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mardi 21 février 2023

Son espionne royale et les conspirations du palais (Son espionne royale mène l'enquête #9) - Rhys Bowen.

Malice at the palace (Her royal spyness #9)
, Berkley, 2015 - Éditions Robert Laffont, coll. "la Bête Noire" (trad. de B.Longre), 2022.

 
    Londres, 1934.
    La ville est en ébullition. Le prince George, duc de Kent et fils du roi, doit épouser la princesse Marina de Grèce. Or il est connu pour ses nombreuses frasques. La reine confie donc à Georgie une mission de la plus haute importance : introduire Marina dans la jeune élite dorée londonienne et, surtout, empêcher que les rumeurs concernant son fiancé ne parviennent jusqu'à ses oreilles.
    Mais le soir de l'arrivée de Marina, Georgie découvre un cadavre dans la cour de Kensington Palace. La victime n'est autre qu'une ancienne maîtresse du prince George. De toute évidence, quelqu'un cherche à gâcher la noce...
 
 
Sa mission : camoufler un meurtre pour protéger la famille royale.
Entre
Downton Abbey et Miss Marple, une série d'enquêtes royales so British !
 
***
 
     Georgie nous manquait cruellement ! Comme on aime à le rappeler, un bon cosy mystery de temps à autre est toujours la promesse de quelques agréables heures de lecture. Avec la série Son espionne royale, c'est également la garantie (toujours très plaisante de surcroît) de remonter le temps jusqu'aux années 30 britanniques pour s'immerger dans le cercle de Leurs Gracieuses Majestés.
 

    On retrouve Georgie de retour de son périple hollywoodien, de nouveau à la recherche d'un logement. Belinda, qui avait prétendu lui laisser sa petite maison le temps qu'elle folâtrait aux Etats-Unis, est finalement revenue inopinément (évidemment en galante compagnie), forçant ainsi la jeune femme à se trouver un nouveau toit. Fort heureusement, la Reine la fait appeler au palais pour lui confier une nouvelle tâche : la princesse Marina de Grèce, promise au prince George, arrive en Grande-Bretagne en amont de la cérémonie de mariage prévue pour les semaines à venir. En attendant les festivités, elle sera logée avec sa cousine la comtesse Imraut au palais de Kensington, où une chambre attend également Lady Georgiana. Sa mission sera d'accueillir la jeune princesse et de lui faire découvrir la ville pendant les préparatifs. Les choses ne pourraient donc aller mieux, d'autant que Marina est on ne peut plus délicieuse, mais c'est sans compter quelque désagrément. Les locaux du palais de Kensington sont plus que rudimentaires, la comtesse Irmtraut ne comprend rien au second degré anglais et se montre tout juste agréable, et il semblerait que des esprits hantent les couloirs du bâtiment. Pire encore ? Le cadavre sur lequel tombe un soir Georgie, à deux pas de ses appartements. La victime n'est autre que Bobo Carrington, aventurière volage et connue pour avoir été la maîtresse... du prince George ! Très vite, les services secrets s'emparent de l'affaire tout en dissimulant l'incident : si la chose venait à se savoir, ce serait le scandale pour la Couronne ! Invitée à aider les agents chargés de l'enquête, Georgie commence ses investigations au palais de Kensington...


"— Comment vous portez-vous, lady Georgiana ? vous avez subi un choc éprouvant. Ne préférez-vous pas passer la journée au lit pour vous en remettre ? A la vue d'un cadavre, la majorité des jeunes femmes se seraient évanouies.
 — Je suis d'une autre trempe, major. Je suis issue d'une longue lignée de Rannoch, des chefs de clans écossais qui poursuivaient le combat même après qu'on leur avait coupé bras et jambes !"

    Après nous être éloignés du décor londonien habituel pour le soleil de la Californie, on se réjouit de retrouver l'atmosphère pluvieuse et le fog de la Perfide Albion dans ce neuvième opus. Neuvième opus particulièrement rattaché à l'histoire de la monarchie britannique puisqu'il se déroule aux veilles de la véridique union entre le prince George de Kent et la princesse Marina de Grèce. Aussi, bien que fortement romancés, de nombreux éléments de ce nouveau tome puisent dans des anecdotes réelles : le train de vie dissolu du prince (qui avait autant d'amants que de maîtresses) et le personnage de Bobo Carrington. Surnommée "la fille à la seringue d'argent" en raison de son addiction à la drogue, elle est directement inspirée de Kiki Preston, petite-amie occasionnelle de Son altesse à qui ce surnom avait également été attribué. Secrets d'alcôve et scandale monarchique sont donc au programme !
 
