mardi 23 mars 2021

La sirène, le marchand et la courtisane - Imogen Hermes Gowar.


The mermaid and Mrs Hancock
, Harper, 2018 - Éditions Belfond (trad. de M.Berrée), 2021.

 
    Dans la lignée de Miniaturiste de Jessie Burton ou du Serpent de l'Essex de Sarah Perry, un premier roman éclatant de style et d'imagination ; un véritable cabinet de curiosités dans la bonne société londonienne du XVIIIe siècle, où le merveilleux côtoie l'ivresse et l'extravagance.
    Un soir de septembre 1785, on frappe à la porte du logis du marchand Hancock. Sur le seuil, le capitaine d'un de ses navires. L'homme dit avoir vendu son bateau pour un trésor : une créature fabuleuse, pêchée en mer de Chine. Une sirène. Entre effroi et fascination, le Tout-Londres se presse pour voir la chimère. Et ce trésor va permettre à Mr Hancock d'entrer dans un monde de faste et de mondanités qui lui était jusqu'ici inaccessible. Lors d'une de ces fêtes somptueuses, il fait la connaissance d'Angelica Neal, la femme la plus désirable qu'il ait jamais vue... et courtisane de grand talent. Entre le timide marchand et la belle scandaleuse se noue une relation complexe, qui va les précipiter l'un et l'autre dans une spirale dangereuse. Car les pouvoirs de la sirène ne sont pas que légende. Aveuglés par l'orgueil et la convoitise, tous ceux qui s'en approchent pourraient bien basculer dans la folie...
 
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    Présenté par l'éditeur comme digne successeur du Miniaturiste de Jessie Burton, La sirène, le marchand et la courtisane, premier roman de la Britannique Imogen Hermes Gowar publié en 2018 en V.O. a depuis rencontré un succès mondial. Passionnée d'Histoire et issue d'un cursus d'archéologie et d'anthropologie qui l'a amenée à travailler dans le milieu des musées, la romancière a été fascinée par ce monde d'artefacts et de curiosités qui lui a suggéré les idées à la base de ce livre...
 

    L'intrigue nous plonge dans l'Angleterre de la fin du XVIIIème siècle, où nous sommes amenés à suivre les destins croisés de protagonistes d'origines et de milieux sociaux différents. Tout d'abord, Mr Hancock, gentilhomme marchand londonien, veuf et vieux célibataire, puis Angelica Neal, demi-mondaine et prostituée de luxe qui tente de se faire une place dans le Monde. Nous rencontrons également Sukie, la nièce de Mr Hancok, qui l'aide à faire tourner la maison en échange d'une confortable dot à venir, mais aussi Mrs Chappell, ancienne maquerelle d'Angelica et propriétaire de la maison close la plus reconnue de la capitale, ainsi que ses nombreuses protégées. Leurs histoires convergent autour d'un objet unique, ramené par le capitaine du navire dont Hancock est le propriétaire : une authentique sirène, chimère empaillée et figée pour l'éternité rapportée des pays d'Orient en lieu et place des chinoiseries et produits de luxe habituels. Qu'en faire, maintenant qu'il possède une telle chose, d'autant plus qu'elle a été échangée contre son bateau? Bien qu'il lui répugne de faire dans le spectacle de foire et de mettre ainsi à mal sa réputation d'honnête commerçant, Mr Hancock expose la créature en monnayant le droit de regard, histoire de rentrer dans ses frais. La sirène devient rapidement l'événement le plus palpitant du Londres mondain et scientifique : familles, nobles, pauvres et chercheurs se bousculent pour venir admirer la merveilleuse monstruosité. Parmi le public qui accourt, Mrs Chappell propose de louer la chimère pour en faire le clou du spectacle de plusieurs soirées à thème dans son antre des plaisirs. Gêné par principe, Hancock accepte face à la somme exorbitante qu'on lui propose... lors de cette soirée de dépravation de grand luxe, il rencontre Angelica, tiraillée entre la protection que lui propose Mrs Chappell dans son établissement et la volonté de voler de ses propres ailes en se trouvant un protecteur fortuné qui pourrait l'entretenir ad vitam. Bien que tout les sépare, tous deux se trouvent pris dans un tourbillon d'événements qui vont les pousser dans leurs derniers retranchements et les amener à revoir leur perspectives, chamboulées par les convoitises que suscite la sirène...
 

