dimanche 24 avril 2022

La vie tumultueuse de Mary W. - Samantha Silva.

Love and Fury, a novel of Mary Wollstonecraft
, Flatiron Books, 2021 - Editions Presses de la Cité (trad. de C.Busalli), 2022.
 
    L’incroyable destin de Mary Wollstonecraft, pionnière du féminisme et mère de Mary Shelley…
    Août 1797. Mary Wollstonecraft donne naissance à sa deuxième fille. Malgré la sérénité de la jeune mère, sa sage-femme est inquiète. Elle se surprend à s’attacher à cette personnalité hors du commun et, quand l'état de Mary se dégrade, elle lui conseille de se raconter à son enfant.
    Mary se lance alors dans un récit aussi ardent que vivant – l’histoire d’une vraie combattante, d'une aventurière et d'une amante. L’histoire de Mary Wollstonecraft, pionnière du féminisme et mère de Mary Shelley, l'auteure de Frankenstein. Une femme méconnue, à mettre en lumière de toute urgence…

« Le chagrin, ma douce enfant, te mettra à genoux, encore et encore, mais la beauté et l’amour aussi. Suffisamment pour te permettre de te relever, d’essayer encore, de vivre comme chaque être vivant le voudrait : libre. » 
 
*** 

    Qui suit le blog depuis quelques année n'est pas sans savoir que nous vouons une inaltérable fascination pour Mary Shelley : ses œuvres, son parcours, et son histoire familiale, notamment l'étonnant effet miroir entre son propre destin et celui de sa mère, Mary Wollstonecraft, féministe des Lumières anglaises. Le passionnant ouvrage Mary Shelley, au-delà de Frankenstein de Cathy Bernheim abordait par ailleurs tous ces éléments, permettant ainsi d'éclairer notre lanterne toute hexagonale sur la figure pionnière de Mary Wollstonecraft, trop peu connue en France. Alors que plusieurs biographies lui ont été consacrées outre-Manche (dont deux majeures : Romantic Outlaws de Charlotte Gordon, et Vindication de Lyndall Gordon), il est heureux de voir ce premier roman historique consacré à cette héroïne réelle traduit en langue française. 
 

    Angleterre, 1797. Mrs Blenkinsop, sage-femme aguerrie, est appelée au domicile de Mr Godwin, homme de lettres dont l'épouse s'apprête à donner la vie à leur premier enfant. A son arrivée, la soignante fait connaissance avec une femme comme jamais elle n'en a rencontrée auparavant : libre et particulièrement intelligente, celle qui demande à être appelée Mary est elle aussi écrivaine et semble vivre sur un pied d'égalité avec son mari. Plus surprenant encore, le couple élève une première enfant illégitime issue d'une précédente relation et ne s'est marié que tout récemment, faisant fi des conventions sociales. Mrs Blenkinsop s'attache à cette patiente sans égale, d'autant que cette dernière réclame son assistance une fois le bébé mis au monde. En effet, les suites de l'accouchement laissent craindre que la fillette, a peine arrivée, ne puisse survivre. Suivent alors onze jours pendant lesquels la sage-femme prend soin de l'enfant et de sa mère. Onze jours pendant lesquels la santé du bébé, alors sans nom, va s'améliorer tandis que celle de Mary va se dégrader. Onze jours pendant lesquels cette femme au bord du précipice, dans l'intimité de sa chambre, va raconter à sa fille son incroyable histoire, ses fantastiques rencontres et ses tumultueux voyages. Et surtout, onze jours pendant lesquels elle va lui transmettre son goût pour la liberté.

 
"La propension à réfléchir et le plaisir des idées sont un don, mais aussi un fardeau dont on ne peut se débarrasser."
 
