur regard plein de clairvoyance sur le monde. Tout y est vrai et percutant.


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