    Grâce à un style détaillé et tout en immersion, Imogen Hermes Gowar fait revivre le Londres demi-mondain de l'ère géorgienne comme si on y était. Son écriture très visuelle permet de mettre en scène cet univers rarement exploité dans la littérature contemporaine (on pense cependant à la série télévisée Harlots) : un monde de luxure chatoyante et de vices qu'on poudre du simulacre de la vertu et d'autres joyeuses préciosités pour les rendre plus acceptables. Mais le fard et les apparences ne suffisent pas, car dans cette Angleterre où seul compte le titre, même une prostituée de luxe doit lutter pour être reconnue comme femme digne d'être respectée. Cette complexité sociale ainsi que les différents degrés du milieu de la prostitution, l'auteure les restitue merveilleusement bien et c'est probablement là l'un des points forts du roman.
 

    L'élément central qu'est la sirène, aussi, est parmi ses autres excellentes idées. La description plutôt effrayante qui en est faite (évoquant un singe avec une queue de poisson) n'est pas anodine et renvoie directement à des événements réels : ces "sirènes" empaillées, présentées comme les restes de chimères véritables, ont pullulé dans les cabinets de curiosités au tournant du XIXème siècle. Souvent connues sous le nom de "Sirènes des Fidji", certaines de ces créatures sont aujourd'hui encore visibles dans les collections privées ou derrière les vitrines de quelques grands musées du monde. En fait conçues de toutes pièces à partir de membres de différents animaux, ces monstres factices étaient ensuite vendus à prix d'or sur le marché noir ou auprès de riches collectionneurs. Une curiosité de choix pour une intrigue à tiroirs, entre Histoire et mystère...
 

    Et pourtant, malgré le potentiel que l'auteure avait entre les doigts (et malgré les excellentes critiques de la presse étrangère), nous n'avons été que très moyennement convaincus par ce roman. Le cadre historique et les éléments de base sont brillamment amenés mais passé ce contexte initial, la romancière se perd dans les dédales de sa propre écriture et se noie au milieu des différents éléments qu'elle souhaite raconter. On nous fait suivre des personnages qui finissent par disparaître totalement, sans qu'on comprenne pourquoi ni comment et dans quel intérêt, et même la sirène (qui semblait pourtant être le point de conjecture de ces différents destins croisés) est expédiée au premier tiers du livre. On lui substitue une chasse à la sirène réelle, laquelle ajoute une note de fantastique par ailleurs mal dosée et encombrante, pour être de nouveau balayée de façon lapidaire au terme du livre. 
 
  
    Les personnages, assez peu attachants (exceptée Sukie, la nièce de Mr Hancock) et gouvernés par leur désir de survivre, s'affranchir, ou trouver une position dans un monde et une époque inégalitaires laissaient supposer une inspiration naturaliste pour ce roman. Dès lors, on cherche dans les nombreux soubresauts et autre péripéties du livre quelle analogie ou quelle symbolique l'auteure pourrait bien vouloir véhiculer ou faire deviner à son lecteur (une comparaison entre la figure mythique de la sirène et celle de la prostituée?) mais sans même être certain qu'il y a vraiment quelque chose à comprendre. Le trop étant l'ennemi du bien, on ne voit plus où serait le sens caché au milieu de ce patchwork d'intrigues et de sous-intrigues... Et c'est bien dommage.
 

En bref : Un roman qui avait toutes les qualités pour fonctionner mais au charme duquel on est finalement resté hermétique sur la durée. L'auteure semble se perdre à travers les trop nombreux personnages et intrigues au milieu desquels on cherche encore le sens caché et les enjeux à l’œuvre. Le roman est néanmoins sauvé par sa reconstitution du milieu demi-mondain de l'Angleterre géorgienne et une très belle plume, incontestable.
 
 
Merci à NetGalley et aux éditions Belfond pour cette lecture.

lundi 8 mars 2021

100 grandes femmes de l'Histoire - textes de C.V.Baron & P.Crété, illustrations de B.Wennagel & M.Ferret

Éditions Quelle Histoire, 2017.
 
 
 
    Connais-tu Enheduanna, la première poétesse de l'histoire? Cléopâtre, la célèbre reine d'Egypte? La savante Hypathie d'Alexandrie? Tomoe Gozen, Jane Austen, Joséphine Baker, Anastasia... Sais-tu à quel siècle et dans quel pays elles vivaient, et pourquoi elles sont devenues célèbres? Non? Alors, pars à la découverte de ces cent femmes hors du commun qui ont marqué l'histoire de notre monde. Tu ne seras pas déçu...
 
 
 
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    L'an dernier, nous avions célébré la journée internationale des droits des femmes avec la chronique du très enthousiasmant J'aimerais te parler d'elles, de Sophie Carquain et Pauline Duhamel : un florilège de portraits de femmes de l'Histoire, toutes racontées de façon à toucher et inspirer les jeunes lectrices ET lecteurs. Dans la continuité de ce précédent article et pour célébrer cette année cette même journée, nous vous proposons de découvrir cette sympathique encyclopédie jeunesse illustrée : 100 grandes femmes de l'Histoire, par les éditions Quelle Histoire.