    Le très beau titre original – Love and Fury – perd sa poésie dans la version française en devenant La vie tumultueuse de Mary W. ... Nécessité d'expliciter le contenu, peut-être ? Au final, seuls les quelques connaisseurs de la dame, grâce au portrait choisi pour la couverture, sauront de quoi il retourne. Espérons en tout cas que l'attrait prometteur de cette "vie tumultueuse" suffise pour les autres à se plonger dans cette lecture, tant ce roman mérite d'être découvert. Samantha Silva, tout d'abord spécialiste de la figure de Dickens (à qui elle a consacré son premier roman), a décidé de se lancer dans cette aventure après une discussion concernant Mary Shelley, dans l'ombre de qui se cachait trop souvent sa pourtant illustre mère. Pour raconter la vie on ne peut plus rocambolesque de celle que ses amis philosophes appelaient sobrement Wollstonecraft, l'autrice a choisi une structure romanesque judicieuse qui sert tout particulièrement bien les nombreux événements historiques racontés au fil du livre.
 
" J'étais la deuxième, et une fille, et je n'ai jamais su ce qui, des deux, était le pire. Je le payais chaque jour."
 

"D'après mon expérience, peu de choses dans la vie sont irrévocables. Ce que l'on ressent aujourd'hui, y compris le plus terrible, sera différent demain, ou la semaine ou l'année prochaine. Avec le temps, tout finit par changer. En général en mieux."

    En effet, plutôt que de restituer chronologiquement le destin du personnage via un point de vue omniscient (ce qui aurait constitué la porte d'entrée la plus facile), Samantha Silva choisit une période clef de la vie de Mary comme premier point d'ancrage, à partir duquel deux narrations en alternance permettront de reconstituer son parcours, à travers un intelligent jeu d'aller-retour dans le temps. Ces onze jours entre son accouchement et sa mort, au centre du livre, nous permettent de suivre la précautionneuse et attentionnée Mrs Blenkinsop et de découvrir à travers ses yeux la figure fascinante de Mary, tandis que Mary elle-même narre les grandes étapes de sa vie à son bébé. Le dehors et le dedans, au rythme d'un chapitre sur deux, tandis que s'égraine le temps jusqu'à l'heure fatidique...

Portrait de Mary Wollstonecraft par John Opie (1797).


"Toute ma vie, on m'avait incitée à garder le silence mais, avec ce livre, c'en était fini une fois pour toutes : Défense des droits des femmes, de Mary Wollstonecraft. Mes réflexions, ma voix, mes mots, mon nom."

    Le résultat est fort et émouvant, porté par une écriture fluide et sobre qui rend les événements d'autant plus poignants. On vit ces quelques jours comme un personnage à part entière de l'histoire, un membre de la famille qui partagerait avec les protagonistes ces heures de peine et d'espérance entremêlées. Même lorsqu'on connait l'issue, on les accompagne avec le vif désir de voir mère et fille s'en sortir l'une comme l'autre. Au fil des jours qui passent, un même sentiment d'urgence envahit les différentes voix du récit, dans le fond comme dans la forme. L'inquiétude de Mrs Blenkinsop grandit devant la santé défaillante de sa patiente, tandis que la biographie de Mary par elle-même, en même temps qu'elle multiplie les (réels) rebondissements, s'empresse d'arriver à son terme avant qu'elle ne possède plus la vie pour le faire. Le cœur du lecteur, battant de plus en plus vite, les suit dans cette course.
 
Portrait de Mary Wollstonecraft.

" — Vous devriez lui donner un nom, dit Mrs B. en allant droit au but. Vous ne pouvez pas l'appeler éternellement petit oiseau.
— Et pourquoi pas ? demande Mary en pressant doucement ses lèvres sur le crâne de sa fille. Quel nom pourrait bien la définir ?"

    A dessein ou par un mystérieux hasard, les éléments clefs de la vie de la future Mary Shelley apparaissent déjà dans ces quelques jours qui réunissent mère et fille. La question du nom occupe une grande partie du récit, de même que l'attrait du voyage, voire de la fuite, sans oublier évidemment le poids écrasant des convention sociales et la place de la femme. Racontées comme une transmission de l'une à l'autre, ces onze journées ne peuvent une fois encore que nous amener à nous interroger sur l'étonnant mystère des héritages familiaux et des répétitions transgénérationnelles, tant ces thématiques occupent les destins en miroir de Mary Wollstonecraft et Mary Shelley. Questionnement plus fort encore que le roman de Samantha Silva est extrêmement bien documenté et fidèle aux événements historiques.
 
"Le deuil mêlé d'amertume est un baril de poudre."
 
Mary Shelley
 
En bref : Un roman fort et émouvant sur la figure de Mary Wollstonecraft, pionnière du féminisme en Angleterre et mère de la future Mary Shelley. En choisissant comme point d'ancrage les onze jours qui deviendront l'unique point de jonction entre la mère et la fille, Samantha Silva nous embarque dans un voyage passionnant dans le tumultueux siècle des Lumières, aux quatre coins de l'Europe, des salons des philosophes britanniques aux rues mouvementées du Paris révolutionnaire. Sa plume à la fois fluide et profonde redonne vie à cette figure majeure des lettres anglaises et refait d'elle un être de chair et d'émotions. Vibrant, La vie tumultueuse de Mary W. est un véritable coup de cœur.

 
Un grand merci aux éditions Presses de la Cité et à NetGalley pour cette lecture.

samedi 16 avril 2022

The Avengers : Too many targets (the audio adaptations) - une fiction audio de Ken Bentley.

The Avengers : Too many targets

The audio adaptations
 
Une fiction audio réalisée par Ken Bentley
Scénario de John Dorney d'après le roman éponyme de John Peel & Dave Rogers
 
Avec : Julian Wadham, Olivia Poulet, Lucy Briggs-Owen, Anthony Howell, Beth Chalmers, Emily Woodward, Christopher Benjamin & Hugh Fraser.
 
Deux agents ont été retrouvés assassinés et leurs meurtriers semblent terriblement familiers. Un gorille tueur a été lâché en pleine campagne anglaise, une maladie mortelle est en train de ravager une contrée lointaine et un éminent médecin a été kidnappé. Cela fait beaucoup plus de travail que de coutume...
Mais quand John Steed est appelé par l'un de ses anciens supérieurs hiérarchiques et se voit confier une épouvantable mission, tandis que Tara se voit elle-même chargée d'une autre encore pire, il devient clair que quelqu'un tire les ficelles de cette terrible affaire. Le destin du monde est en jeu.
Steed ne pourra pas résoudre cette affaire seul.
 
On a besoins des Vengeurs. De tous les Vengeurs.

Sortie : Septembre 2018.

***

    Pendant les fêtes, nous avons partagé avec vous une véritable pépite : le feuilleton audio inspiré de Chapeau Melon et Bottes de Cuir par la société britannique Big Finish. Passé maître dans l'art de la fiction sonore depuis la fin des années 90, Big Finish s'est spécialisé dans les adaptations de franchises vintage, de Doctor Who à Dark Shadows en passant par The Avengers (Chapeau Melon et Bottes de Cuir). Transposant tout d'abord les épisodes disparus de la saison 1 puis les comics parus dans la revue Diana, Ken Bentley, le réalisateur des précédent opus, rempile ici avec une mise en scène (ou, du moins, en son) de l'excellent roman The Avengers : Too Many Targets de John Peel et Dave Rogers, qui proposait de réunir dans une aventure inédite Steed et toutes ses partenaires. Aucun doute que cette novélisation (probablement la plus réussie) constituait une base des plus prometteuses.
 
Pour écouter le trailer de Too many targets, cliquer ICI.
 
    Sous la direction de Ken Bentley et entre les talentueuses mains de la team Big Finish, Too Many Targets devient un long-métrage audio de deux heures dont on se délecte littéralement les oreilles. Au casting, on retrouve le flegmatique Julian Wadham dans le rôle de Steed ainsi que la rafraîchissante Olivia Poulet dans celui d'Emma Peel. Anthony Howell, qui interprétait déjà le Dr Keel (premier partenaire de Steed) dans la version sonore des épisodes perdus de la saison 1, reprend donc ici son personnage, tandis que de nouveaux comédiens rejoignent le show : Beth Chalmers et Emily Woodward, qui se glissent respectivement dans les bottes de cuir de Cathy Gale et Tara King. La première est actrice (notamment dans la série Apple Tree Yard), productrice et autrice ; doubleuse de talent, elle a, comme plusieurs de ses collègues, déjà prêté sa voix à d'autres productions de Big Finish. La seconde, comédienne britannique, a rejoint elle aussi la société de production depuis peu pour quelques épisodes audios de Doctor Who. Notons également la présence de deux guest stars dans cette fiction sonore : Hugh Fraser (inoubliable Capitaine Hastings de la série Agatha Christie's Poirot) dans le rôle du Dr Cowles et Christopher Benjamin (qui a joué à trois reprises dans la série Chapeau melon & Bottes de cuir) dans celui de Mère-Grand !

Emily Woodward (Tara King) & Beth Chambers (Cathy Gale)

    Nous avions déjà eu l'occasion d'applaudir la prestation vocale de Julian Wadham et d'Olivia Poulet : sans chercher à imiter Patrick Macnee et Diana Rigg, tous les deux témoignaient chacun d'une tessiture et de modulations qui permettaient de reconnaître, comme par magie, les personnages de Steed et de Mrs Peel. Beth Chalmers les surpasse presque dans le rôle de Cathy Gale : si l'actrice a confié avoir adopté un accent légèrement aristocratique pour redonner corps au personnage, le timbre de sa voix était d'emblée extrêmement proche de celui de Honor Blackman. La ressemblance est incroyable ! Idem pour Christopher Benjamin, qui reprend le personnage de Mère-Grand avec un talent égal à celui de son prédécesseur à l'écran, Patrick Newell. Nous sommes en revanche moins convaincus par la prestation d'Emily Woodward : cela tient en partie à la doublure française de Linda Thorson (interprète originale de Tara King), à la voix très différente de celle de l'actrice anglophone, mais qu'on a davantage mémorisée dans notre mémoire de téléspectateur hexagonal. Bien qu'elle fasse une prestation tout à fait honorable, Emily Woodward témoigne d'une voix plus haut perchée et plus pincée que la "vraie" Tara, aussi l'identifie-t-on plus difficilement que les autres protagonistes.
 
Juilan Wadham (Steed), entouré de ses drôles de dames...
 
    Le scénario adapté du roman de J.Peel et D.Rogers est écrit par John Dorney, qui a déjà signé les scripts de deux épisodes audios des Avengers (The Norse Code et The Secret Six). L'auteur n'avait jamais eu l'occasion de lire le roman original et s'est empressé d'en acquérir un exemplaire d'occasion quand le projet a été lancé. Le résultat est très fidèle au livre, même si l'on regrette que certaines notes d'humour de Steed aient disparu dans cette adaptation audio. Tout comme dans la novélisation, l'histoire s'ouvre sur le chasse au gorille, bien que rien n'indique qu'elle se déroule dans la campagne anglaise. Puisque tout est misé sur le son, le réalisateur aurait pu songer à faire résonner les cloches de Big-Ben en arrière-plan... Pour le reste, la transposition est à la fois ingénieuse et audacieuse, se permettant de raccourcir les scènes inutilement longues du livre (la lutte entre Tara et le clone robotique de Steed) et d'ajuster, pour des besoins de compréhension, certains passages (l'attaque du robot Rondha est remplacée par un robot de Mère-Grand : Rondha étant un personnage muet, il était dès lors difficile de lui donner une incarnation). Petit spoiler : ceux qui ont lu le roman seront surpris par la scène finale. Dans le livre, Mère-Grand laisse entendre qu'Emma pourrait être réaffectée au sein des services secrets ; ici, Steed songe à constituer une "team" d'agents secrets : il a d'ailleurs envoyé Tara recruter Venus Smith et le Dr King, deux coéquipiers temporaires de la saison 2 que D.Rogers et J.Peel n'avaient pas conservé pour leur intrigue. Du fan service réussi !
 
Julian Wadham (Steed) & Anthony Powell (Dr Keel).
 
    Comme toujours, la mise en son est d'une qualité cinématographique : bruitages et dialogues suffisent à contextualiser chaque scène et permettent à l'auditeur leur représentation. Tasse de porcelaine résonnant sur la soucoupe quand Steed prend son thé, léger vrombissement des ordinateurs en fond sonore dans les usines de Knight industries... La lutte dans le cimetière est d'une telle précision audio en dépit du rythme et des explosions qu'on parvient sans difficulté à s'imaginer la scène. Comme de coutume avec Big Finish, le résultat est aussi brillant que bluffant. Le réalisateur Ken Bentley, déjà aux commandes des adaptations des comics Diana, a expliqué avoir mis toute son expérience du milieu du théâtre au service de Too many Targets. "Car il n'y a rien de plus théâtral que les Avengers" explique-t-il. On ne saurait le contredire.
 
Olivia Poulet (Emma Peel)
 
    Côté bande-originale, ce n'est plus Alistair Lock mais Jamie Robertson qui est aux commandes. Outre le générique iconique de Laurie Johnson, les autres mélodies sont de nouveau des compositions originales dont chacune évoque les différentes saisons de la série selon les personnages au centre de l'action. Cordes graves et percussions (rappelant les génériques des saisons 1 à 3) pour accompagner Keel et Cathy, et musiques rétrofuturistes tintinabulantes (évoquant les épisodes science-fictionesques des saisons 4 à 6) lorsqu'Emma ou Tara entrent en scène. Cette volonté d'instaurer un sentiment de familiarité pour les fans de la première heure est même présente dans le packaging : la jaquette du boitier reprend à la fois le porte manteau visible dans le générique de fin de la saison 4 et le graphisme du première générique de la saison 6, pertinemment surnommé "le générique des cibles". On ne peut plus approprié pour Too many targets, n'est-il pas ?

 Le générique "cibles" de la saison 6, qui a inspiré le packaging de Too many targets.
 
 
En bref : Big Finish fait (encore) des merveilles. La transposition en long-métrage audio du roman Too many targets, entre les mains de Ken Bentley et de sa talentueuse équipe, se révèle être un petit bijou d'immersion sonore. Rythmée, élégante et pétillante, cette adaptation so british, feutrée et positivement théâtrale est un régal. On en redemande, et on espère que la collection des "audio adaptations" va continuer de s'agrandir au fil du temps...

 
 
Et pour aller plus loin...
 

samedi 9 avril 2022

Entretien avec Kirby Williams : son écriture au croisement des cultures, des époques, et des inspirations...

 

     Tout récemment, nous avons partagé avec vous notre avis sur Quand sonne l'heure, suite du roman Les enragés de Paris, tous deux publiés aux excellentes éditions Baker Street. Hommages au roman noir et déclaration d'amour à la France, ces deux livres nous font suivre Urby Brown, personnage de jazzman originaire de La Nouvelle-Orléans, dans le Montmartre des années 30 à l'Occupation. Nous avons eu la chance d'échanger par téléphone avec leur auteur Kirby Williams, qui a accepté de répondre à nos questions...

Pedro Pan Rabbit : Comment vous est venue l'idée des Enragés de Paris et de Quand sonne l'heure ?

