Pages

mercredi 20 février 2019

La relieuse du Gué - Anne Delaflotte Mehdevi.

Editions Gaïa, 2008 - Editions Babel, 2013.

  Un lundi matin venteux, très tôt, dans un village de Dordogne. Dans son atelier encore fermé, une relieuse se prépare avec délectation à travailler sur les livres qu’on lui a confiés, lorsqu’on frappe à sa porte avec insistance. Un mystérieux visiteur lui confie un livre ancien pour restauration. Pressé, mal en point, l’homme s’engouffre de nouveau sous la pluie qui bat les pavés. Un visiteur d’une beauté renversante. La relieuse s’attelle avec d’autant plus d’ardeur et de curiosité à ce nouveau travail : un livre ancien, relié à l’allemande, constitué de dessins représentant un fanum, antique lieu de culte gallo-romain, et dissimulant une liste de noms derrière une odeur de brûlé : en un mot, une rareté.
 
  Un premier roman qui mêle l’odeur du cuir aux secrets de famille, campe des personnages attachants et parfois cocasses, et laisse une place de choix à une écriture pleine de chaleur et de sensualité.

***

  Il y a quelques années, on vous présentait Le portefeuille rouge, suite du roman la relieuse du gué qui ne nécessitait pas d'avoir lu le premier tome pour en savourer la qualité. L'intrigue, située dans le milieu des livres d'art, confrontait une jeune artiste-relieur à des manuscrits inédits révélant quelques secrets sur Shakespeare himself, la conduisant dans une enquête à travers l'Europe et le temps. L'histoire était cousue d'or et le style, magnifique. Autant dire que nous avons attendu bien trop longtemps avant de lire le premier opus, par ailleurs multi-primé...


"Le dieu du vent s'infiltrait dans mon éprouvette... Fantaisie tout aussi excitante que de déclamer pour moi toute seule les vers de mon cher Cyrano, beaucoup plus excitante que de couper en une respiration un beau papier marbré, à vue, sans mesure, et parier qu'au milimètre près la coupe soit juste. Je m'étais refusé la promenade vers le gué auquel le vent m'invitait? Le vent était venu forcer ma porte."

  Mathilde a quitté il y a peu le monde de la diplomatie parisienne pour venir s'installer en Dordogne. A Montlaudun, le petit village natal de son grand-père, elle a aussi repris l'art de son aïeul : la reliure, et a ouvert son atelier. Entre clients particuliers et municipalités lui confiant la restauration des documents d'archives, autant dire que son affaire marche assez bien. Elle s'est également liée d'amitié avec son voisin André, boulanger aux allures d'ours un peu bourru mais en vérité adorable, et s’accommode des bizarreries de se voisins. Un matin, un étranger frappe à sa porte : beau, comme échappé d'un songe, mais dépenaillé et à bout de force, il lui remet un ancien livre très abimé pour restauration, la paie en liquide et... lui tombe dans les bras. Remis de son malaise dans la minute, il refuse le médecin et laisse Mathilde sans plus de renseignement. Lorsqu'il décède quelques jours plus tard sous les roues d'un camion, tout le monde ignore encore son nom. Mathilde, qui a commencé la restauration du livre, veut coûte que coûte retrouver la famille de son étrange visiteur, dont le parfum de sous-bois hante encore les nuits. L'ouvrage pourrait peut-être la mettre sur la voie? Il s'agit d'un recueil d'aquarelles représentant des vestiges gallo-romains en pleine forêt... Dissimulée derrière la tranche, Mathilde découvre une vieille feuille annotée d'une liste de noms griffonnés à la hâte. Liste qui semble intéresser particulièrement le maire de Montlaudun, soudain très acerbe à l'égard de la jeune relieuse. Habitée d'un profond désir de vérité, la jeune femme se lance dans une enquête à la fois humaine et historique...


"Un livre et un parfum : beaucoup d'amants, en cadeau d'adieu, ont fait moins bien."

  Quel plaisir de retrouver le petit monde de Mathilde : tout comme dans Le portefeuille rouge, les descriptions de la Dordogne et du petit village de Montlaudun apportent à la lecture quelque chose de rafraîchissant, une légère tonalité locale sans jamais tomber dans les défauts d'un roman trop régional qui serait réservé à ses seuls habitants. L'importance accordée au territoire et à la nature instaure une vivifiante atmosphère de simplicité qui participe à mettre en valeur le personnage de Mathilde, cette jeune femme vraie et sensible.

"Changer de vie implique beaucoup de brouhahas, de petits tracas, qui agissent comme de la glace sur une brûlure." 

  L'exotisme est donc principalement apporté par la profession de l'héroïne et les nombreuses descriptions du métier de relieur : l'atelier, les outils, les restaurations... la manipulation des livres, le cuir des couvertures, la diversité des reliures, la couture, les couleurs, ... l'odeur, aussi. Tous les sens sont mis en éveil à travers la restitution de son art, raconté de façon quasi charnelle


" Le deuil comme une amputation, le membre absent fait mal longtemps."

  Le texte, à la plume évocatrice, est entrecoupé de passages de Cyrano de Rostand : livre de chevet de Mathilde, il semble se mettre à parler de lui-même dès qu'une citation peut éclairer une scène vécue ou un événement raconté, se faisant miroir et réflexion de l'action avec une heureuse poésie. 

" On peut lire Cyrano de Bergerac de Rostand comme on le fait d'une carte postale d'été, ou le dire tout haut, juste pour le rythme facile de la rime. On peut le lire pour rire, pour s'émouvoir, pour s'attarder sur le panache de son héros. Pour bien dormir, on peut prendre un soir, un dialogue par hasard, et faire une toilette de chat de l'esprit, juste avant de sombrer. On peut le prendre au petit déjeuner pour se donner du cœur et une âme claire, juste une lampée avec son café."

  On se laisse porter avec délice par cette belle littérature dans une enquête entre papier marbré et cuir couturé, à la recherche du nom d'un fantôme et de ruines gallo-romaines cachées quelque part au fond d'une forêt. Une lecture suave qui nous met comme entre parenthèses, nous fait prendre la mesure du temps...


"Je partageais le désert du wagon de l'express avec trois statues de sel. Nous occupions harmonieusement l'espace vide, assis à équidistance les uns des autres. Drôle de race dont les spécimens se cherchent ou s'évitent selon une alchimie obtuse. Chez les animaux, les règles de fréquentation sont beaucoup mieux établies"

En bref : Anne Delaflotte Medhevi signe ici une déclaration d'amour brûlante à l'objet livre. D'une écriture charnelle qui éveille tous les sens, elle raconte ses personnages et son intrigue avec une poésie épurée et rafraîchissante.


Et pour aller plus loin... 


 - Lisez la suite, Le portefeuille rouge.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire