jeudi 28 novembre 2019

Le temps arrêté - Richard Apté

Éditions Baker Street, 2019.

  Une femme, à qui les médecins ne donnent plus qu’une semaine à vivre, demande à son fils de lui lire le livre pour lequel il a tout abandonné, douze ans plus tôt. Cette lecture, qui ne tient pas dans quelques jours, va les mener plus loin, reculer les limites, par-delà tous les diagnostics et toutes leurs certitudes. Chapitre après chapitre, les mots retissent les liens défaits, repoussent l’échéance. Mais, est-ce vraiment la fin, ou déjà un peu de temps retrouvé ?
   Récit d’un dévouement farouche, ce roman à l’écriture musicale interroge le pouvoir mystérieux de la littérature, à travers le prisme d’un chef d’œuvre capable de défier la mort.

***


"On ne se débarrasse pas des vieilles habitudes, on les adapte."


  Au départ enseignant après un cursus en droit, Richard Apté signe avec Le temps arrêté son premier roman. Contrebassiste passionné de lettres, il rend ici un hommage appuyé à l’œuvre de Proust, dont l'ombre plane dès le titre sur cet ouvrage : le temps arrêté, c'est bien sûr un clin d’œil au temps perdu, celui après lequel le grand Marcel n'aura cessé de courir à travers son roman en sept tomes écrit de 1906 à 1922. A la fois récit du souvenir et réflexion sur le temps mais aussi sur l'art et la littérature, ce classique considéré aujourd'hui comme l'un des plus grand chefs-d’œuvre écrits est un personnage à part entière de l'histoire de Richard Apté...

R.Apté.

  Cette histoire, c'est presque un dialogue en huis-clos : elle, la mère, croyante et rigide, est en fin de vie à l'hôpital. On devine un cancer installé depuis longtemps et qui, malgré les hospitalisations répétées, semble décidé à remporter la partie. Lui, le fils (indigne?) qui se rend à son chevet entre deux nuits à tenir le bar de l'hôtel où il travaille. La tension dans leurs interactions ne laissent aucune place au doute : ces deux-là ont un passif et des restes de rancunes et rancœurs planent encore entre eux. Des années plus tôt, lui a tout claqué au nom de sa passion pour Proust, pour passer des heures à lire et relire La recherche du temps perdu, quitte à mettre sa vie entre parenthèse avant de disparaître dans la nature. Elle, sachant son temps compté, lui demande une faveur : puisque ce livre est si fabuleux, et peut-être pour qu'elle puisse comprendre ce qui le rendait si important, son fils va lui en faire la lecture. Chaque jour, le fils vient donc au chevet de la mère et très vite, Proust leur ouvre la porte de discussions, tantôt à bâtons rompus, tantôt à cœur ouvert, tandis qu'au fil des semaines et des pages, cette lecture semble repousser comme par magie l'heure fatidique.

"Qu'est-ce qu'un pronostic, sinon un pari sur le temps?"

  Touchant et profond portrait d'une relation mère/fils, Le temps arrêté est un roman surprenant à mi-chemin entre l'hommage littéraire et l'explication de texte déguisée. Qu'on aime ou non Proust, qu'on ait ou non lu La recherche, sa "présence" n'est jamais gratuite (à part peut-être l'espace d'un chapitre, mais nous y reviendrons plus tard) et se justifie sans faire de l'ombre aux personnages de R.Apté. Le lien entre ces deux protagonistes, on le devine très vite conflictuel, tendu. L'auteur a l'excellente idée de ne pas trop en dire, de resté flou même lorsqu'il donne des indices sur leur passé commun, pour que le lecteur puisse imaginer, y placer, ce qu'il souhaite et ainsi faciliter l'identification. Parce que la fin de cette mère malade est proche, on pourrait imaginer que leur différent ne trouvera jamais vraiment d'issue, mais c'est sans compter l'intervention de Proust, par l'intermédiaire de la lecture de La recherche, qui vient faire tiers dans leur relation.

Les tomes de La recherche...

"Certains livres sont dangereux. Ils vous enflamment l'esprit et ne laissent derrière eux que des cendres."

  Ce tiers est sujet à confronter des regards, matière à crever des abcès. Après avoir repris son fils sur sa prononciation et ses défauts de lecture, sur sa forme à lui, on rentre progressivement dans la forme de La recherche, et dans le fond, surtout. Dès lors, l’œuvre de Proust vient poser un éclairage nouveau sur ce duo mère/fils, sur leurs valeurs communes, les nuances ou même les différences qui vont les rapprocher, à la façon d'un filtre révélateur. A travers la lecture qui semble maintenir cette femme en vie, l'auteur aborde en filigrane le pouvoir presque magique de la littérature, voire ses vertus soignantes (à moins que ce ne soit le féru de bibliothérapie que je suis qui aime y voir cette interprétation). Qu'il s'agisse de Proust ou d'un autre auteur, on peut tous se reconnaître à travers le propos du narrateur dans l'impact qu'une lecture a pu avoir dans notre vie.

"Sur un lit d'hôpital, les êtres paraissent toujours loin. Plus ils vous sont proches plus ils semblent loin, perdus dans le décor, un décor qui n'est pas le vôtre, avec lequel on voudrait n'avoir rien à faire. Tout en s'approchant, on recule un peu."

  Proust n'est pas qu'un élément de l'histoire ; il semble avoir aussi influencé l'écriture de Richard Apté, qui lui emprunte son style minutieux pour capturer avec émotion et détails parfois des instants aussi courts qu'intenses : l'angoisse aseptisée des hôpitaux, un geste bref mais tendre de salut sur un pas de porte... Peut-être moins fortes, cependant, sont les évocations du passé, parfois trop concrètes pour émouvoir vraiment (là où un autre écrivain très Proustien, André Aciman, excelle littéralement, par exemple). Au fil de son roman et avec celui de Proust en miroir, R.Apté distille sa propre réflexion sur le temps qui passe et sur sa notion subjective, presque fantastique.

Feuillets annotés de La recherche...

  Il n'y a que lorsque La recherche prend trop le dessus sur l'histoire, lors d'un chapitre qui survient au deux tiers du livre, que le lecteur non proustien peut malheureusement perdre un peu le fil : le narrateur, dans la stricte analyse de texte, tourne en rond sur l'écriture de La recherche du temps perdu, alors que la vraie richesse du roman dans le roman, c'est dans ce qu'elle apporte de plus-value à cette relation mère/fils! Malgré cette petite inégalité, Le temps arrêté reste un premier roman très marquant par son audace et l'émotion qu'il dégage. Les dernières lignes, comme une métaphore du titre, viennent boucler la boucle entamée au début de la lecture, faisant de ce temps un cercle sans fin...

En bref : Un roman touchant qui utilise à bon escient l’œuvre de Proust comme révélateur des aspérités d'une relation mère/fils forte en émotions. Le temps arrêté, à la fois réflexion sur le temps qui file et sur la force de la littérature, pourra plaire qu'on soit ou non un lecteur du grand Marcel...
  
Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette lecture.

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