Kirby Williams : Tout a commencé avec un film que j'ai dû voir vers 1975 : Lacombe Lucien, de Louis Malle. Ce qui m'avait frappé dans ce film, c'est que le personnage faisait partie de la Milice et qu'il y avait dans cette Milice, un Noir. Je me suis demandé ce que pouvait bien faire un Noir en France sous l'Occupation et surtout, au sein de la Milice ! Ensuite, la deuxième inspiration, c'est en voyant le film Le pianiste de Polanski, vers 2003. J'ai été captivé par l'histoire de ce personnage de musicien pendant la Seconde Guerre mondiale. J'ai alors songé que ce serait intéressant de développer une intrigue centrée sur un personnage de Noir américain musicien pendant l'Occupation. Cela a été le point de départ. J'ai ensuite pensé que le personnage pourrait être un musicien de jazz, puisque cette musique avait alors été très appréciée en Europe. Mon premier modèle de musicien de jazz très connu pendant l'entre-deux-guerres était Amstrong ; j'ai commencé à lire des biographies et des ouvrages qui lui étaient consacrés, et j'ai ainsi découvert qu'il avait eu une enfance assez troublée et qu'il avait passé quelques années dans une maison de redressement, et que c'était là qu'il avait appris les rudiments de la musique. C'est également à ce moment-là qu'il avait commencé à travailler avec un chiffonnier juif de La Nouvelle-Orléans qui lui avait donné sa première trompette. J'ai trouvé cette anecdote fascinante et de là est né le personnage d'Urby. Une sorte de Louis Amstrong en France, sous l'Occupation, qui aurait été un octavon fruit d'une liaison entre un Français et une prostituée quarteron. Le tout en faisait un protagoniste avec de nombreuses questions quant à son identité, ce qui participait à épicer un peu l'histoire. C'est ainsi, en assemblant des éléments de-ci, de-là, que les choses se sont construites. Je me suis aussi appuyé sur ma propre histoire. Mes parents étaient Texans, et mon père était un des premiers Noirs américains à travailler à l'ONU à NY en 1946 et il avait eu la possibilité de faire les allers-retours pour rentrer en famille au Texas. J'avais un grand-oncle qui s'était battu en France pendant la Première Guerre mondiale. Les Noirs avaient en effet dû se battre sous commandement français à cause de la ségrégation raciale : les soldats américains refusaient qu'ils soient sous leur commandement. À son retour, il était fier de porter son uniforme, mais il était très mal perçu par les Blancs américains ; ils s'en prenaient à lui car ils ne voyaient qu'un nègre en uniforme. Tandis qu'en France, mon oncle avait toujours trouvé les Français formidables : ils considéraient un Noir comme n'importe quel homme, sans faire de différence. « Les Blancs en France ne sont pas comme ceux d'ici », disait-il. Mes parents étaient Texans et mon père était un des premiers Noirs américains à avoir obtenu un poste à l'ONU, à New York. Du fait de son travail, j'ai toujours été bien intégré et je n'ai pas subi beaucoup de racisme, mais les histoires de mon grand-oncle ont cultivé très tôt ma curiosité de ces événements-là, de la France, et de la vie des Noirs américains à cette époque. 

 


PPR : Vous évoquez les éléments de votre histoire familiale qui ont participé à élaborer votre roman. Est-ce qu'il y a beaucoup de vous dans le personnage d'Urby ?

KW : Je n'ai pas mis beaucoup de ma personnalité dans celle d'Urby, mais plusieurs éléments de sa vie renvoient à la mienne. Mon père avait la peau très foncée alors que du côté de ma mère, ils étaient très métissés, avec la peau plutôt claire, au point que deux filles de mon grand-père se sont fait passer pour des Blanches quand elles sont allées vivre dans le Middle West. Elles venaient au Texas pour les fêtes de famille puis retournaient à leur vie de Blanches le reste du temps. Cette question d'identité raciale m'intriguait, même si elle ne me touchait pas directement. Ce sont aussi des lectures sur Alexandre Dumas, le chevalier de Saint-George, Pouchkine qui sont venues m'inspirer le personnage d'Urby... des personnages métis dont je me demandais comment ils avaient vécu, dans leur époque, avec cette question d'identité. Une question avec laquelle je n'ai pas eu à vivre personnellement ; je n'ai donc pas eu les mêmes soucis qu'Urby.

 

Kirby Williams, jeune diplômé

PPR : Lorsqu'on termine Les enragés de Paris, rien ne semble indiquer qu'un second tome va suivre. L'aviez-vous prévu ? Aviez-vous déjà projeté des éléments sur cette suite dès l'écriture du premier tome ? Ou est-ce que l'envie d'écrire un nouveau roman sur Urby s'est présentée plus tard ?

KW : L'idée s'est présentée plus tard. J'avais l'impression d'avoir d'autres choses à raconter. Les enragés de Paris se déroule sur une période très courte, quelque chose comme 5 semaines, avec un peu de loufoquerie. De plus, à la fin, Urby, n'a pas les réponses à toutes les questions qu'il se pose quant à son identité : son père de cœur reste Stanley, mais son père de sang est le comte d'Urbé-Lebrun. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose à résoudre. Après un laps de temps de deux ans, je me suis penché sur l'idée et j'ai commencé à travailler sur ces éléments, j'ai essayé de les démêler et de voir s'il y avait matière à poursuivre. C'est ainsi qu'est né Quand sonne l'heure.

 

Kirby Williams, dans ses jeunes années à Paris

PPR : Donc les éléments nouveaux qu'on apprend sur Urby dans le second titre n'étaient pas réellement prévus et sont apparus au fur et à mesure ?

KW : Oui, plutôt. Même si, évidemment, je devais avoir tout ça quelque part derrière la tête, mais ça a émergé et ça s'est développé en écrivant. Je ne pars jamais avec un schéma préétabli. C'est au fur et à mesure que j'écris que je développe des choses et ça continue petit à petit.

 

 

 

PPR : En lisant le premier opus, on pense évidemment au roman noir américain, mais il y a ce rythme, très rapide, et cet enchaînement de péripéties parfois loufoques comme vous le dîtes vous-mêmes. Nous avions beaucoup pensé au roman-feuilleton français ; s'agit-il d'une de vos autres inspirations ?

KW : Pas tellement le roman-feuilleton français, mais j'ai été très inspiré par les comédies de Boulevard françaises. Un chapeau de paille d'Italie, par exemple, ou les œuvres de Feydeau, Labiche, etc... Cela m'inspirait dans cette idée du « qui va tuer qui, qui kidnappe qui... ? », pour ajouter du rocambolesque dans l'aventure.

 

PPR : Cette inspiration-là semble moins présente dans le second livre. Les éléments historiques font qu'on est plus en tension et il y a beaucoup plus de mélancolie ; est-ce que vous l'avez senti dans l'écriture, était-ce volontaire, ou est-ce que cela s'est imposé ?

KW : Oui, c'est tout à fait ça. Urby lui-même en est conscient. Il y avait à cette époque des mouvements dans l'air du temps qui faisaient que le climat était de plus en plus chargé. Il y a une expression chez les Noirs américains, quand ils sont dans une situation critique et qu'ils sentent qu'on va en avoir après eux, qui dit « On sent la brise ». Et Urby, là, il commence à « sentir la brise » aussi. Ce n'est pas uniquement dû aux agissements des Français d'extrême droite ou à la montée du nazisme, mais aussi à ce qui se passe aux États-Unis. Il y a, en même temps qu'en Europe, une montée du fascisme à l'américaine. Urby est un homme impulsif, mais il peut ressentir ça. Il faut dire qu'il a aussi cet ami, ce colonel allemand qui est un grand amoureux de Jazz et un ami de Stanley, et qui refile à Urby et Stanley des renseignements sur ce qui se trame (d'ailleurs, ce personnage est inspiré d'une personnalité historique, un officier basé à Paris sous l'Occupation, surnommé « Dr Jazz », qui a justement protégé des musiciens de jazz à Montmartre comme Jango Reinhardt, mais ça c'est une autre histoire). Mais pour ce qui d'Urby, il sent le vent tourner. Quant à Stanley, il vieillit, il sent venir des signes de faiblesse. Son père spirituel faiblit tandis que son père réel devient de plus en plus fort. Et puis il y a sa compagne, d'origine juive alors que l'antisémitisme ne cesse de grandir. Urby semble détaché dans sa façon de raconter les événements, car il a le cool du jazzman, mais il est en même temps profondément touché. Cela crée une sorte de mélancolie. Une sorte de blues

 


PPR : Quand on termine le second livre, on se doute qu'il n'y aura pas de suite possible, mais quels sont vos futurs projets d'écriture ?

KW : Eh bien il y a une possibilité qu'Urby revienne... Sait-on jamais ? L'idée commence à se développer, à prendre sa propre vie. Nous verrons cela !

 

***

 

    Nous terminerons donc sur cette possibilité pleine de promesses ! Nous remercions infiniment Kirby d'avoir accepté cet entretien et d'avoir pris le temps de répondre à nos question avec autant de chaleur et de sympathie. Aucun doute que nous programmerons un nouvel entretien si un troisième ouvrage vient à paraître...