mardi 27 mars 2018

Emilie du Châtelet, philospohe des Lumières - Pascale Debert

Le Pythagore éditions, 2018.

  Bienvenue dans l’univers studieux et glamour d’une femme éblouissante née à l’aube du XVIIIe siècle. Talentueuse sur tous les sujets, Émilie du Châtelet parle plusieurs langues, lit le latin et le grec dans le texte, s’intéresse à la mode et chante l’opéra. Particulièrement douée pour les mathématiques, la jeune femme est victime de la « Newtonmania » qui s’empare de l’Europe au début du XVIIIe siècle et dont elle va s’attacher à diffuser les nouvelles théories !  

  Les évènements concernant la biographie d’Émilie sont placés sur une échelle temporelle permettant de replacer la philosophe des Lumières dans le contexte socioculturel de son époque.
D’autres anecdotes, classées par thème (mode, art de vivre et déco), illustrent l’art de vivre à la française d’une marquise ultra-tendance ! Illustré par plus de 100 images dont d’authentiques factures provenant du fonds Du Châtelet, Archives départementales de la Haute-Marne.  

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  L'été dernier, j'avais présenté le précédent ouvrage de Pascale Debert : Petits secrets des ducs de Lorraine au XVIIIème siècle, qui compilait quelques uns des meilleurs articles de son passionnant blog "Histoires Galantes", florilège d'anecdotes historiques relatives aux siècle des Lumières, et plus précisément en Lorraine. Pascale Debert, diplômée des Beaux Arts avant d'être directrice artistique à Paris, est venue s'installer à Nancy pour y devenir graphiste. Illustratrice et créatrice de talent, elle est donc, comme vous l'avez deviné, également passionnée du XVIIIème siècle et des personnalités qui l'ont fait vivre. Parmi elles, l'artiste et auteure voue un véritable culte à la marquise Émilie du Châtelet, première femme de sciences française (et ce n'est pas moi qui l'en blâmerai, les habitués du Terrier sauront pourquoi...).

Emilie et Voltaire, par Maurice Quentin de la Tour.


  Reprenant la formule et le visuel de Petits secrets des ducs de Lorraine au XVIIIème siècle, Pascale Debert nous régale cette fois d'une compilation d'anecdotes et de secrets concernant la "Divine Émilie". Le premier tiers du livre est constitué d'informations et de notes qui viennent raconter chronologiquement la vie de la marquise du Châtelet en croisant Grande et Petite Histoire : de sa naissance à sa mort, l'auteure surprend de délicieux potins et goodies qui font s'écarter son ouvrage du banal documentaire historique et qui, même plus encore, enrichissent les connaissances du lecteurs de nombreux détails.


  Le reste de ce charmant petit ouvrage est divisé en trois parties thématiques : "Dress code", "Lifestyle Emilie & Voltaire", et "Home Sweet Home", autant d'intitulés anachroniques qui témoignent du ton rafraîchissant et inconventionnel avec lequel Pascal Debert aborde l'Histoire, une approche fine et enlevée qu'on adorait déjà dans son précédent livre et sur son blog. Mais plus qu'un choix purement stylistique, c'est peut-être aussi la meilleure des manières pour montrer à quel point Emilie était avant-gardiste et que, si les termes, les formes, et les manières semblent avoir changé en trois siècles, les passions et les motivations étaient les mêmes qu'aujourd'hui.


  Émilie et Voltaire qui jouent les Bonnie & Clyde aux tables de jeux de Versailles, la Marquise qui achète ses froufrous en " occas' ", le commerce de l'Art made in China, ou Voltaire arnaqueur et gagnant au loto : ces brèves historiques et autres observations biographiques révèlent avec humour et érudition de quelle manière s'est façonnée cette made-self-woman autodidacte et passionnée, au filtre d'une époque pivot en matière de connaissance et de consommation.


  En bref : Ouvrez la boite à secrets de l'inconventionnelle et iconoclaste Émilie! Pascale Debert nous offre un voyage dans le temps marqué des sceaux de la légèreté et de l'érudition, la preuve que oui, l'Histoire et la Culture peuvent être fun et sexy!



Et pour aller plus loin...


dimanche 25 mars 2018

Petits meurtres à Mangle Street (Les enquêtes de Middleton & Grice #1) - M.R.C.Kasasian

Mangle Street Murders (The Gower St detective #1), Head of Zeus, 2013 - City Éditions (trad. de H.Tordo), 2015 - Éditions France Loisirs, collection Piment noir, 2017.


