dimanche 13 février 2022

Tu réclamais le soir - Fabrice Colin.

Calmann Levy, 2022.
 
    "J'étais venu pour me perdre, et j'avais eu ce que je désirais, mais c'était pire encore. Il n'y avait rien au cœur du labyrinthe. Juste moi-même."
    1994. Entre ses études de commerce et son petit couple banlieusard, Fabrice traîne son ennui dans le Marais. Tout change quand il rencontre Iago et Brume. Frère et sœur ou amants ? Fascinants, surtout - cyniques, brillants, autodestructeurs. Avec Axël, qui complète le vénéneux trio, ces enfants terribles l'introduisent dans l'hôtel particulier du Marquis, ouvert aux âmes perdues et aux soirées très privées.
 
    Paris de jouissance, Paris de danger : le sida rôde. Les condamnés mettent un point d'honneur à partir en beauté, une énergie noire pulse sous les néons.
    Fabrice tangue entre ses désirs, ses ambitions et ses failles. Que vient-il chercher dans ce monde qui n'est pas le sien ?
    Pourquoi tient-il tant à s'oublier dans le malheur des autres ?
 
***
 
     Auteur prolifique à la plume éclectique, Fabrice Colin fait probablement partie de notre panthéon d'écrivains (au sens figuré, bien sûr : nous avons de la chance qu'il soit encore en vie, promesse de futures publications qu'on attend déjà avec impatience). De ses récits pour la jeunesse dévorés pendant notre enfance et notre adolescence à la littérature adulte dans laquelle il s'illustre avec talent, Fabrice Colin crée à chaque fois des électrochocs. Jamais, d'histoire de lecteur, nous avons lu un auteur capable de rendre ses personnages aussi vivants, même dans une œuvre de fantasy, et de mettre au service des genres les plus divers une plume aussi poétique. Tu réclamais le soir, son petit dernier, ne fait pas exception...
 

"Une joie sacrilège m'emplissait, de celles que l'on ressent quand on trouve plus ravagé que soi."

    L'histoire nous invite à un retour dans le temps : nous sommes au début des années 90, dans le quartier du Marais, à Paris. Fabrice, la petite vingtaine, se laisse porter par un quotidien sans saveur entre son école de commerce et une vie de couple sans surprise, monocorde. Lorsqu'un soir, il fait la rencontre accidentelle de Brume, jeune fille à l'aura vénéneuse mais irrésistible, et Iago, son frère magnétique et évanescent, il ne sait pas qu'il va mettre les pieds dans un engrenage sans fin. Attiré par eux comme le papillon de nuit par la lumière, il s'engouffre dans les profondeurs du Marais quand la nuit tombe, à leur recherche. Son point de chute est un hôtel particulier tenu par le Marquis, un vieil extravagant qui héberge là des âmes égarées et torturées que cette fin de siècle a mis au banc de la société : homosexuels, prostitués, malades du sida... Fabrice y retrouve Brume, Iago, et Axël, son amant au bord de la mort. Et alors, comme pour interroger son droit à la vie, il se laisse tomber avec eux dans un tourbillon de fêtes, de nuits et de vertiges dont personne ne sortira indemne...
 
 
"Ce que je lui reprochais, au fond, c'était notre banalité, la banalité de ce que nous étions, de l'avenir paisible et sans relief qui nous attendait, empêché de reconnaître que cette banalité, peut-être, était la seule chose qui aurait pu me sauver."

    Le moins que l'on puisse dire, c'est que Fabrice Colin n'est jamais là où on l'attend. Tu réclamais le soir crée la surprise en montrant le talent de son auteur à se renouveler. Dans ce drame psychologique tortueux, il met en scène un trio d'oiseaux de nuit qui se croisent et s'entrecroisent telles des étoiles filantes dans le crépuscule parisien. Chuteront-elles avant le petit matin ? Entraîné dans les abysses du Marais par Brume et Iago, les noctambules, Fabrice glisse avec eux sur le fil du rasoir, en équilibre instable, frôlant le danger comme dans un éternel jeu de cache-cache. Progressivement, on s'interroge quant à ce que dissimulent (et en même temps ce que tendent à révéler) les mises en danger de Fabrice en côtoyant cet univers où il pourrait brûler plus que ses ailes, lui, ce personnage principal d'apparence sage et sans histoire. A moins que les apparences soient trompeuses ?
 

"J'avais passé l'essentiel de mon enfance et de mon adolescence dans un cocon. Autant que possible, je m'étais fermé aux folies et aux poisons des autres. Mais une partie de moi, je l'avais toujours su, réclamait du sang et de la douleur."

    Fabrice Colin excelle dans la restitution d'une époque et du milieu gargantuesque, lumineux et décadent du Marais dans les années 90, lequel s'incarne à travers l'hôtel particulier du Marquis et ses hôtes fantômes, où le tout Paris vient s’encanailler une fois la nuit tombée. Rarement la littérature aura si bien raconté cette période, ces années sida pendant lesquelles la communauté homosexuelle revendiquait son droit à exister, à vivre, alors que la mort était pourtant si proche.
 
 
"Elle qui te veut pour lui, lui qui t'espère pour elle, toi qui ne comprends rien – moi qui te regarde et te dis : va-t'en, chérubin de mes deux, dégage, mets les voiles. Loin de notre trio maudit."

    D'une plume à la fois crue et magnifique, Fabrice Colin nous guide dans ce labyrinthe que sont le Marais aussi bien que les destinées sinueuses de ses protagonistes : derrière les faux-semblants dont ils se parent, derrière les fables qu'ils se racontent, l'intrigue à double fond construite avec l'intelligence d'un Escher dévoilera peu à peu les secrets de ces personnages qui portent le chagrin en bandoulière.
 

"Il y a quelque chose d'assez inatteignable, chez ce garçon, tu ne trouves pas ? Les astres lui ont donné la beauté et, en échange, se sont ligués contre lui. Triste comme un ange gardien dans un camp de la mort."

    Dans cette œuvre qui fait écho à Baudelaire (le titre est un hommage à l'un de ses vers) et à Rimbaud, Tu réclamais le soir, qui aurait pu s'intituler aussi "Une saison en Enfer", fait danser les âmes perdues, les esprits torturés et les corps abîmés. Ça pique, ça déchire, ça brûle et ça mord ; ça touche profondément.
 
"Nous n'étions rien l'un pour l'autre : nous nous reconnaissions, c'était tout. Deux solitudes impuissantes à se combler."
 
 
"Ce qui s'est passé ensuite échappe au pouvoir du langage. Il faudrait hurler le visage enfoui dans la neige, manier le pinceau de martre en aveugle, sourire de ne plus respirer – rien ne pourrait répondre aux ruines incendiées de l'heure profonde." 

En bref : Entre ombres et lumières, dans le théâtre fastueux et décadent du Marais, Fabrice Colin nous raconte les années sida à travers les destins croisés de personnages qui flirtent aussi bien avec la nuit qu'avec la mort. D'une plume d'autant plus magnifique quand elle aborde avec toute sa poésie habituelle les monstruosités de l'existence, l'auteur restitue un milieu et une époque avec talent. Certainement l'un des plus beaux exemples du romantisme noir de la littérature contemporaine, Tu réclamais le soir électrise, subjugue, et remue le lecteur.
 
"Le silence est tombé entre nous comme une glace sans tain."

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Calmann Levy pour cette lecture.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire