mercredi 31 janvier 2018

Captive - Margaret Atwood.

Alias Grace, O.W.Toad Ltd, 1996 - Editions Robert Laffont (trad. de M.Albaret-Maatsh), 1998 - Editions Pocket, 1999 - Editions 10/18, 2003, 2017.

  1859 : Grace Marks, condamnée à perpétuité, s'étiole dans un pénitencier canadien. A l'âge de seize ans, Grace a été accusée de deux horribles meurtres. Personne n'a jamais su si elle était coupable, innocente ou folle. Lors de son procès, après avoir donné trois versions des faits, Grace s'est murée dans le silence : amnésie ou dissimulation ? Le docteur Simon Jordan veut découvrir la vérité. Gagnant sa confiance, Jordan découvre peu à peu la personnalité de Grace, qui ne semble ni démente ni criminelle. Mais pourquoi lui cache-t-elle les troublants rêves qui hantent ses nuits ?
   Inspiré d'un sanglant fait divers qui a bouleversé le Canada du XIXe siècle, Margaret Atwood nous offre un roman baroque où le mensonge et la vérité se jouent sans fin du lecteur.

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  Alors que Margaret Atwood connait actuellement un retour sur la scène littéraire avec la récente adaptation télévisée de La servante écarlate, la grande dame de lettres canadienne continue de se faire connaitre d'une nouvelle génération de lecteurs grâce à la transposition par netflix d'un autre de ses romans : Captive (Alias Grace en VO), écrit en 1996. L'occasion de redécouvrir le livre avant de voir la série.


  Canada, XIXème siècle : Voilà près de quinze ans que la douce Grace Marks est retenue sous les verrous pour assassinat. Âgée de 16 ans à l'époque des faits, elle a été accusée de meurtre avec son amant James McDermott pour le crime de leur maître et employeur Mr Kinnear, et de sa gouvernante Nancy Montgomery. Alors que son comparse avait écopé de la pendaison, Grace, elle, avait échappé à la peine de mort en s'attirant la bienveillance de l'opinion publique. Son comportement en prison, exemplaire, lui permet d'officier en tant que femme de chambre et couturière chez la femme du gouverneur, laquelle a réunit autour d'elle tout un cercle d'orignaux et de pseudo-scientifiques qui militent pour faire libérer Grace, tous persuadés de son innocence. Leurs intérêt rejoints alors ceux d'un jeune médecin d'un genre nouveau, Simon Jordan, spécialisé dans le psychisme humain, qui souhaite faire une étude sur elle. Puisque cette dernière prétend avoir tout oublié du crime, il lui propose plusieurs entretiens au cours desquels, par un jeu de suggestions, il espère faire émerger quelques réminiscences. Mais Grace se révèle d'une étonnante perspicacité et évite les pièges tendus par le Dr Jordan, ou élude avec talent les sujets qu'il veut lui faire aborder... Tandis qu'elle lui raconte toute son histoire depuis l'enfance, Simon en vient à se demander lequel des deux mène réellement la danse...

"Ce n'est pas toujours celui qui porte le coup qui est le meurtrier."

 La véritable Grace Marks.

  Attention, chef-d’œuvre! Alors que l'on connaissait davantage Margaret Atwood pour ses récits d'anticipation, celui-là se situe dans une veine plutôt historique : en effet, Captive est en grande partie adapté d'un fait-divers réel qui a défrayé la chronique canadienne du XIXème siècle. Les éléments exposés concernant le crime de Mr Kinnear et de Nancy Montgomery sont rigoureusement exacts et Maragret Atwood a opéré un véritable travail d'archiviste avant de se lancer dans l'écriture : témoignages de l'époque, presse, compte-rendus du tribunal... De ces différentes sources au contenu souvent antinomique (il faut dire que la question de la culpabilité de Grace avait soulevé des avis mitigés), l'auteure tire des citations qui introduisent chaque nouveau chapitre, citations complétées d'extraits de poésie d'Emily Dickinson, Edgard Poe ou Nathaniel Hawthorn, dont les vers semblent soudain avoir été écrit pour Grace. Plus encore, ils apportent dès lors souvent un nouvel éclairage ou tendent à faire tirer des conclusions ambivalentes quant à l'innocence ou culpabilité de la jeune femme. Nous voilà tombés dans les filets de Margaret Atwood... et de Grace elle-même.

Documents d'archives représentant Grace et McDermott pendant leur comparution.

  Alternant entre une narration à la première personne par Grace et une narration du point de vue du médecin qui la questionne sans relâche, l'auteure se joue du lecteur, lequel se retrouve malgré lui dans la même position que Simon Jordan : Nous souhaitons tout connaître de Grace, en essayant de nous convaincre que la question de sa culpabilité importe peu, que seuls son esprit et sa mémoire nous occupent. Et pourtant, très vite, nous tombons sous son charme. Nos convictions s'ébranlent. Nous souhaitons intimement qu'elle soit innocente. Nous devenons ni plus ni moins que la mise en abyme du Dr Jordan.

"Il ne peut s'empêcher de penser que la plénitude même de ses souvenirs constitue peut-être une sorte de distraction, une façon d'éloigner l'esprit de quelques faits cachés mais essentiels, commes telles jolies fleurs plantées sur une tombe..."
  
  Le style et l'immersion narrative sont pour beaucoup dans cet effet : il faut applaudir le talent de M.Atwood (et de sa traductrice!) qui parvient à recréer autant de plumes que de personnages, en particulier celle par laquelle Grace s'exprime, qui évoque sincèrement la voix d'une domestique dont le vocabulaire se serait enrichi du contact d'employeurs d'une classe sociale plus élevée, sans se départir des tournures et de la syntaxe propres à un milieu plus modeste (une écriture similaire et toute aussi admirable avait été constatée dans le Mary Reilly de Valérie Martin). Cette plume particulièrement riche apporte un réalisme troublant et donne tout son corps à l'histoire. 

Prison de Toronto au XIXème siècle.

  A travers cette voix à la fois simple et profonde, Grace pose un regard sur la société qui, derrière un ton qu'on imagine sage et inoffensif, s'avère tranchant et particulièrement perspicace, parfois plein d'ironie. La presse s'évertue à interpréter le message féministe du roman parce qu'il correspond à une mouvance actuelle et qu'il le rapproche ainsi de La servante écarlate, mais en réalité, Captive évoque de nombreux autres sujets. A travers ce personnage de vraie fausse criminelle qui a fasciné des foules entières, son histoire, et l'Histoire en général, le filtre que Margaret Atwood vient superposer en tant qu'auteure aiguille le questionnement dans d'autres directions et veut bousculer certaines de nos représentations : la fascination malsaine que provoque le fait divers, la condition de la femme, certes, mais celle aussi de la domestique et de la prisonnière, de même que l'assimilation entre étranger et criminel, ces raccourcis si faciles à nos esprits étroits. Qu'est-ce qui fait, ou qui est-ce qui fait de nous un meurtrier, une meurtrière, un innocent, ou un fou? En quoi cette mise en boite vient-elle rassurer la foule hurlante? M.Atwood nous tend un miroir où se reflètent les travers d'une société vaine et hypocrite...

"N'empêche, criminelle est un terme fort quand on vous l'attribue. Il a une odeur, ce terme - musquée et suffocante comme des fleurs mortes dans un vase. Parfois, la nuit, je me le répète dans un murmure : Criminelle, criminelle. Il bruisse comme une jupe en taffetas sur un plancher. Criminel n'est que brutal. Il a l'effet d'un marteau ou d'un bout de métal. Si je n'avais que ça comme choix, je préférais être une criminelle qu'un criminel."

 "Je ne sais pas si vous avez remarqué ça, monsieur, mais il y a des gens qui prennent plaisir à l’affliction d’un semblable, surtout s’ils pensent que ce semblable a commis un péché, ce qui ajoute une satisfaction supplémentaire. Mais qui, parmi nous, n’a jamais péché, comme le dit la Bible ? Pour ma part, j’aurais honte de me délecter pareillement des souffrances d’autrui."

  Le plus amusant, c'est que que M.Atwood dit elle-même que si elle avait su si Grace était coupable ou innocente, elle n'aurait pas écrit ce livre. Fait est qu'au fond, elle ne cherche pas à donner de réponse, mais à faire poser d'autres questions - qui se situent par ailleurs bien au-delà de la "simple" notion de culpabilité. Pour cela, elle est prête à nous mener par le bout du nez jusqu'aux dernières pages, s'amusant des meilleurs ressorts qu'offre le roman lorsque, au terme d'un récit d'une rigueur historique et réaliste impressionnante, elle sort de sa poche un superbe rebondissement romanesque avec la séance d'hypnose finale, presque incongrue mais non moins effrayante. Grace, comparée à Shéhérazade, nous fait glisser sur le fil du rasoir du conte et de l'illusion qui dit (peut-être) des vérités, parce que nous ne demandons pas mieux que d'être mystifiés...

 Prisonnières canadiennes bénéficiant de postes de femmes de chambre à l'extérieur, XIXème siècle.

"-Mentir, répète McKenzie. Un terme sévère, assurément. Vous a-t-elle menti, vous demandez-vous? Laissez-moi vous présenter les choses ainsi - Shéhérazade mentait-elle? A ses yeux, non. En vérité, il ne faudrait ne jamais soumettre les histoires qu'elle racontait aux dures catégories du vrai et du faux."

En bref : Un récit qui puise sa source historique dans un fait divers sanglant du XIXème siècle pour mieux se jouer de nos convictions en posant un regard révélateur sur la société. Nous devenons les victimes volontaires de Grace qui, innocente ou manipulatrice, a tout compris d'un monde qui nous a dévoré, et nous balade entre fiction historique et enseignement philosophique à demi-dissimulé. Une pépite qui nous habite encore longtemps après avoir refermé l'ouvrage...

3 commentaires:

  1. Tu es encore plus dangereux pour mes étagères qu'un algorithme d'Amaz*n...
    J'adore les récits d'histoires véritables, comme celle de Constance Kent dans l'affaire de Road Hill House, ou encore Typhoid Mary dans la Cuisinière...

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    1. Ou Lizzie Borden et sa hache? ;)
      Il faut que je lise la cuisinière ! Met-elle de l'arsenic dans sa soupe? :D

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    2. Ficelle for Ever6 février 2018 à 06:49

      C'est pire que ça : elle tue les gens à l'insu de son plein gré...

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