  Londres 1892. Une femme est assassinée dans un quartier pauvre. Désemparée par l'inefficacité de la police, la mère de la victime engage Sidney Grice, le plus célèbre détective privé de Londres. D'une intelligence acérée, l'homme est d'une efficacité redoutable. Il fait appel à March Middleton, une jeune femme excentrique, pour l'assister. L'irrésistible duo mène l'enquête et découvre que ce meurtre n'était que le premier d'une sinistre série.
  Dans un Londres où planent des ombres terrifiantes, le danger rôde à chaque coin de rue...

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   Voilà un moment que les couvertures de cette série policière victorienne me faisaient de l’œil : Les enquêtes de Middleton & Grice et leurs élégantes silhouettes de gentlemen et ladies en ombres chinoises dans les rues de Londres sont en effet des plus appétissantes! Mais que recèlent-elles? Un polar vintage tout ce qu'il y a de plus délicieux, vraiment...


 Editions originales anglaises.

  Angleterre, XIXème siècle : March Middleton, la petite vingtaine, vient de perdre son père, éminent médecin militaire. Désormais orpheline, la jeune fille quitte sa grande demeure familiale pour aller vivre auprès de son tuteur, un ancien ami de sa famille du nom de Sydney Grice, connu dans le tout Londres pour être LE détective privé du moment. Lorsqu'elle arrive chez lui, March est bien étonnée de rencontrer un homme prétentieux et misogyne : pour quelle raison a-t-il volontairement choisi de s’embarrasser d'elle? Peu importe, la jeune fille a du répondant et ne compte pas se laisser marcher sur les pieds. Aussi, lorsqu'une veuve désargentée vient demander l'aide du détective pour résoudre le meurtre sanglant de sa fille et innocenter son gendre, mais que Sydney Grice décline l'affaire faute d'honoraires à la hauteur de sa réputation, sa charismatique pupille décide de payer tous les frais. La condition? Qu'elle l'assiste dans son enquête! Grice, persuadé que le cerveau d'une donzelle n'arrive pas à la cheville du sien, accepte dans l'idée que cela ne pourra qu'élever l'esprit de la jeune fille. Il ne se doutait peut-être pas que March serait si effrontée et surprenante! Voilà dès lors notre surprenant duo arpentant les ruelles sordides du vieux Londres à la recherche d'un criminel signant ses méfaits du mot "Vengeance" écrit en lettres de sang.

 Couvertures d'édition étrangère et de la première édition française chez City.


" - Cela doit être extrêmement gratifiant de contribuer à rendre la justice, commentai-je.
Sidney Grice souffla.
- Il est plus satisfaisant de voir les délinquants punis, mais j'aime être sûr que les innocents ne risquent rien. Bien entendu, plus vous vous élevez dans la société, plus cela est important. On peut se permettre quelques petites erreurs avec des prostituées, par exemple, mais vous devez être absolument sûr de votre fait avant de faire pendre un évêque."

  Voilà un premier tome très prometteur : entre hommage aux policiers victoriens classiques et pastiche léger, M.R.C.Kasasian nous régale d'un roman aux petits oignons fort bien mené. Le personnage de Grice n'est pas sans rappelé un Sherlock Holmes encore plus caractériel et misanthrope, imbu de lui-même et misogyne. Avec sa jambe plus courte que l'autre, son œil de verre, et ses drôles de lubies, on tient là un nouvel anti-héro des plus charismatiques! Tout comme Sherlock Holmes, il n'en est pas moins talentueux détective et inventeur à ses heures perdues (et là intervient l'humour : entre diverses méthodes de classifications des affaires, notre Sydney Grice cherche aussi à concevoir un système de transport isotherme du thé à dissimuler sous son chapeau!). 

"Je vous ai déconseillé la lecture des ouvrages de philosophie, dit Sidney Grice en souriant. Ils vous farcissent la tête d'idées et, chez l'individu de sexe féminin, les idées risquent trop aisément de conduire au déséquilibre mental. Ce n'est pas là mon opinion mais les conclusions d'années de recherches scientifiques menées par les médecins de l'Hôpital royal de Bedlam pour les aliénés."

  Face à lui, March Middleton en élève et pupille retorse, devient une partenaire tout ce qu'il y a de plus inconventionnelle. En effet, cette féministe latente est tout ce que Grice n'est pas, voire tout ce qu'il mésestime. Leurs altercations et divergences d'opinion, teintées d'ironie, est un des grands leitmotivs du roman, et on en redemande! Pour autant, March devient rapidement la "Dr Watson" de Sydney Grice, une analogie totalement avouée par l'auteur et confirmée en fin d'ouvrage lorsque fait son apparition... le personnage de Sir Arthur Conan Doyle


" — J’ai une meilleure idée, dis-je. Comme je suis la plus légère, dans la mesure où je ne possède pas un cerveau masculin qui risquerait de peser exagérément, je vais passer devant."

  On pourra également déceler d'autres clins d’œil au canon holmésien, dont la signature du meurtrier "Vengeance" écrit en lettres de sang, qui rappellera évidemment Une étude en rouge. Comme l'indique le premier chapitre, elle renvoie également à un fait divers sanglant survenu dans les quartiers pauvres du Londres des années 1800, et qui sert de point de départ à l'intrigue imaginée par M.R.C.Kasasian. Ce dernier arrive également à restituer avec réalisme les effets de foule provoqués par ces crimes : dans une Angleterre encore hantée par l'Eventreur, les londoniens ont vite fait de trouver les origines du meurtre dans les légendes urbaines ou de s'inventer des assassins fantasmagoriques, à l'image de Spring Heeled Jack ("Jack Talons à Ressorts"), véritable mythe victorien plusieurs fois évoqué dans le livre.

Une de la presse d'époque à l'image de "Jack Talons à Ressort".

" Savez-vous, March, ce que je trouve le plus terrifiant à propos de ce quartier ? Il n’y a pas de salon de thé à moins de cent mètres à la ronde."

En bref: Entre hommage passionné au polar victorien et pastiche léger, le premier tome de cette série est un régal absolu. La qualité de son intrigue pleine de méandres est entre autre relevée par un duo des plus charismatiques tellement il est mal assorti : entre un détective privé insupportable, misogyne, et orgueilleux et une toute jeune féministe en puissance, le lecteur a la garantie de ne pas s'ennuyer. Et nous, on sera des tomes suivants!


 Et pour aller plus loin...

dimanche 11 mars 2018

Un amour de liberté - Nathalie Salmon

Sarah, toute une vie de liberté, De Rameau, 2017 - Un amour de liberté, Éditions Baker Street, 2018.

  New York, années 1860. La jeune Amérique se construit et accueille à bras ouverts les immigrés de la vieille Europe. Parmi eux Adolphe Salmon, jeune Lorrain au courage fécond et à la réussite aussitôt fulgurante. Un ardent amour le lie bientôt à une lumineuse Américaine d’origine allemande, Sarah, au port de reine et aux yeux diaphanes, moderne avant l’heure. Fondateur d’un cercle influent, pionnier du commerce international, Adolphe devient un fervent défenseur de l’amitié franco-américaine. L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais à certains hommes il est donné de sublimer leur vie : pour Adolphe ce sera la rencontre d’Auguste Bartholdi avec qui il nouera une amitié éternelle. Le sculpteur de la future Statue de la Liberté s’appuiera toute sa vie sur cet allié précieux qui saura favoriser sa reconnaissance, obtenir des soutiens et susciter l’enthousiasme patriotique du public américain. Autour de l’aventure de la Statue, son éclosion, les rebondissements de sa construction – et ses traits qui ressemblent de façon confondante à ceux de Sarah qui posa pour Bartholdi – on croise le patron de presse Pulitzer, le musicien Offenbach, l’architecte Eiffel et l’ombre omniprésente du marquis de La Fayette. On parcourt le Far West et la Californie à l’heure de la ruée vers l’or, Paris sous l’Empire puis la Belle Époque, la douloureuse Alsace-Lorraine sous tutelle allemande, et la toujours trépidante New York. Dans l’Amérique de tous les possibles, les libertés essentielles et l’accueil historique fait aux étrangers vont finir par s’incarner dans ce symbole monumental. Alors que notre époque voit les valeurs humanistes mises à mal, cette icône planétaire continue à remplir sa mission telle que l’avait défi nie l’un de ses pères, Édouard de Laboulaye, celle de « la Liberté éclairant le monde ». Descendante d’Adolphe Salmon et auteure de plusieurs autres romans et études dont Lady Liberty I love you, Nathalie Salmon approfondit ici dans un récit plus intimiste l’histoire d’un trio de légende autour de la Statue de la Liberté : le sculpteur Bartholdi, son ami et fondé de pouvoir Adolphe Salmon et son épouse Sarah qui inspira l’artiste.

