samedi 1 août 2015

Le portefeuille rouge (La relieuse du Gué #2) - Anne Delaflotte Mehdevi.

Editions Gaia, 2015.



  Les doigts habiles de la relieuse du gué viennent de se poser sur un trésor, un exemplaire du Premier Folio de Shakespeare découvert par une consœur à la personnalité ambiguë. Voilà un travail de restauration inédit pour Mathilde. D’autant qu’un trésor peut en cacher un autre, si l’on prend la peine de déchiffrer les traits de plume à l’encre passée. Et si l’on tente de saisir au vol les personnes qui croisent notre chemin pour goûter leurs secrets – même les plus noirs – et parfois l’amour qui s’en échappe.
  Un duel ardent et tragique entre deux femmes aux mains d’or découvrant une face cachée de la vie de Shakespeare.


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  Offert en raison de notre passion pour Shakespeare et l'ère élisabéthaine, ce roman au sujet est très anglo-saxon n'en est pas moins écrit par une autrice tout ce qu'il y a de plus française. Quatrième livre d'Anne Delaflotte Medhedi, c'est aussi le deuxième titre à mettre en scène le personnage de Mathilde, relieuse dans une petite bourgade de Dordogne. Rassurez-vous : s'il s'agit bien d'une suite, il n'est pas du tout obligatoire d'avoir lu l'opus précédent (La relieuse du Gué) pour savourer ce Portefeuille rouge.


  Mathilde, jeune artiste relieuse, égraine le quotidien au fil des travaux de restauration d'ouvrages anciens que lui apportent ses clients dans sa boutique de Montlaudun. Entre ce minutieux travail, la rénovation de son appartement au Moulin où a vécu autrefois son grand-père et les commerçants du quartier, rien ne vient perturber ses petites habitudes. Puis un jour, Astride Malinger, artiste "relieur-doreur" de renommée mondiale, vient sonner à sa porte pour demander son assistance dans un travail particulier. Lors d'un vide-grenier, elle a acquis, dans un bric-à-brac de vieux papiers, un premier folio de Shakespeare inédit en piteux état. Son projet : restaurer ce bijoux d'édition pour relancer sa carrière. Mathilde accepte d'assister sa consœur, pourtant partagée face à son tempérament ambivalent. Astrid Malinger, véritable dragon, alterne entre une attitude glaciale et volontairement condescendante et d'étranges phases de fragilité. Alors qu'elle travaille à son atelier, Mathilde trouve dans le fouillis de papiers acquis avec le folio une ancienne sacoche rouge contenant un journal du XVIème écrit en anglais. En le parcourant, elle découvre que son rédacteur, un certain John, proche de Shakespeare, dévoile sur le papier toute une phase cachée de la vie du dramaturge... Parce qu'elle a entre les mains une découverte mille fois plus précieuse que le premier folio, Mathilde se lance dans une enquête à travers les âges...

 L'un des premiers folios de Shakespeare.

  Nous attendions-nous à pareil bijou d'écriture ? Si le thème de départ avait tout pour plaire, il y a parfois un monde entre le pitch d'un roman et l'intrigue dans son entier, mais Le portefeuille rouge s'est révélé être un texte aussi prenant que bien écrit, porté par l'amour que l'autrice porte à l'objet livre. Mathilde exerce une profession atypique, rare, un savoir-faire ancien fascinant, et se présente au lecteur comme une jeune femme discrète et soucieuse, mais observatrice, passionnée et minutieuse. A travers son personnage et sa passion brulante pour des livres, Anne Delaflotte Mehdevi nous entraine dans une enquête à la rencontre d'une face cachée de Shakespeare, à savoir ces quelques années de 1585 à 1590 durant lesquelles il disparait mystérieusement. En s'appuyant sur des faits historiques qu'elle sait romancer à merveille, la romancière nous fait remonter le temps jusqu'au siècle d'Elizabeth I et voyager jusqu'à Staphord Upon Avon (où naquit le dramaturge) et au château de Charlecote au fil d'investigations à la fois envoutantes et mystérieuses.

 Le château de Charlecote, sa galerie élisabéthaine et sa bibliothèque : un décor magnifique où nous entraine l'héroïne...

  Au fil de cette enquête, l'autrice invite des personnages hauts en couleur, multipliant avec eux les intrigues secondaires pour mieux les raconter avec toutes leurs aspérités. D'André le boulanger, ami protecteur de Mathilde, à Monsieur Billon qui l'héberge dans son humble maisonnette pendant qu'elle assiste sa collègue, tous sont introduits avec leurs douleurs et leurs histoires, qui les rendent d'autant plus vrais et attachants. Parallèlement cette galerie de portraits, Anne Delaflotte Medhevi met en scène une confrontation à la fois grisante et terrifiante entre l"héroïne et Astrid Malinger, sorte de double maléfique. Étrange femme que celle-là, tantôt acide comme le venin et froide comme la glace, tantôt douce comme l'agneau et gracile comme une brindille. Obnubilée jusqu'à l'a folie par le folio de Shakespeare, cette talentueuse artiste n'en reste pas moins inquiétante par bien des côtés qui se dévoilent progressivement à la lecture du récit. Fascinante et intrigante, cette femme ambiguë donne tout son piment à l'histoire.

Des relieuses en pleine restauration au château de Charlecote.

  Le portefeuille rouge aurait pu ne rester qu'une bonne intrigue, mais le style unique de l'autrice en fait un texte tout aussi poétique que prenant. La narration a quelque chose d'irréel et d’obscur, comme échappée d'un songe. Évanescente et entrecoupée d'ellipses maîtrisées à la perfection, l'écriture d'Anne Delaflotte Mehdevi a la vivacité caractéristique de la poésie contemporaine et l'aura séculaire du conte. Un ravissement rythmé comme une symphonie que l'on savoure jusqu'à la dernière ligne.

"Shakespeare, aspirateur à thèmes sauf votre Honneur, recycleur de trames dramatiques souvent conçues par d'autres. Seulement lui, ces plats déjà servis, il en faisait du Shakespeare, les distillant dans une langue qui balayait non seulement tout le registre de l'anglais de l'époque mais qui introduisait dans le langage des mots comme "fashionable", "ladybird", "manager", "marketable", "moonbeam", "lonely"... Il s'emmêlait parfois les plumes dans ses références classiques? Désinvolte? Influencé par la mode ou par le temps? Celui qui s'en défend est un pédant.
  Un homme, mais libre dans son art, quand ses homologues français par contraste resteraient longtemps corsetés dans un genre, un style."


En bref : Une enquête fascinante dans le milieu de la littérature et une galerie de personnages hauts en couleurs, le tout sublimé par une narration aussi poétique que charnelle, d'une rare intensité. Un envoutement dans le fond comme dans la forme.


Et pour aller plus loin...


-Lisez le premier opus, La relieuse du Gué.
 

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