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jeudi 31 octobre 2024

Beetlejuice, Beetlejuice, Beetlejuice ! Halloween chez les Deetz.


    Bienvenue à Winter River, petite bourgade du Connecticut connue pour ses paysages verdoyants et sa somptueuse villa sur la colline. Comment ça, "quelle villa" ? Vous ne connaissez pas l'ancienne maison des Maitland ? Cette demeure d'inspiration victorienne perchée sur son petit promontoire serait hantée par ses anciens propriétaires depuis leur mort dans un tragique accident de voiture. C'est en tout cas ce que raconte la jeune Lydia Deetz, une ado "étrange et surnaturelle" avec un goût prononcé pour le noir. Depuis que sa famille s'est installée dans la maison des Maitland, il parait que les cocktails de crevettes qu'on sert au dîner dansent dans leurs assiettes en chantant du Harry Belafonte. Creepy, n'est-ce pas ?
 
 
"— Manuel pour personnes décidées...
— Décédées.
— Décédées.
— Je me demande d'où il vient ce bouquin. Regarde la maison d'édition.
— Éditions du manuel pour personnes décédées..."
 
    Mais les preuves les plus convaincantes d'une hantise se trouvent dans le grenier des Deetz. Au milieu des vieux meubles poussiéreux et d'une maquette de Winter River est apparu un beau jour le Manuel pour personnes récemment décédées, soit LE guide envoyé à chaque nouveau spectre dès lors qu'il entre dans le monde merveilleux de la mort. Aucune raison d'avoir peur : ça ressemble à s'y méprendre à la vie, si ce n'est qu'on ne vous voit pas et que vous êtes bloqué à demeure. Mais au-delà de ça (Au-delà, ahahah), la bureaucratie vous fera vous y sentir comme chez vous.
 

 
"Vous n'avez pas pris rendez-vous !" 

    Ah, oui, c'est qu'il y a quelques règles à respecter, quand on meurt. Et des notions à connaitre. Pas de paradis, pas d'enfer, mais l'obligation de hanter sa maison pendant 125 ans avant de pouvoir accéder à l'Au-delà. Pour toute réclamation, demandez rendez-vous avec le mort chargé de votre dossier, mais prenez d'abord un ticket. Attention, la file d'attente est parfois longue. Très longue.
    On vous aura prévenu."

 
"Beetlejuice le bio-exorciste. Des conflits avec les vivants ? La mort est un problème plutôt qu'une solution ? Déçu par l'éternité ? Des difficultés d'adaptation ? Appelez Beetlejuice !"

    Cependant, si les vivants vous encombrent trop à votre goût et vous pourrissent la mort, il est possible de faire appel à un bio-exorciste. On raconte qu'un démon au nom de jus de cafard propose ce service aux spectres en difficulté MAIS on dit aussi que l'individu est assez peu recommandable. La décision vous appartient ; sachez que l'intéressé ne lésine pas sur les supports de communication : vous n'aurez aucune peine à tomber par hasard sur l'un de ses flyers. Ou qu'il en laisse volontairement un à votre attention.


" Si vous m'appelez tout de suite, vous aurez droit à une possession démoniaque en prime. Vous pouvez même amener les mômes ! Alors appelez-moi une fois, appelez-moi deux fois, appelez-moi trois fois, vous ne serez pas déçu !"

    Il ne serait d'ailleurs pas impossible que vous tombiez également sur une de ses réclames à la télé. Les indications pour le contacter y sont minutieusement expliquées. Il vous suffira, si vous l'osez, de prononcer son nom trois fois d'affilée.


"— Ci-gît Beetlejuice.
— Bon, ben il est où ? Qu'est-ce qu'on fait ?
— Je crois qu'on va creuser, Barbara..."

    Mieux vaut savoir à quoi se préparer, car l'effet peut être surprenant (pour ne pas dire "d'enfer") : vous serez catapulté dans la maquette, où le modèle réduit du cimetière vous donnera accès à l'antre du démon – la pierre tombale qui marque l'entrée de son repère. Mais prenez garde, une fois libéré, le gaillard devient assez vite pot-de-colle et il est souvent très difficile de s'en débarrasser. Ce sera donc à vos risques et périls.
    Cela étant, ce sera certainement l'occasion de passer un...


Joyeux Halloween !

    A Winter River ou à domicile, chez les morts ou chez les vivants, on vous souhaite de belles et terribles fêtes ! Pour notre part, la chose la plus terrifiante de notre 31 octobre a pris la forme d'un entretien téléphonique avec la machine bureaucratique des distributeurs d'énergie – joies et peines de devenir propriétaire ! On préférerait certainement des fantômes (au moins, eux, il s'exorcisent).

    Aussi, comme évoqué en début de challenge (et comme vous l'avez probablement constaté), on est assez peu présent sur le blog ces derniers temps et nos lectures de saison sont considérablement ralenties (on a dû sacrifier du temps libre comme certains sacrifiaient des humains pour d'anciens rituels sataniques, un prix à payer tout ce qu'il y a de plus normal pour acquérir un bien immobilier, parait-il...). On tentera de compenser ce retard en prolongeant, comme de coutume, les festivités d'un petit mois supplémentaire.
 
    Alors à très (très) vite pour de nouvelles frayeurs littéraires... 
 
   

mercredi 30 octobre 2024

L'étrange réveillon - B. Santini (texte) & L. Richerand (illustrations).

Éditions Grasset Jeunesse, 2012.

    L’histoire poétique d’Arthur, orphelin, qui décide d’inviter des morts au réveillon de Noël, est racontée avec tendresse et humour par Bertrand Santini.
    Allié aux illustrations graphiques et parfois sombres de Lionel Richerand, l’ensemble forme un beau conte de Noël, plein d’amour, d’imagination et de retrouvailles, tout en permettant d’aborder la question de la mort et du souvenir.
    Après le succès du Yark, Bertrand Santini nous entraîne une nouvelle fois dans un univers étrange, dans ce conte de Noël moderne et décalé qui rappelle délicieusement les univers de Tim Burton ou Edward Gorey.
 
***
 
    Repéré de (très) longue date et longtemps en bonne place dans notre wish list, L'étrange réveillon a rejoint notre bibliothèque après qu'on ait eu la chance de tomber sur l'illustrateur Lionel Richerand au détour du dernier salon du Livre sur la Place de Nancy. Motivé par la thématique burtonienne du Challenge Halloween 2024, on s'est dit que c'était l'occasion où jamais de remporter le petit Arthur et ses fantômes avec nous.
 

    Orphelin depuis peu, Arthur, blondinet aux allures d'enfant sage, vit dans un gigantesque manoir gothique. Il y habite depuis la mort de ses parents avec une armée de majordomes, valets et autres domestiques qui se plient en quatre pour tenter de lui remonter le moral, en vain. Alors, quand vient le moment de fêter Noël et que le garçon demande à passer le réveillon en compagnie des morts du cimetière, la horde de serviteurs fait rapatrier à demeure corbillards et cercueils dans l'idée de satisfaire leur jeune maître. Les corps poussiéreux et inanimés sauront-ils combler le vide qui peine tant l'adorable mais inconsolable enfant ? Mais voilà qu'on toque à la porte et que des convives inattendus s'invitent à la fête...
 

    Associés dans le crime depuis déjà quelques ouvrages quand est sortie cette nouvelle collaboration, Bertrand Santini et Lionel Richerand signent ici un petit trésor à mi-chemin entre macabre et émotion. L'étrange réveillon est la preuve, après Charles Dickens et Tim Burton, que Noël convient autant aux spectres qu'Halloween. Une ancienne tradition anglo-saxonne issue de l'époque victorienne voulait par ailleurs qu'on raconte au pied du sapin des histoires de fantômes comme on y échange des cadeaux, et autant dire que ce petit bijou livresque a quelque chose de furieusement anglais et de terriblement victorien.
 

    Le texte, sous forme de vers et de rimes, a quelque chose d'une comptine ou d'une vieille nursery rhymes aux accents délicieusement funèbres, mais jamais glauque. Un véritable challenge quand on met en scène ni plus ni moins que des cadavres sortis de terre pour les rassembler autour d'une table de réveillon et que l'ouvrage s'adresse... à des enfants. Alors pourquoi et comment ça fonctionne, sans jamais tomber dans le sinistre ? La forme exprime une certaine candeur, voire même une douceur qui allège le propos, et le fond vient questionner ce que tout enfant de l'âge d'Arthur interroge à un moment donné : qu'est-ce que la mort ?
 

    A cette question, aucune réponse oppressante ou trop sérieuse : on parlera des Grands Mystères une autre fois, la place est ici laissée à la poésie et à la fantaisie. Un mélange des genres que Lionel Richerand traduit à merveille à travers ses dessins. Ses illustrations, larges panoramiques qui se déploient sur les longues et étroites doubles pages de cet album en 16/9, évoquent tout particulièrement l'univers décalé d'Edward Gorey, célèbre artiste à qui l'on doit Les enfants fichus et idole du non moins célèbre Tim Burton. Un petit côté gravures gothiques en noir et blanc rehaussées ici et là d'une pointe de couleur, des personnages longilignes aux yeux ronds... les amoureux du bizarre y trouveront un étrange et réconfortant (si, si) sentiment de familiarité.
 

En bref : Délicieusement macabre et poétique dans son fond comme dans sa forme, parfois mélancolique mais jamais glauque, L'étrange réveillon est un petit bijou dans la continuité victorienne des histoires de fantômes de Noël. Textes et dessins, à la fois funèbres et fantaisistes, séduisent par leur folie douce. Jamais une farandole de spectres et de squelettes n'aura été aussi émouvante.

vendredi 25 octobre 2024

Le pays des choses perdues - John Connolly.

The land of lost things
, Hodder & Stoughton, 2023 - Éditions de l'Archipel (tard. de P. Brévignon), 2024.

    Phoebe, 8 ans, est dans le coma. À son chevet, sa mère, Cérès, lui lit les contes qu’elle affectionne dans l’espoir qu’elle se réveille. Mais il est difficile de garder espoir, si difficile... Non loin de l’hôpital où Cérès passe ses soirées se dresse une vieille demeure. Poussée par une force étrange, la jeune femme pénètre dans la maison et se retrouve propulsée dans un monde fantastique.
    Le périple de Cérès dans ce « Pays des choses perdues » sera ponctué de rencontres avec des personnages effrayants ou bienveillants, qui tour à tour l’aideront ou tenteront de la détourner de sa quête : rejoindre l’esprit de sa fille pour la ramener dans le monde des vivants.
    On retrouve dans ce roman les ingrédients qui ont fait le succès du Livre des choses perdues : l’univers sombre et fantastique de Connolly, son imaginaire foisonnant, son style vif et incisif, sa malice… Un conte qui est aussi un hommage aux livres, aux histoires qu’ils contiennent et à la lecture.

    Dans la veine du Livre des choses perdues, traduit dans 24 pays et vendu à plus de 1 million d’exemplaires, Grand Prix de l’Imaginaire - Étonnants Voyageurs - Prix Imaginales

« Une immersion dans un monde fantastique de contes de fées, un beau voyage au cœur de la condition humaine. »
The Irish Times
 
***
 
"Les livres ne sont pas des choses tout à fait mortes, mais contiennent une puissance de vie en eux qui est aussi active que celle de l'âme dont ils sont la progéniture."
(John Milton, Areopagitica).
 
    Il y a plus de dix ans, on découvrait le très sombre et en même temps très émouvant Livre des choses perdues, best-seller inattendu de John Connolly. Hommage aux contes traditionnels dans ce qu'ils ont de plus noir et de plus profond, ce roman, véritable exception dans la bibliographie de l'auteur, avait séduit les lecteurs du monde entier et récolté de nombreux prix. Dix-sept ans après sa publication originale, alors que le romancier irlandais n'avait jamais envisagé de donner naissance à une suite – car selon lui et malgré les nombreuses demandes en ce sens, il était jusque-là persuadé qu'elle n'avait pas lieu d'être –, il a réalisé avoir accumulé assez d'idées pour s'y essayer. Fait est qu'il n'avait jamais vraiment cessé d'écrire sur l'univers du Livre des choses perdues, même si c'était alors sous forme de notes éparses et de brouillons. Le résultat, Le pays des choses perdues, paru en 2023 outre-Manche, est sorti ce mois-ci aux éditions de l'Archipel.

"C'était une impression fugace, comme une silhouette à demi remémorée aperçue sur un quai de gare au passage d'un train : sitôt vue, bientôt oubliée."

 
"Pour qu'un roman fonctionne, il doit jeter un sort au lecteur ; non pas le convaincre de croire en l'impossible ou de renoncer à distinguer le vrai du faux, mais au moins de baisser sa garde, d'accepter de rester suspendu entre deux univers."

    On y rencontre Cérès, mère courage et célibataire portée par la magie des contes, des mythes et des langues anciennes transmise par son défunt père, éminent et passionné professeur. Un passé d'enchantements relégué aux oubliettes depuis que sa fille, Phoebe, victime d'un accident, est plongée dans un profond coma. La fillette transférée dans un hôpital spécialisé à la campagne, Cérès s'installe dans une vieille maison de famille située non loin du centre de soins afin de ne pas être séparée de Phoebe. Là, peu à peu, elle se surprend à imaginer pour elle des contes qu'elle lui narre, assise à son chevet, sans comprendre d'où lui vient l'inspiration. Il s'avère que l'hôpital a justement été construit à proximité de la maison d'un célèbre écrivain aujourd'hui disparu, auteur d'un roman intitulé Le livre des choses perdues. Alors que Cérès se procure l'ouvrage, des événements étranges surviennent chez elle : les plantes grimpantes envahissent l’extérieur et l'intérieur, au point de la rendre inhabitable. Quelque chose se passe qui dépasse l'entendement, Cérès le ressent dans l'air comme dans sa chair. Un soir, poussée par quelque chose qu'elle est incapable d'expliquer, elle pénètre dans la maison abandonnée de l'écrivain. Attaquée par une force invisible, elle tente de prendre la fuite et, à l'arrière de la bâtisse, change brusquement de réalité. Elle émerge dans une forêt qui ne ressemble en rien à l'univers qu'elle vient de quitter et réalise avoir retrouvé ses seize ans. Bloquée malgré elle dans cet espace-temps parallèle qui ressemble étrangement à celui du Livre des choses perdues, Cérès se met en quête d'une issue...

"Les livres gardent les traces de tous leur lecteurs sous forme de fragments de peau, de poils minuscules invisibles à l’œil nu, de graisses des doigts, et même de sang et de larmes, de sorte que, comme le livre finit par se confondre avec le lecteur, ce dernier finit aussi par se confondre avec le livre. En véritable archiviste des vivants et des morts, chaque volume garde le souvenir de ceux qui l'ont feuilleté." 


"— Les gens prétendaient que la maison était hantée, c'est pour ça qu'ils n'ont pas voulu rester. Trois contrats de location ont été annulés avant que le projet soit abandonné.
— Hantée ? Vous voulez dire, par des fantômes ?
— Ou par des souvenirs, ce qui est peut-être pareil."

    Le projet est plus ambitieux et risqué qu'il n'y parait : après le succès du Livre des choses perdues, comment envisager une suite qui ne donne pas l'impression d'une redite ? Toute la réussite de ce nouveau roman tient à la fois au sentiment de familiarité de croiser ici et là des éléments clef du précédent titre, mais, surtout, à la façon dont John Connolly parvient à les détourner, à les faire évoluer et à les éclairer d'une lumière nouvelle. On retrouve avec émotion le personnage du Garde forestier, qui sort d'un profond sommeil dès lors que Cérès fait irruption dans son monde. Et pour cause, tout laisse à penser que ce pays, ce royaume, ne prend vie que lorsqu'il est visité et, ce faisant, qu'il s'adapte et se modèle à l'image de son visiteur. C'est en tout cas ce que suggère plus d'une fois l'intrigue, se peuplant de nouveaux personnages et d'inspirations issues des mythes et légendes que Cérès tient de son enfance.
 
"Il faut être prudent avec nos pensées et se méfier de nos rêves, sans quoi les pires risquent d'être entendus ou vus, et quelque entité peut décider de les mettre en pratique." 
 
"Faites attention à ce que vous souhaitez et à la façon dont vous le formulez, comme un avocat rédigeant un document en l'expurgeant de toute faille exploitable par l'adversaire, de toute clause dont la signification pourrait être contestée ou retournée contre vous."


"David avait trouvé un moyen de transformer sa douleur en roman, et ce roman avait en retour aidé certains lecteurs à surmonter leur propre douleur. Les histoires qui nous importent ont cet effet-là : elles nous aident à comprendre les autres, et elles peuvent aussi nous donner l'impression d'être compris, et un peu moins seul au monde."

"Il y avait une différence entre être seule et être solitaire. Les livres l'avaient aidée, alors, car une personne avec un bon livre ne peut jamais se sentir seule."
 
    Aussi s'éloigne-t-on ici progressivement des contes traditionnels pour glisser lentement dans l'imaginaire hérité du folklore des vieilles terres britanniques : ses dryades, ses hobgobelins et ses faés, bestiaire encore plus ancien que le Temps lui-même, suggéré par les histoires que Cérès tenait de son père et façonné par son propre univers de références dans un jeu de glace aussi séduisant que déroutant, pour l'héroïne comme pour le lecteur. Cette dynamique imprègne jusque dans la forme du récit, puisque chaque titre de chapitre puise dans d'anciennes langues et de vieux dialectes aujourd'hui disparus, ces patois qui ont transmis et raconté ces mêmes mythes et donnés vie à ces mêmes créatures. A moins que ce ne soit l'inverse ?
 
"Quand un politicien stupide ou un de ces souriants donneurs de leçons se plaignaient des livres recommandés par l'école parce qu'ils osaient traiter les adolescents de façon respectueuse ou considérer que les questions de race, de sexualité et de genre pouvaient être pertinentes dans leur cheminement vers l'âge adulte, son père faisait toujours le même commentaire : Ne te méfie pas des gens qui lisent, mais de ceux qui ne lisent pas." 
 

"Passé et présent se déroulaient simultanément, presque en parallèle, ne se frôlant qu'en des lieux anciens, là où la terre contenait les souvenirs comme les cimetières contiennent les morts. Ces souvenirs s'insinuaient dans la terre et la pierre, le métal et le bois, imprégnant de leur essence des matériaux inanimés. Les mythes et les légendes accouraient autour de tels lieux, et engendraient des histoires, des livres, des récits, de sorte que la marge séparant le réel de l'irréel se rétrécissait de plus en plus, chaque narrateur en extrayant ses propres strates de signification et y ajoutant de nouvelles vérités. La vérité se faisait brumeuse, confuse, et le monde s'en trouvait altéré."
 
    Si l'on retrouve donc suffisamment d'éléments connus pour se sentir dans ce livre comme chez soi (l'ombre de l'Homme Biscornu n'est jamais loin), l'auteur parvient à apporter assez de nouveauté pour qu'on ne soit pas tenté de jouer au jeu des comparaisons. Époque différente, quête différente, héroïne différente, ce Pays des choses perdues se veut avant tout un témoignage sur le pouvoir des histoires, mais aussi une fable furieusement évocatrice sur le deuil autant que le rapport à l'enfance, et sur le lien viscéral qui unit une mère à sa fille. La plume, puissante, marque et émeut le lecteur.
 
"C'est ainsi que l'on perd les gens, parfois : pas d'un seul coup mais petit à petit, comme le vent souffle les grains du pollen sur une fleur." 


"Les images de démons provenant de différentes cultures présentent souvent des détails communs, comme si chaque artiste avait, à un moment donné, fait le même cauchemar."
 
En bref : Une suite aussi inattendue que réussie. John Connolly y distille suffisamment d'éléments familiers et de clins d’œil pour qu'on y retrouve l'étrange étrangeté du Livre des choses perdues et, tout en même temps, engendre un "livre-monde" bien assez nouveau pour éviter tout sentiment de redite. Son univers évolue au filtre de ses personnages et des enjeux à l'oeuvre, la quête cette fois nourrie du désespoir d'une mère face à l'impossible deuil de sa fille prisonnière quelque part entre la vie et la mort. Le style, les symboles, les inspirations aussi anciennes que le monde, tout dans ce livre résonne en nous. Une réussite.
 
 

Un grand merci aux éditions de l'Archipel pour cette lecture ! 
 
 
***
 
 
"Peut-être certains mythes sont-ils si essentiels à notre existence, si cruciaux pour nous aider à comprendre le monde et la place que nous y occupons, que nous les engendrons naturellement avant de les transmettre aux générations suivantes." 
 
"Ces souvenirs nous enseignent ce que nous devons craindre, de sortes que nous pouvons en avoir conscience dès que nous venons au monde. Ainsi, nous savons que certains bruits, certaines odeurs sont des signes de danger. Nous pensons que les animaux transmettent cette faculté, pourquoi pas les humains?"
 
"C'était une sorte d'alchimie, l'invention d'histoires à partir de rien. Et comme pour toute magie, mieux ne valait ne pas examiner les procédés de trop près. Son père aurait appelé cela : trancher la gorge de l'alouette pour voir comment elle chante. Tuer ce que l'on cherche précisément à comprendre."
 
"Dès lors, rien d'étonnant à ce que, dans son adolescence, elle ait connu un bref engouement pour les histoires d'horreur – et plus elles étaient glauques, mieux c'était. Quand les poils apparaissent à des endroits inattendus et que son propre corps est en proie à des mutations – parfois sanglantes –, comment ne pas avoir envie de lire des histoires de vampires, de loups-garous, de monstres et autres créatures métamorphes ?"
 
"Quand on crée des monstres, on ne doit pas s'étonner qu'ils se comportent comme tels."
 
"La vie de chacun est faite d'histoires : un entassement permanent d'histoires. Nous ne sommes pas des créatures de chair et de sang, pas plus qu'un livre n'est une créature d'encre et de papier. Nous sommes des êtres constitués de contes et de fables. Nous existons en tant que récits. C'est par ce prisme que nous comprenons le monde et que nous devons être compris." 
 
"Le passé ne nous emprisonne pas : on peut décider de rester prisonnier mais on peut aussi choisir d'ouvrir la porte de sa cellule et de reprendre sa liberté. Même si cette porte est verrouillée, car nous avons toujours la clé sur nous. Il s'agit juste de trouver la bonne poche."
 