Kiki Preston, inspiration du personnage de Bobo Carrington.
 
    Rhys Bowen nous immerge également dans un tout nouveau décor : le palais de Kensington. Ce lieu historique, autrefois résidence de la Reine Victoria herself, était dès le XXème siècle divisé en plusieurs appartements alors attribués à divers membres de la famille royale – notamment les plus vieillissants (d'où son surnom de "aunt heap", le "débarras des vieilles tantes" en VF). Georgie y fait d'ailleurs la connaissance de lointaines parentes restées vieilles filles mais débordantes de gentillesse et de malice. On aurait d'ailleurs apprécié les voir davantage dans le roman et qu'elles occupent un rôle plus important dans l'intrigue. Autre anecdote liée au décor : ses fantômes ! Réputé hanté comme de nombreuses autres vieilles résidences anglaises, le palais de Kensignton a ses spectres attitrés, lesquels feront peut-être quelques apparitions surprises dans ce titre...
 
Le Palais de Kensington.

"— J'ai passé une mauvaise nuit, déclara-t-elle. Cette maison ne me convient pas. Je crois même avoir aperçu un fantôme.
— Vraiment ? Etait-ce une dame en blanc ?
— Non. Un gros monsieur, répliqua-t-elle sèchement. Il a traversé un mur.
— Il s'agissait certainement du roi George Ier.
— Je me moque de savoir quel souverain c'était. Je ne veux pas qu'il passe à travers les murs, voilà tout."

    Côté intrigue, on était habitué à ce que le crime ne survienne que très tardivement dans le scénario (de plus en plus tardivement au fil des tomes, ce qui pouvait parfois gâcher le rythme global). Cette fois, Rhys Bowen passe moins de temps à planter son décor et la découverte du cadavre se fait plus tôt que de coutume, ce qui permet un déroulement beaucoup plus équilibré des péripéties. Les derniers tomes usaient un peu trop (abusaient?) des ressorts comiques qu'offrait le personnage de Queenie : elle est cette fois un peu plus en retrait, ce qui permet de profiter davantage de ses apparitions tout en évitant la redite. A sa place, la comtesse Irmtraut, peu encline à l'humour anglais (et à ses métaphores), apporte une autre forme d'humour par les incompréhensions qui naissent de la barrière de la langue.
 
"Queenie m'avait attendue.
— Votre soutif est défait, remarqua-t-elle tandis qu'elle m'aidait à ôter ma robe. Vous revenez sûrement d'une petite partie d'jambes en l'air.
— Une femme de chambre n'a pas à commenter la conduite de sa maîtresse, répliquai-je d'un ton guindé. Votre tâche consiste à me déshabiller.
— On dirait bien qu'un m'sieur a déjà essayé de s'en charger, gloussa-t-elle."
 
Tour de l'horloge du palais de Kensington.

"— Puis-je à mon tour vous adresser tous mes vœux de bonheur, Votre Altesse ? reprit Gussie. Je suis un copain de votre futur mari. Un type rudement sympathique, ce vieux George. Et impayable, avec ça.
— Impayable ? Pourquoi voudrait-on payer le prince ? s’étonna la comtesse. Il n’a pas besoin d’argent.
— C’est simplement une expression, répondit-il. Quand on dit que quelque chose est « chouette », cela n’a rien à voir avec un oiseau nocturne.
— La langue anglaise est extrêmement curieuse, décréta Irmtraut.
— Oh, vous finirez par vous y faire.
— Par faire quoi ? s’enquit Irmtraut."

    La liste des suspects est plus restreinte qu'à l'accoutumée, ce qui rendra la résolution de l'énigme peut-être plus facile pour le lecteur. Le véritable mobile sera cependant une totale surprise : l'autrice parvient en effet à aiguiller notre attention vers les autres motivations possibles, ce qui permet de compenser le caractère légèrement prévisible de la révélation finale. Malgré cette petite faiblesse, ce neuvième titre de Son espionne royale se laisse lire avec plaisir : on voit les personnages récurrents et secondaires évoluer (notamment Bélinda), et on est immergé dans le bouillonnement monarchique des années 30 tel qu'il devait être aux veilles de ce mariage. Soirées avec la jeunesse dorée (mais désargentée) de la haute société et escapades au casino viennent ainsi pimenter ce neuvième opus.
 
George de Kent et Marina de Grèce.
 
En bref : Après la petite déception du huitième tome, Son espionne royale et les conspirations du palais satisfait les attentes du lecteur : Rhys Bowen parvient à éviter certains écueils des précédents opus et offre une restitution extrêmement réaliste du cercle de la couronne à l'aube du mariage du prince George. Le final quelque peu prévisible est ainsi compensé par la reconstitution historique et l'atmosphère apportée par les décors choisis pour cette nouvelle enquête. Et bien évidemment par Georgie, qui ne nous lasse jamais !

 

mercredi 15 février 2023

La madeleine de Proust - recueil de pastiches.

Editions Baker Street, 2022. Textes de : J.Bastianelli, Y.Boulay, R. de Ceccaty, M.Crick, I.Frain, S.Guégan, L.Hillerin, A.Malraux, C.Malraux, T.Maugenest, P.Morel, J.M.Proust & P.Strocmer. Illustrations de M.Crick; Recettes du Relais Bernard Loiseau.

 
    Oscar Wilde disait que "l'imitation est la forme la plus sincère de la flatterie". Dans ce volume de pastiches, un jeu stylistique auquel de prêtait volontiers Proust lui-même, une douzaine d'auteurs rendent hommage à l'auteur de La recherche du temps perdu dans de courts textes qui sont autant de témoignages de leur admiration.
    En partant de la thématique de la légendaire madeleine, certains, en guise de clin d’œil, réécrivent Proust " à la manière de... " Marguerite Duras, Guillaume Apollinaire, Agatha Christie ou Guillaume Musso..., d'autres évoquent ses relations avec des personnages bien connus comme Colette ou le grand collectionneur Charles Ephrussi, l'un des modèles de Swann, d'autres encore s'amusent à le confronter à des situations cocasses, tel un interrogatoire policier à la suite de la disparition mystérieuse d'Albertine, la dégustation d'un repas concocté par un certain cuisinier américain surnommé McDo, ou l'attente anxieuse d'une demande d'admission au célèbre Club de Croqueurs de Chocolat !
    Les pastiches sont accompagnés de dessins de l'écrivain, dessinateur et photographe anglais Mark Crick, auteur lui-même d'un trio de recueils de pastiches de grands écrivains, dont La soupe de Kafka, dans lequel sont décrites en même temps des recettes de cuisine.
    Ce volume comporte également quelques recettes de plats évoqués dans La Recherche, présentées par le groupe Bernard Loiseau, qui sait mettre à l'honneur, comme Françoise dans l’œuvre de Proust, l'excellence de la cuisine française : des asperges aux rougets, en passant par le homard et le bœuf bourguignon, sans oublier, bien sûr, la si évocatrice madeleine...
 
***


    Déjà, par le passé, les éditions Baker Street ont partagé leur amour de l'hommage et du détournement littéraire : le recueil de pastiches consacré à Sherlock Holmes Le détective détraqué, publié en 2016, ou encore l'hilarant et ingénieux ouvrage La soupe de Kafka de Mark Crick, paru en 2017, témoignent tous les deux de l'affection que porte cette maison à la parodie légère et intelligente, mais aussi aux auteurs et grandes œuvres classiques ou populaires. Il y a deux ans, Baker Street publiait un roman d'une grande émotion inspiré par l’œuvre de Proust, Le temps arrêté, de Richard Apté. Alors qu'on a récemment célébré le centenaire du décès du grand Marcel, il aurait été criminel que la pétillante maison d'édition ne lui rende pas hommage à sa façon. Tandis que la presse littéraire s'en donne à cœur joie et que les biographies et les anthologies officielles pullulent sur les rayonnages des librairies, Baker Street a rassemblé la crème de ses auteurs phare afin de célébrer Proust avec flegme et humour.
 

    Et originalité. Dans La madeleine de Proust, l'éditrice Cynthia Liebow a rassemblé quinze textes, des plus imaginatifs aux plus farfelus, par autant d'auteurs (ceux-là aussi des plus imaginatifs aux plus farfelus) afin de fêter ce centenaire. Parmi les prestigieux contributeurs, participent comme évoqué plus haut plusieurs écrivains déjà croisés chez Baker Street : Alain et Céline Malraux, mais aussi le facétieux Mark Crick, dont les détournements humoristico-culinaires de La soupe de Kafka en faisaient le parfait candidat pour cette Madeleine. A leurs côtés, on retrouve la talentueuse Irène Frain (qui plonge ici la figure de Marcel Proust en pleine adhésion au Club des Croqueurs de chocolat dont elle est la vice-présidente) ainsi que de nombreux spécialistes de l'auteur, à l'image de Paul Stocmer ou Thierry Maugenest.
 

    Si plusieurs d'entre-eux ont écrit tout spécialement pour ce recueil, certains textes à peine plus anciens sont tirés de concours d'écriture antérieurs consacrés à Proust ou publiés au hasard de l'inspiration sur les sites officiels de leurs auteurs. Quoi qu'il en soit, tous semblent habités par le même désir : celui de ressusciter leur maître à tous, à grands coups de phrases bien tournées ou détournées, façon atelier d'écriture créative. Proust raconté "à la façon de", Proust plongé dans une situation critique, Proust à la rencontre de tel ou tel auguste personnage... de ces différents postulats, c'est probablement le premier qui a suscité le plus notre enthousiasme, tant le résultat est amusant. Proust "à la manière de Marguerite Duras" est aussi audacieux que délicieusement scandaleux tandis que Proust "à la manière d'Agatha Christie" ravira les amoureux de Swann comme ceux d'un certain détective à moustaches. Quant à Proust "à la façon de Guillaume Musso", c'est un véritable plaisir coupable, où les phrases évocatrices et la construction de l'intrigue, en quelques paragraphe, suffisent à nous remémorer les schémas dramatiques du célèbre romancier. Les mises en situation cocasses talonnent de très près cette première catégorie de pastiche : Proust rendant presque fou le policier qui l'interroge au commissariat est certainement l'un des textes les plus réussis de cette anthologie.
 

    Le tout est servi avec de superbes illustrations de Mark Crick (décidément, cet homme est partout) : tantôt abondamment colorées, tantôt sobrement esquissées, elles accompagnent avec élégance les divers contributions à ce recueil, dont certaines particulièrement gourmandes. En effet, en hommage à la madeleine et à la dimension très culinaire de l’œuvre de Proust, textes et pastiches sont intercalés de recettes conçues par le Relais Bernard Loiseau, cerise sur le gâteau de cet ouvrage anniversaire !
 

En bref : Humour et gourmandises pour célébrer le centenaire de la disparition de Proust. Cette Madeleine s'amuse du mélange des genres et du détournement pour rendre hommage au célèbre auteur de La Recherche à travers quinze textes aussi excentriques que spirituels, pleins d'intelligence. Mis en images par Mark Crick et mis en recettes par le Relais Bernard Loiseau, ce recueil est le cadeau parfait pour les amoureux du grand Marcel.
 
 
 
Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette lecture !

dimanche 12 février 2023

Golden Age - Fabrice Colin.

Hachette Heroes, collection "Le Rayon Imaginaire", 2022.
 

"Il nous faut distinguer trois mondes. Le Nôtre, le Leur, et celui du Milieu : le Delirium."
 
Dandelion Manor, Dorset, juillet 1914. 
Dans la langueur d'un été secoué par les éclairs menaçants de la guerre qui approche, quatre écrivains veillissants, jadis si créatifs, sont réunis. L'inspiration s'est envolée ; les bruits de bottes feraient-ils fuir les fées ?
A leurs côtés, un elfe sauvage et fantasque, une femme secrète assoiffée de réponses et un enfant rêveur connecté aux univers visibles et invisibles assistent aux derniers soubresauts de ce monde qui meurt. Jusqu'où iront les créateurs déboussolés pour faire revenir leurs muses ? Et qu'advient-il de ce qui compte vraiment quand tout s'écroule ?

Quatre fois lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire, Fabrice Colin signe ici son grand retour au genre, dans un roman empreint de mystère et de drames, de cruauté et de douceur, de poésie et de magie - comme seule sa plume enchanteresse peut nous offrir. Une histoire unique, qui tisse une réflexion passionnante sur la création, l'inspiration et la littérature. Une merveille.  
 
***
 

    Le Rayon Imaginaire est la toute nouvelle collection des éditions Hachette ; comme son nom l'indique, elle est exclusivement dédiée aux registres du fantastique, de la fantasy ou de la science-fiction, voire aux textes qui ambitionneraient de fusionner les trois. Ambition est d'ailleurs probablement le maître mot de cette collection qui vise l'originalité, afin de plaire autant aux éternels amoureux du genre qu'aux néophytes. Des critères qui semblent avoir été pensés pour Fabrice Colin himself : sa plume s'est forgée dans les littératures de l'imaginaire avant d'explorer d'autres horizons, avec le même talent. On en tient pour preuves deux de ses ouvrages chroniqués chez nous par le passé : tout un univers sépare La malédiction d'Old Haven de Tu réclamais le soir. Tous deux sont cependant habités par un style unique, furieusement évocateur, et des personnages qui dépassent de loin le papier dont ils sont faits. Golden Age ne fait pas exception à cette règle, présenté comme le "grand retour de l'auteur au genre de l'imaginaire", même si ce dernier s'en défend : à l'écouter, qu'il s'agisse de fantasy ou de biographie, il y a toujours des fantômes. Et autant dire qu'il y en a également à foison dans Golden Age...


    Campagne du Dorset, été 1914. Alors qu'une guerre mondiale se prépare, Trevor Sinclair, jeune journaliste du Clarion, gagne à bord de sa pétaradante Mercurio V8 le village de Knighton Mills. Son ambition ? S'introduire à Dandelion Manor, château du célèbre auteur Kembell Gradey sous prétexte de l'interviewer. L'objectif réel ? Se rapprocher de son fils, avec lequel Sainclair semble partager bien des secrets. Mais sur place, rien ne se déroule comme prévu. Gradey reçoit la visite de quelques amis auteurs, aussi célèbres que lui : Carl Dodilus et James Balfour, bientôt rejoints par l'Américain Flin Boyce. Tous les quatre ont constitué l'Age d'Or de la littérature fantastique de ces dernières décennies, art qu'ils ont cultivé comme un don jusqu'à ce qu'ils arrêtent d'écrire subitement, pour de mystérieuses raisons. Entre chaleur et acrimonie, entre espoir et résignation, les quatre compagnons se déchirent autant qu'ils se soutiennent, au cours de sept jours qui tiennent autant de la villégiature amicale en bord de mer que du conciliabule. L'objet de ces retrouvailles ? L'imagination, évidemment : celle qu'ils avaient, celle qu'ils ont perdue. La cause ? Les muses s'en seraient allées ; fées, elfes, farfadets et korrigans qui peuplaient leurs romans fuiraient le monde des mortels face à la grande (et catastrophique) marche du monde, ne laissant derrière eux que le terrible syndrome de la page blanche. Pure folie, pense Trevor. Facéties de vieil homme. Ou pas. Car entre les voiles qui séparent les mondes, un petit être invisible des adultes sautille d'un univers à l'autre, espionnant le théâtre des humains et les tragédies qui se jouent à grands coups de secrets dévoilés au grand jour. Et de tous les résidents de Dandelion Manor, Trevor y compris, Dieu sait qu'il y a des secrets...


    Très vite, dès les premières pages de Golden Age, on devine la promesse de cette audace propre à Fabrice Colin. Le calme apparent des paysages, les mystères qui animent les motivations dissimulées des personnages, et, surtout, la beauté du verbe. Plus habité que jamais, le style caractéristique de l'auteur sublime l'intrigue par son pouvoir d'évocation et les images qu'il suscite. Dans sa profusion comme dans ses moments de retenue, la plume de Fabrice Colin met de nouveau la forme au profit du fond, et le lecteur se laisse ainsi porter par son délicieux sens des tournures et de la poésie à la rencontre des divers protagonistes qu'il croisera au détour des chapitres.
 

Lewis Carroll, Kenneth Grahame, J.M.Barrie & L.F.Baum.

" L'inspiration nous a été offerte. De l'or entre nos doigts, du miel, de l'ambroisie. Pourquoi, tous et simultanément, aurions-nous perdu ce don ? "

    Et quels protagonistes ! Car derrière les figures hautement charismatiques et apparemment fictives de Kembell Gradey, Carl Dodilus, James Balfour et Flin Boyce se cachent en fait les réels Kenneth Grahame (auteur du célèbre Vent dans les saules mais aussi – tiens donc – d'un recueil intitulé Golden Age), Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles), James M. Barrie (Peter Pan) et L. Frank Baum (Le magicien d'Oz). Qui mieux que ces quatre romanciers pouvait, en effet, incarner l'Âge d'Or des littératures de l'imaginaire ? A la façon d'un Alan Moore (qui se plait à détourner les œuvres de littérature fantastique pour mieux s'en amuser), Fabrice Colin se réapproprie ces quatre grandes personnalités (quasi-totémiques). Si les individus réels se reconnaissent à travers les sonorités similaires des noms et prénoms, l'auteur ne s'arrête pas là et s'inspire également de leurs biographies respectives pour fignoler ses personnages. Tout comme son alter ego de papier, l'Américain L.F.Baum s'engagea après l'écriture dans l'industrie montante du cinématographe ; à l'image de Gradey, Grahame cessa de publier plusieurs années avant la Première Guerre mondiale ; Dodilus et Carroll partagent le même bégaiement (qui disparait parfois selon la personne à laquelle ils s'adressent ou le sujet dont ils parlent) ; enfin, le jeune protégé de Balfour n'est pas sans évoquer les pupilles de James Barrie (la fratrie Llewelyn Davies) et leur funeste destin. A la façon d'A.S.Byatt dans Possession, Fabrice Colin leur réinvente à chacun une bibliographie tellement détaillée qu'on rêverait de trouver leurs ouvrages en librairie.