    Quelle Histoire est une maison d'édition destinée à la jeunesse, qui propose des albums ludiques aux illustrations pétillantes pour raconter les grands personnages de l'Histoire, les grandes civilisations ou même les mythologies qui y sont rattachées. Reconnaissables par leur mise en image colorées et un peu kawaii, leurs livres se déclinent sous plusieurs formats : des petits albums souples consacrés chacun à une personnalité aux encyclopédies réunissant plusieurs portraits par thèmes. 100 grandes femmes de l'Histoire fait partie de cette dernière catégorie.
 

    Si cet album parait moins engagé que peut l'être J'aimerais te parler d'elles de Sophie Carquain ou que Culottées de Pénélope Bagieu, il est introduit par un petit paragraphe non dénué de féminisme en préface : les auteurs précisent qu'en français comme en Histoire, le "masculin l'emporte" trop souvent, et que de grandes femmes ont injustement été oubliées ou invisibilisées, à l'image des personnages que le jeune lecteur ou la jeune lectrice s'apprête à découvrir au fil des pages...
 
    Le contenu est organisé et mis en page de façon ludique et pédagogique à la fois, à l'aide d'une frise chronologique présentée en début d'ouvrage mais reproduite sur chaque double-pages pour permettre de toujours situer à quel époque a vécu la femme à l'honneur, et dans quel contexte elle a vécu. Chaque portrait est également introduit par une petite "fiche d'identité" qui donne en quelques lignes les informations de première nécessité : nom et prénom, années de vie et de décès, lieu, et domaine dans lequel cette femme s'est distinguée ou les fonctions qu'elle a occupées. L'ensemble est visuellement très attrayant et peut constituer une première source d'informations intéressante pour les jeunes lecteurs curieux.

 
    On l'avait dit avec J'aimerais te parler d'elles : ce type d'ouvrage est difficilement exhaustif, et l'on trouve toujours qu'il y manquera quelques femmes de l'Histoire qu'on apprécie plus que d'autres. Néanmoins, en s'imposant 100 portraits (quand même!), l'éditeur ratisse large et n'omet pas certaines femmes pourtant encore souvent oubliées de ce type de florilège, comme Enheduanna, une des premières poétesses ayant vécu en Mésopotamie en 2000 avant JC, ou la danseuse avant-gardiste Isadora Duncan. On est également très heureux d'y retrouver la philosophe féministe Mary Wollstonecraft et sa fille romancière Mary Shelley, la lady mathématicienne Ada Lovelace et (notre préférée) Emilie du Châtelet, marquise et femme de sciences du siècle des Lumières, encore souvent zappée par les manuels d'Histoire. On s'étonne un peu (mais pourquoi pas, après tout) de trouver en ces pages le portrait d'Anastasia Romanov (le texte s'attarde surtout sur la popularité née de sa disparition plutôt que sur le massacre dont elle a été victime au même titre que sa famille), et on regrette que celui d'Elizabeth 1ère ne soit pas contrebalancé d'une présentation de sa cousine, Mary Stuart, présentée comme "l'ennemie qu'elle empêche de lui voler sa couronne", mais du coup pas comme une figure digne d'être présentée...

    Mais on chipote, on chipote ; cette encyclopédie reste un chouette ouvrage pour faire découvrir les femmes charismatique de l'Histoire internationale à ses petites têtes blondes ou dans le cadre d'une classe. A noter que les petits albums souples consacrés chacun à un personnage sont beaucoup plus développées que les courtes biographies de ce livre, aussi les parents pourront-ils les acquérir à petit prix chez le même éditeur selon la curiosité que ces présentations auront pu éveiller chez leur enfant...
 

En bref : Vaste et très ludique, 100 grand femmes de l'Histoire s'avère être une bonne surprise du genre pour les jeunes lecteurs et lectrices à qui vous souhaiterez faire découvrir les grandes figures féminines historiques. Colorée et accessible tout en restant riche en informations, cette encyclopédie peut être un excellent support pédagogique en cette journée internationale des droits des femmes... et tout le reste de l'année aussi, évidemment !

dimanche 7 mars 2021

Gourmandise littéraire : Pufferts - pancakes hollandais.


    Dans son prodigieux premier roman et best-seller Miniaturiste, Jessie Burton nous entraînait dans la Hollande du Siècle d'Or aux côtés de la jeune Petronella, mariée au riche marchant Johannes Brandt, un homme d'âge mûr résidant dans une fastueuse demeure d'Amsterdam avec son austère sœur et ses serviteurs. Distant et souvent absent, Johannes laisse sa jeune épouse livrée à elle-même tandis que cette dernière, dépossédée de la tenue de sa propre maison par sa belle-sœur qui semble tout diriger, se laisse envahir par la morosité. Au retour d'un voyage, son époux lui offre une vitrine superbement sculptée, cabinet reproduisant l'architecture de leur demeure, afin qu'elle puisse s'occuper en le garnissant d'objets miniatures. Petronella passe commande auprès d'un mystérieux artisan de la ville, lequel lui en envoie beaucoup plus qu'elle ne commande : clefs, coffres, mobiliers... et bientôt des personnages... le miniaturiste semble connaître tous les secrets de la maison Brandt, laissant Petronella dans l'attente angoissante d'un nouveau colis ou d'une nouvelle lettre marquée du sceau de l'artiste : le signe du soleil...
 

    Entre deux missives du miniaturiste, entre deux secrets de famille révélés à Petronella, ou entre deux escapades dans la ville bouillonnante d'Amsterdam, l'auteure reconstitue le Siècle d'Or avec une minutie d'historienne : descriptions architecturales, vie des commerçants au XVIIème siècle, et... nourriture ! Jessie Burton semble en effet avoir tout particulièrement étudié la gastronomie et les plats en vogue dans la Hollande des années 1600 et nous fait saliver à plus d'une reprise, à l'image de cette scène, lorsque la domestique Cornelia s'affaire à la préparation d'un important dîner d'affaire et offre à Petronella des pufferts pour le petit-déjeuner...

    "Au milieu de la journée, Cornelia a déjà passé plusieurs heures dans la cuisine pour préparer le dîner des Meermans. Ce doit être un somptueux festin - un étalage de mets d'hiver, relevés avec les précieuses épices que Johannes achète en Orient.
    Nella trouve Cornelia assise à la table en train de hacher deux énormes choux.
— Vous avez faim ? demande la servante en voyant apparaître Nella, Dhana sur ses talons.
— Une faim de loup, répond Nella.
    Elle repère les traces d'une nuit sans sommeil sur le visage de Cornelia, qui a surtout l'air nerveux.
— On ne peut pas dire qu'on m'a laissé le temps de préparer tout ça ! Pain sec et hareng jusqu'à ce que je termine tous mes plats – Madame Marin insiste, et ce chou a besoin d'être chemisé ! grogne Cornelia avant de céder devant la mine déçue de Nella. Tenez ! dit-elle en poussant vers sa maîtresse une assiette où s'empilent des petites crêpes frites saupoudrées de sucre, prenez un puffert !"
 
Miniaturiste, J.Burton (trad. de D.Letellier), Folio, 2017.


    Les pufferts (ou poffertjes) sont une ancienne tradition culinaire hollandaise évoquant des mini-crêpes légèrement gonflées. Considérés comme l'équivalent des pancakes ou des blinis aux Pays-Bas, les pufferts sont connus pour avoir été vendus de tout temps sur des stands extérieurs lors de fêtes de rue ou de village, généreusement saupoudrés de sucre. La recette écrite la plus ancienne date de 1746 et se compose d'un mélange de farine de blé et de farine de sarrasin, de levure boulangère et de lait. La tradition veut qu'on utilise un ustensile spécial pour les faire cuire : une poêle à pufferts, faite de plusieurs petites alvéoles. On trouve aujourd'hui des poêles ou des appareils électriques à pufferts sur internet, mais il est aussi tout à fait possible d'y substituer une poêle à pancakes multi-empreintes comme en vendent de nos jours les grands magasins.


Ingrédients (pour 4 convives) : 

- 250 g de farine de blé (ou d'un mélange blé et sarrasin)
- 1 sachet de levure boulangère
- 35 cl de lait
- 1 pincée de sel
- sucre glace pour le service

A vos tabliers !

- Mélanger le sel et la farine, réserver. Délayer la levure dans un peu du lait, légèrement tiédi, et l'incorporer au mélange farine/sel.
- Verser progressivement le reste du lait tout en remuant pour obtenir un mélange homogène, puis laisser reposer une heure.
- Graisser une poêle à alvéole puis faire cuire les pufferts en versant une cuillère à soupe de pâte dans chaque empreinte. Les retourner quand la surface est sèche, puis les déposer sur un grand plat.

Servir chaud, saupoudré de sucre glace...

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 Grand merci à J.M. Frémont, G. Marot et à La Tour des Villains de Montsaugeon pour leur accueil et le décor mis à disposition.