"Un élément crucial à saisir pour comprendre les gens et leurs motivations : dans les histoires comme dans la vie, il n'existe pas de personnages secondaires. Chacun de nous occupe le centre de son propre univers, les autres personnes étant les planètes et les lunes qui gravitent autour de nous, corps célestes tour à tour repoussés ou attirés par notre force gravitationnelle et – parfois – étoiles brillantes qui deviennent de façon provisoire ou définitive, nos astres jumeaux."
 
"Parfois, dans la vie comme dans les rêves, le monde essaie de nous communiquer une vérité, mais d'une façon si subtile qu'il nous faut du temps pour la saisir."
 
"Un livre est comme une maison (...) et les histoires sont les âmes qui l'habitent. Un livre sans histoire n'a pas d'âme" 
 
 

Et pour aller plus loin...
 

samedi 19 octobre 2024

Strange and unusual : dans les archives du Terrier...

 

    "Strange and unusual". Ainsi se décrit la jeune et atypique Lydia Deetz dans Bettlejuice, ainsi pourrait-on résumer Tim Burton et son œuvre (du moins jusqu'à ces dix dernières années... on ne cache pas, pour notre part, un intérêt en forte baisse, mais passons). Monstres réels et métaphoriques, outsiders et personnages squelettiques, son univers, peuplé d'archétypes récurrents et de motifs reconnaissables entre mille a tellement infusé dans l'imaginaire collectif qu'il est devenu une source d'inspiration à part entière. Pour cet Halloween burtonien, fouillons dans les archives du Terrier à la recherche des précédentes évocations du grand Tim : romans à l'origine de ses films et créations originales, mais aussi les œuvres de ses confrères parfois plus burtoniennes que Burton himself !
 
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Book before Burton : avant d'être un Burton, c'était un livre !
 
 
 
 
    Vampires, loups-garous et sorcières, le tout dans les psychédéliques années 70 ? Le déjanté film Dark Shadows n'a pas toujours été un film de Burton : bien avant cela, c'était une iconique série télévisée, sorte de soap opera gothique au long cours, amorcée dans les années 60. Et une saga de livres, aussi ; en effet, outre les nombreuses novélisations tombées dans l'oubli, une trilogie écrite par l'actrice principale s'est assez vite démarquée, au point de voir ses deux premiers tomes traduits en français. Moins barré et plus baroque que le long-métrage, ce roman fort plaisant est à découvrir pour sa vision complexe de l'antagoniste de l'histoire, la sorcière Angélique Bouchard...
 
 
 
    Célèbre fait divers devenu une comédie musciale, Sweeney Todd, quelque part entre le true crime et la légende urbaine, a aussi connu une vie antérieure sur papier avant d'être adapté par Burton. Véritable penny dreadful, roman feuilleton horrifique à quatre sous du siècle victorien, cette histoire de barbier sanguinaire se dévore... littéralement ! Loin de la version romantique de Broadway ou du grand écran, ce livre initialement publié sous le titre Le collier de perles donne à voir un meurtrier de sang-froid surtout attiré par l'appât du gain.
 
 
 
 
     Excellent roman au croisement du monstrueux et de l'émotion, Miss Peregrine et les enfants particuliers, joli best-seller graphique, se démarque par sa dimension très visuelle. Illustré de nombreuses vraies-fausses photos vintage, le livre de Ransom Riggs évoquait davantage l'esthétique d'un Guillermo del Toro avant que Burton ne s'empare du projet d'adaptation. L'univers original reste cependant aussi enchanteur que terrifiant, le monde de l'enfance se confrontant à celui des monstres, ces derniers évoquant quelque chose de l'horreur de la Seconde Guerre mondiale. Beau, curieux et profondément touchant.


 
    Longtemps associés à l'imagerie burtonienne bien avant que Burton ne s'en empare, ces comics de Chas Addams, adaptés à de nombreuses reprises pour le petit et le grand écrans (les films de Barry Sonnenfeld restent à ce titre indétrônables) sont des merveilles d'humour noir. Vision fantasmée et parodique du mode de vie exotique des bourgeois ici transformés en créatures gothiques, cette famille Addams est une création d'une intelligence aussi vive qu'inattendue !


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Burton on the screen
 
 
 
 
    Si, comme nous le disions à l'instant, La Famille Addams a toujours été perçue comme burtonienne avant la lettre, le célèbre réalisateur n'avait finalement jamais transposé l'oeuvre de Chas Addams avant Mercredi. Sympathique mais peut-être moins convaincante qu'elle aurait pu l'être (et pour cause : Monster is the new normy, aussi l'aura burtonienne perd-t-elle en poésie et en évocation), cette série vaut principalement pour son interprète principale. Le reste se révèle très loin de l'univers mordant et satirique de Chas Addams.
 
