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samedi 19 décembre 2020

Petits riens de Mme de Graffigny - Pascale Debert.

Liralest / Le Pythagore éditions, 2020.

    "Adieu donc. La poste va partir. Je t'embrasse vivement. Ecris-moi de bien longues letres qu'au moins je parle ma langue un quart d'heure trois fois la semene."
    Ces quelques mots jetés sur le papier pour son ami François Devaux expriment probablement la secrète quintessence de la correspondance de Mme de Graffigny. En écrivant ses lettres à la hâte et sans formalités, l'épistolière semble vouloir retenir le plus longtemps possible le souvenir de son beau pays appelé à disparaitre, la Lorraine. Jetée sur les routes de l'exil à 43 ans, par le traité de Vienne, elle n'a d'autres choix pour survivre que d'adopter la langue et les coutumes d'un pays étranger, la France. Résolue à s'en sortir malgré les nombreuses épreuves à surmonter, sa difficile ascension vers un succès littéraire incertain ressemble à une odyssée. Cachant ses blessures derrière le masque de la comédie pour rassurer et amuser ses amis, elle n'a pas assez d'une langue pour leur raconter ses aventures : "Je les verai et je leur dirai. [...] mon Dieu, tout ce que je leur dirai! Je crois qu'il me faudroit deux langues, jamais la mienne n'y suffira."
    Le charme de ces lettres écrites il y a 260 ans opère toujours et nous emporte dans un autre temps, celui d'un "paiis perdu".

***

    Quatre ans après Petits secrets des ducs de Lorraine au XVIIIème siècle et deux ans après Emilie du Châtelet, philosophe des Lumières, l'auteure, graphiste et blogueuse Pascale Debert nous régale d'un nouvel opus de sa collection consacrée au siècle des Lumières et à ses personnages, principalement du Grand Est français. Tout comme pour ses précédents ouvrages, l'auteure compile ici certains de ses articles déjà publiés sur son passionnant blog Histoires Galantes (LA ressource sur le sujet), qu'elles complète évidemment de nombreux chapitres inédits et d'autres trouvailles jamais dévoilées jusque là.

Mme de Graffigny, par de La Tour.

    Mme de Graffigny, les aficionados du XVIIIème siècle la connaissent, de même que les amoureux d’Émilie du Châtelet (dont nous faisons partie). En effet, qui a entendu parler des deux femmes se sent par ailleurs dans l'obligation de choisir son camps : team Divine Emilie, ou team "Bonne Grosse", telle que les amis de Mme de Graffigny la surnommaient affectueusement ? Il faut dire que la seconde est souvent évoquée pour un séjour devenu célèbre chez la première, raconté à travers de nombreuses lettres qui constituent aujourd'hui une ressource des plus riches sur la vie que menaient alors la marquise du Châtelet et Voltaire au château de Cirey.

    C'est que rapporter tout dans le moindre détail, Mme de Graffigny en a fait son fond de commerce : sa correspondance fleuve avec son ami Panpan (surnom de François-Antoine Devaux, gentilhomme de la cour de Lunéville) a donné naissance à 15 volumes édités par la Voltaire Foundation d'Oxford. En reprenant, dans l'ordre chronologique, les éléments les plus savoureux de cette correspondance, Pascale Debert dresse un tableau passionnant de la France du XVIIIème siècle à travers le regard et les aventures rocambolesques de cette femme souvent drôle malgré elle (à moins qu'elle en joue, ne serait-ce qu'un peu?) qui tente de subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Dans le contexte de l'époque, c'est particulièrement avant-gardiste ; autant dire qu'aujourd'hui, le sujet n'en devient que plus intéressant. Et drôle : imaginez donc cette femme un peu ridicule (mais l'est-elle vraiment? on y reviendra plus tard), cougar avant la lettre (son amant de longue date - bien que peu fidèle - a dix-sept ans de moins qu'elle), contrainte de quitter la Lorraine sans la moindre pension et de courir les routes de France et de Navarre pour trouver abris chez les connaissances qui acceptent de l'héberger.

Panpan

    Redécoupant ces petites portions de vie par épisodes, Pascale Debert met en relief la dimension profondément feuilletonnesque de la correspondance de Mme de Graffigny, qu'on lit comme une comédie. Ses "petits riens", morceaux choisis d'un quotidien qui n'a pourtant pas vocation de plaire à qui que ce soit d'autre qu'à son ami lunévillois, alterne entre traits d'humour, narration de scènes cocasses, introspection, chronique de vie mondaine, et critique de ses semblables. Les contemporains de l'épistolière se voient tous affublés d'un surnom qui les suit toute leur vie, et leurs portraits sont toujours égratignés à un moment ou à un autre. Le tout évoque furieusement le ton d'un blog ou d'un réseau social d'aujourd'hui ; d'ailleurs, Mme de Graffigny peut également être considérée comme une véritable "influenceuse", puisque son roman Lettres d'une Péruvienne inspira la mode du même nom...

Mode dite "à la péruvienne", d'après les écrits de Mme de Graffigny, "influenceuse".

    Car après des années à brûler la chandelle par les deux bouts et à tirer le diable par la queue tout en maudissant "son étoile", après des kilomètres sur les routes d'un logement à un autre, Mme de Graffigny trouve sa place dans un cercle littéraire qui, petit à petit, lui permet de connaître la gloire : de correctrice à auteure, elle écrit finalement ce qui devient de véritables best-sellers du Paris d'alors avec ses fictions épistolaires et ses pièces, lesquelles donnent à voir un esprit beaucoup plus complexe et érudit que ne le laissait à penser la familière "Bonne Grosse". Le parcours atypique de Mme de Graffigny, merveilleusement restitué par Pascale Debert, met en évidence la singulière construction d'une femme de lettres insoupçonnée et plus subtile qu'on ne l'aurait cru.
 
 
En bref : Un feuilleton façon blog avant l'heure pour raconter le périple de vie d'une femme de lettres unique en son genre. Tragi-comédie d'une self-made woman façon Ancien Régime, légère et enlevée.

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