Edgar est un artiste. Il écrit des livres et dessine des personnages,
c'est un auteur connu. Depuis quelques temps, il est obsédé par le
visage d'une femme et par un sentiment d'urgence. Parvenu au château de
La Roche-Guyon, il se retrouvera pris dans une succession de voyages
temporels au cours desquels, à chaque fois, il rencontrera la dame de La
Roche. Mais quel est le but de tout cela ? Qui est cette femme et par
quel moyen voyage-t-il ainsi dans le temps ? Il découvrira, dans un
futur pas si lointain, un monde ravagé où seuls subsistent quelques représentants de "la-vie-telle-que-nous-la-connaissons". Il découvrira qui est la dame de La Roche et quelle mission elle entend lui confier, à lui, un artiste, un simple artiste...
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Jean-Michel Frémont ? Geneviève Marot ? Cela devrait vous rappeler des souvenirs ! Couple à la ville et partners in crime dans la création, l'auteur-comédien et l'artiste-illustratrice n'en sont pas à leur premier coup d'essai : en 2019, nous assistions à l'excellente pièce Sherlock Holmes et le masque de Chiang Mai, génial pastiche de Conan Doyle revisité sous le soleil thaïlandais, avec une bonne dose d'ésotérisme et d'éléments historiques en prime. Jean-Michel Frémont à l'écriture et Geneviève Marot aux décors, cette réinterprétation du célèbre détective anglais n'avait pas été moins que jubilatoire. Autant dire qu'on attendait avec impatience une autre de leurs collaborations, tout particulièrement cette Dame de La Roche dont le couple avait annoncé la sortie depuis déjà deux ans, à la suite d'une résidence d'artistes organisée au château de La Roche-Guyon.
L'histoire commence à Paris, par une nuageuse journée de 1960. Au café de Flore, Edgar, artiste, a donné rendez-vous à l'un de ses amis pour avoir son avis. Le pauvre a l'impression de perdre la tête : le portrait d'une inconnue s'impose régulièrement à son esprit, sans qu'il puisse dire de qui il s'agit ni d'où il la connait. Alors qu'Edgar en fait le portrait dans son carnet de croquis, son compagnon reconnait, en arrière-plan, le château de La Roche-Guyon. Porté par ce visage qui hante ses jours et ses nuits, l'illustrateur décide de poursuivre son enquête sur place. Il se rend dans le Val d'Oise et parvient à s'introduire dans le domaine, sous les vestiges du vieux donjon. Là, victime d'un coup à la tête, il s'effondre avant de se réveiller... en pleine occupation allemande ! Il y retrouve une jeune femme ressemblant trait pour trait à celle qu'il a esquissé dans son carnet de croquis, résistante venue porter secours aux enfants juifs. Mais ce n'est pas la seule aventure qui guette Edgar, ni le seul saut dans le temps qu'il sera amené à faire : des années 40, il basculera encore au Siècle des Lumières puis au Moyen-Âge, avant d'être propulsé dans un futur incertain. A chaque époque, il rencontrera une incarnation de la mystérieuse dame. A chaque époque, il aura un rôle à jouer.
Un Edgar qui dessine et une aventure à la Roche-Guyon ? Si cela ne fait pas écho en vous, c'est qu'il est grand temps de revoir vos classiques, notamment la bande-dessinée franco-belge. La Dame de La Roche se veut en effet un chaleureux hommage au titre Le piège diabolique de la série Blake & Mortimer par Edgar P. Jacobs, dont l'aventure se tenait justement dans le célèbre village du Val d'Oise. Les vingt ans de l'album, célébrés au château en 2022, coïncidaient avec la résidence d'artistes de Jean-Michel Frémont et Geneviève Marot à La Roche-Guyon. A coup sûr, le scénario de La Dame de La Roche est né de cette heureuse synchronicité. Une fois le lien établi, on reconnait sans peine, dès les premières planches, le visage d'Edgar P. Jacobs et celui de l'ami qui le rejoint au café, qui n'est autre qu'Hergé. On se rappelle alors que les deux bédéistes sont et ont toujours été de grandes sources d'inspiration pour Jean-Michel Frémont, qui nous avait confié avoir mis autant de Tintin et de Blake & Mortimer que de Conan Doyle dans sa pièce holmesienne. Avec La Dame de La Roche, retour aux sources, donc : la boucle est bouclée.