 
 
 
    A notre sens le dernier Burton vraiment réussi. Si l'adaptation reste moins bonne que le roman original, on y a retrouvé notre âme d'enfant. Le casting est tout bonnement impeccable, avec en tête une Eva Green incandescente en Miss Peregrine !

 
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Burtonian Mood : dans la veine burtonienne
 
 
 

 
      Parmi les grandes inspirations revendiquées par Burton, il y a Edward Gorey. Cet auteur artiste américain proche de Chas Addams (étrangement), mais dans une veine peut-être plus poétique et plus macabre que simplement drôle et décalée, a à l'évidence considérablement influencé l’œuvre du cinéaste. Ces Enfants fichus ne sont en effet pas sans rappeler le recueil La triste fin du petit enfant huître et autres histoires...
 
 
 
 
    L'aura de Burton semble flotter autour de ce roman, que ce soit à travers sa couverture originale ou sa réédition illustrées par Benjamin Lacombe, ou encore son adaptation à l'écran designée par Nicoletta Ceccoli, autant d'artistes qui ont puisé un peu de leur style dans l'iconographie burtonienne. L'histoire elle-même, celle d'un grand personnage mi-homme mi-mécanique évoluant dans un hiver victorien, n'aurait pas dépareillé dans la filmographie du réalisateur.
 
 
 
 
    Inspirée par la mathématicienne Ada Lovelace, Lili Goth est une fable fantasmagorique dans un univers gothique à la Lewis Carroll où l'héroïne part à la rencontre de personnages tous plus fous les uns que les autres. Jeux de mots à foison et détournements par centaine, une pépite évidemment signée du grand Chris Riddell !
 

 
 
    A priori rien de burtonien dans une biographie de Mme Tussaud... et pourtant, écrit et illustré par Edward Carey (dont l'univers n'est pas sans évoquer celui d'Edward Gorey), Petite est présenté par la presse comme un audacieux croisement entre Charles Dickens et Tim Burton. Crossover certes bizarre, mais furieusement évident à la lecture de ce petit bijou d'étrangeté.
 
 
 
 
     Des morts bien plus vivants que les vivants eux-mêmes ? Voilà un trope qu'on pourrait qualifier de typiquement burtonien. Dans cette version détournée du Livre de la jungle réécrit dans le décor d'un vieux cimetière, l'enfant abandonné grandit élevé par les spectres...
 
 
 
 
    Une famille de monstres mis au banc de la société par les gens bien-pensants, parce que leurs particularités, réelles ou symboliques, ne cochent pas les cases de la prétendue normalité. Très belle et émouvante évocation de la différence sous toutes ses formes (et aussi de tous les visages de la monstruosité), L'étonnante famille Appenzell, probablement l'un des chefs-d’œuvre de l'artiste Benjamin Lacombe (qui s'avoue évidemment très influencé par Burton) n'aurait pas déplu au cinéaste.
 
 
 
 
    Toujours dans la bibliographie de Benjamin Lacombe, ce recueil illustré des Contes Macabres. Si le visuel y évoque davantage l'univers de Guillermo del Toro, cet album nous rappelle l'influence du grand Edgard Poe sur l'oeuvre de Tim Burton...
 
 
 
    Dernier Benjamin Lacombe de cette sélection, cet album destiné à un public plus familial n'est cependant pas sans rappeler l'esthétique de Tim Burton. On trouve en effet dans cette galerie de célèbres méchants une Reine de Cœur et un Jack O'Lantern qui évoquent très fortement la Reine Rouge d'Alice au pays des merveilles et Jack Skellington de The nightmare before Christmas...
 
 
 

    Plus burtonien que du vrai Burton, ce conte moderne à l'esthétique décidément très familière aurait tout à fait sa place dans la filmographie du cinéaste : outre le visuel, on retrouve au casting Catherine O'Hara et Christina Ricci, ainsi qu'une BO que n'aurait pas renié Danny Elfman...


 
     Adaptation scénique du roman de Roald Dahl, ce musical de Charlie et la chocolaterie a connu pour sa version française une mise en scène qu'on ne peut que qualifier de résolument burtonienne. Difficile de ne pas songer, devant les couleurs acidulées et le carré impeccable de Willy Wonka, à la version cinématographique proposée par le cinéaste en 2005...
 
 

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    Voilà pour ce petit tour d'horizon de nos archives burtoniennes... Notre participation au challenge étant cette année considérablement réduite, ce florilège sera l'occasion de vous offrir une bonne dose de Burton en attendant le 31 octobre. Enjoy !

dimanche 6 octobre 2024

A Burtonian Halloween is coming...