    Tout Golden Age se pare ainsi de ces ornements historico-littéraires, à la façon d'une partie de cherche-et-trouve dans laquelle on irait se perdre avec délice, entre jeux de miroir et chausse-trapes vertigineux, réminiscences et hommages. L'elfe, qui s'autorise quelques brèves incursions dans notre monde (lesquelles ressemblent à chaque fois à un tableau fantasmagorique de Richard Dadd), voit son nom orthographié dans une typographie qui n'est pas sans nous rappeler la langue inventée par Tolkien. Baptisé Pook au détour des premières pages, on comprend rapidement, lorsqu'il évoque le roi et la reine des fées, ainsi que les intrigues amoureuses qui les animent, qu'il n'est ni plus ni moins que le célèbre Puck de Shakespeare. Outre le quatuor d'auteurs en panne d'inspiration, on trouve cités çà et là les noms d'artistes et d'écrivains également savamment rebaptisés, mais derrière les patronymes desquels se laissent entrevoir leur identité véritable : Lostoïeveskov, Sickens, Hugolay, Jausten, Malthorpe ou encore Coyle. Mais d'ailleurs, les titres des chapitres n'évoqueraient-ils pas subtilement ceux de grandes œuvres littéraires ? Du Manoir aux six tourelles à Fierté et préjudice en passant par Loin de la foule en liesse, on vous laisse découvrir et savourer ces doctes clins d’œil.
    
 
 " C’est un Golden Age. Vous s-savez ce que m’a dit le v-vendeur ? “L’encre s’épuise, pas les larmes du lecteur.” J’ignore si c’est leur slogan de réclame, mais j’espère que vous ferez couler beaucoup de l-larmes."
 
    Mais Golden Age n'est-il qu'un simple jeu de références, ou ces belles enluminures vient-elles orner une trame qui a son intérêt propre ? Si Fabrice Colin passe par ces artifices pour retenir l'attention du lecteur, il propose bien évidemment une base solide à son intrigue, articulée autour d'une réflexion entêtante sur l'inspiration. Comment vient-elle à nous ? Se dompte-t-elle ou sommes-nous ses victimes ? Et, surtout, jusqu'où sommes nous prêts à aller pour la retenir ? Cette crise de la créativité survient aux veilles d'un monde qui s'effondre : en situant son histoire à l'aube de la Première Guerre mondiale qui se présente aux portes de l'Angleterre, l'auteur amène avec finesse la notion de l'avant et de l'après la catastrophe. Il questionne la violence du trauma face au pouvoir de l'imagination mais aussi, peut-être, la façon dont l'un et l'autre peuvent s'entretenir. Au cours de sept jours qui s'égrainent, il nous raconte le chassé-croisé de ces personnages sous les toits de Dandelion Manor. Sept jours, soit le temps qu'il fallut au Monde pour se créer... ou qui lui suffiront pour disparaître ?  On pourrait d'abord penser qu'il s'y passe finalement peu de choses et, pourtant, tout est dans les interlignes et les suggestions, dans les paupières mi-closes et les bouches entrouvertes. Tout est là, dans l'entre-deux, à la façon du Delirium.
 

En bref : Véritable envoutement, Golden Age séduit par le jeu de ses références et ses nombreux hommages à l'Âge d'Or des littératures de l'imaginaire. Mais ce roman est évidemment bien plus que ça : puissante réflexion sur l'inspiration et le pouvoir de la création, il met en scène des personnages secrets et complexes dont les actes sont précipités par la fin d'une époque en ébullition. Avec ce récit incroyablement tangible aux accents subtilement fantasmagoriques, Fabrice Colin réinvente la fantasy. Une merveille.
  
 
 
 
Un grand merci à F.Colin et à B.Leblanc, directrice éditoriale du Rayon de l'Imaginaire.