Et quelle meilleure image que celle de la boucle pour parler du scénario ? Comme dans Le piège diabolique, la thématique des voyages et autres allers et retours temporels est ici centrale. L'histoire que nous raconte Jean-Michel Frémont, c'est celle d'une aventure secrète qu'aurait vécu Edgar P. Jacobs et qui lui aurait inspiré l'intrigue de sa bande-dessinée. Belle mise en abyme, donc, qui va par ailleurs plus loin que le copié-collé, car outre le thème principal et les clins d’œil à l'artiste franco-belge, Jean-Michel Frémont explore à travers ce périple une autre des marottes qu'on lui connait bien : l'Histoire. Derrière La Dame de La Roche se cachent en effet les vraies dames de La Roche, des figures féminines restées dans l'ombre des manuels d'Histoire, dont Perrette de La Rivière – auguste habitante du château au XVème siècle – et la duchesse d'Enville – fervente défenseuse des Lumières qui fréquenta les plus grands penseurs de son temps. A ces deux héroïnes, le scénariste ajoute deux successeuses fictives : une résistante sous l'occupation allemande et une femme du futur. Toutes les quatre ont la même apparence et semblent détentrices d'un message dont Edgar serait le destinataire...
L'hommage aux lieux et aux personnages historiques sert alors d'excellent support au secret de ces dames, véritable sujet de cette BD. Entre l'audacieux chassé croisé des époques et les messages sibyllins des personnages qu'il y rencontre, notre bon Edgar apprend du passé et de l'avenir le risque que court la planète : les hommes, apprentis sorciers, la conduisent à sa perte. Son rôle, dans tout ça ? Après tout, n'est-il pas qu'un simple illustrateur ? C'est probablement là toute la beauté du scénario, qui vient rappeler le devoir de transmission et le rôle d'éclaireur de consciences de l'Artiste avec grand A. En cela, La Dame de La Roche cache un scénario bien plus profond qu'il n'y parait au premier abord, façon conte philosophique.
Nous avons parlé du fond, mais quid de la forme, nous direz-vous ? A une époque où les bandes-dessinées et les illustrations sont de plus en plus réalisées avec assistance informatique, il est réconfortant de trouver ici un album mis en images via des méthodes traditionnelles : aux contours trop nets et aplats de couleur trop lisses, on préfère les nuances et les coups de pinceau de la talentueuse Geneviève Marot : les dessins ont une âme, la minutie des détails émerveille, la technique force l'admiration. On n'avait pas connu une émotion semblable depuis les aquarelles de Pascal Croci pour les planches de son Dracula adapté de Bram Stocker. Sous le crayon de l'illustratrice, on redécouvre l'atmosphère feutrée du Café de Flore et on frissonne sous la pluie glaciale qui s'abat sur La Roche-Guyon. On accompagne le personnage principal à travers les âges et la tête nous tourne presque lorsqu'il est aspiré dans ce tourbillon au rendu quasi-cinématographique synonyme de chaque changement de siècle. Visuellement, le résultat est magique.
En bref : Hommage à l'univers d'Edgar P. Jacobs autant qu'aux figures féminines de La Roche-Guyon, La Dame de La Roche est aussi un conte philosophique au message fort qui fait écho aux interrogations actuelles en même temps qu'il évoque les siècles passés. Jean-Michel Frémont glisse dans son scénario tout ce qui fait le sel de son univers personnel et Geneviève Marot nous transporte à travers les âges grâce à la magie de son coup de crayon, unique.
Merci aux éditions Jarjille pour cette lecture !
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