 
C’était durant l’automne, dans la ville de Halloween, la Lune frissonnait,
Et là-haut, solitaire, assis sur la colline, un squelette ruminait,
Portant chauve-souris pour tout nœud papillon,
C’était Jack Skellington, un mince et grand garçon.
«Jeter le mauvais sort horriblement m’ennuie.
Mes pieds sont las des danses de mort dans la nuit.»
Mais alors, se tordant en volutes spectrales,
Émergea d’un caveau un fantôme de chien.
Sa citrouille de nez brillait au loin
Et il salua Jack d’un faible et tendre râle.
Une folle excitation égaya son visage :
Il s’avançait ici, il s’élançait par là.
Et toujours découvrant de nouveaux paysages,
Il vit enfin un arbre qui l’emplit de joie.
Baigné par sa lumière, Jack - en paix à présent-
Découvrait un émoi attendu si longtemps
Rentré à Halloween, il montra à ses pairs
Son lot de souvenirs qui les laissa par terre.
Car à toutes ces merveilles nul n’était préparé.
La plupart se réjouirent ... Certains furent apeurés !
Père Noël, occupé à faire ses joujoux,
Entendit à sa porte un léger bruit, très doux.
Il entrouvrit son huis et tressaillit de voir
Trois vilains petits masques souriant dans le noir.
En ce soir de Noël, toute la maisonnée
Allait faire la fête, y compris les souris !
Les sabots, bien rangés devant la cheminée,
A l’aube causeraient de grands, d’horribles cris.
Mais pour l’heure, nichés au cœur de leur doux nid,
Les petits ne rêvaient ni monstres ni harpies.
Ivre de joie sincère, de maison en maison,
Jack offrait ses cadeaux, à tous faisait un don.
Une plante carnivore déguisée en guirlande,
Un ourson en peluche
Pourvu de dents gourmandes ...
Il plana dans les cieux, tel une fusée agile
Avant d’être frappé tout net par un missile.
«J’ai cru si fort pouvoir jouer au Père Noël».
 
The Nightmare before Christmas, Tim Burton, 1982.
 
     Qui sait (ou se souvient) que L'étrange Noël de Monsieur Jack était à la base un poème ? On oublie souvent l'ancrage littéraire du génie de Tim Burton qui, en même temps qu'il esquissait des monstres dans ses carnets, emplissait leur pages de poésies et d'historiettes aussi macabres que drôlatiques. Burton et la littérature : une grande histoire d'amour ? D'Edgard A. Poe aux chairs couturées d'une créature de Frankenstein en passant par les œuvres d'Edward Gorey, sans oublier ses nombreux films adaptés de livres, ses inspirations semblent le prouver. Même Bettlejuice, son premier grand succès, était écrit par un romancier aujourd'hui enfin reconnu à sa juste valeur dans l'Hexagone, l'illustre inconnu Michael McDowell.
 

    Alors un Halloween livresque consacré à Tim Burton, ça a évidemment tout son sens ; d'autant plus lorsque Bettlejuice Bettlejuice vient de sortir sur les écrans – on n'aurait pu rêver meilleur appel du pied à colorer nos festivités automnales de teintes burtoniennes ! Pour l'occasion, il y aura des excursions dans les œuvres qu'il l'ont inspiré aussi bien que dans des univers proches du sien (car souvent copié, Tim Burton est parfois... largement égalé – eh oui !).  Promenades à Sleepy Hollow, retour à Collinwood, (re)découverte de Winter River... de nombreux arrêts sont prévus au programme de notre voyage, y compris quelques (plusieurs?) lectures hors-série, tombées récemment dans notre PAL et qu'il ne serait pas envisageable de repousser à l'Halloween prochain.


    Par ailleurs, comme on vous l'a récemment annoncé dans notre dernier article de blabla saisonnier, ce mois-ci et le prochain seront ceux des cartons et du grand déménagement ! Cet Halloween sera donc malheureusement quelque peu chahuté, voire certainement tronqué – et pour cause, on signe chez le notaire le... 31 octobre ! Si ça ce n'est pas un signe... Espérons que le futur Terrier soit hanté !
 

    Quoi qu'il en soit, jamais on ne manquerait, même si ce n'est pour partager que quelques lectures, le célèbre et renommé Challenge Halloween de Lou & Hilde, comparses dans la Mort et l'Au-delà, adorables et terrifiantes hôtesses, mystérieuses et glorieuses organisatrices depuis 15 (déjà) macabres années...

Alors, comme dirait Bettlejuice, on envoie la sauce !