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  Nous connaissons tous Lady Liberty, l'imposante et charismatique statue de la liberté éclairant le monde de sa flamme. Nous connaissons l'image, mais que savons-nous du symbole, de l'Histoire? Nous nous souvenons vaguement qu'elle a été conçue par Auguste Bartholdi, et qu'Eiffel a participé à créer les fondations, mais encore? Nathalie Salmon, qui a la chance d'hériter d'une riche histoire familiale et d'une filiation exceptionnelle, propose sa réponse:

  Son ancêtre, Adolphe Salmon, juif originaire de Lorraine, immigré aux Etats-Unis puis ami et fondé de pouvoir de Bartholdi, fut ainsi directement associé à la création de la Statue de la Liberté. Plus encore, c'est sa femme, Sarah, qui aurait servi de modèle à la célèbre sculpture. Cette révélation, publiée en 2013 dans une étude américaine approuvée par de nombreux chercheurs, a également fait l'objet d'un ouvrage documentaire écrit par Nathalie Salmon, Lady Liberty I love you, un livre magnifiquement documenté qui remonte aux sources de la statue et met en lumière l'implication de son aïeul et de son épouse, illustre inconnue. Le romanesque de cette biographie incita l'auteure à en faire un roman historique avec Sarah, toute une vie de liberté, précédemment publié chez De Rameau et devenu aujourd'hui Un amour de Liberté aux toujours excellentes éditions Baker Street.


  Un roman digne d'une saga, une fresque dont la colonne vertébrale - le périple d'Adolphe Salmon et la construction de la statue de la Liberté - nous fait voyager et aborder de nombreux autres thèmes socio-culturels. On évoque ainsi la condition des migrants au XIXème, la fascinante culture juive et son implantation historique dans le New York de l'époque, le melting-pot d'un pays riche de promesses, mais aussi la conquête de l'Ouest américain, avant de revenir en France dans le Paris d'artistes et de bohème de la Belle Époque. Racontée comme une aventure que n'aurait peut-être pas renié Jules Verne, l'histoire d'Adolphe ressuscite avec émotion Batholdi et les autres grandes figures historiques qui ont contribué à la conception de Lady Liberty. Nathalie Salmon les met en scène avec une sobriété et une simplicité qui renforce le réalisme de son histoire, mettant en avant les personnages intimes avant les personnages publiques. Avec eux, on revit l'Histoire.

Migrants arrivant à New York, une scène qui illustrerait parfaitement le début du roman.


  Le style est fluide et prodigieusement immersif - il ne perd qu'un peu de son réalisme lorsqu' Adolphe Salmon s'exprime depuis la mort en introduction : un passage certes court mais qui était à mon sens facultatif. La fin, également, perd en rythme lorsque la narration si bien engagée cède la place à un journal qui vient casser un peu trop brutalement la continuité du récit. Des détails qui renvoient bien évidemment à des critères personnels, et qui, je vous l'assure, ne viennent cependant pas entacher la qualité historique et le souffle romanesque de l'ouvrage, deux élans que Nathalie Salmon parvient à faire coexister avec brio.

Sarah, épouse d'A.Salmon et modèle pour lady Liberty.

En bref: Un récit qui aborde de façon intimiste et romanesque -mais magnifiquement documentée- la conception de la statue de la liberté. Une vaste fresque historique d'une grande richesse qui ferait une superbe adaptation cinématographique! Rencontrez Aldolphe et Sarah, illustre inconnue qui se cache derrière un visage des plus célèbres au monde, et revivez la grande marche de l'Histoire.


Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette découverte!

jeudi 8 mars 2018

Appelle-moi par ton nom - André Aciman

Call me by your name, Farrar, Strauss and Giroux, 2007 - Plus tard ou jamais (trad. de J.P.Aoustin), éditions de l'Olivier, 2008 - Appelle-moi par ton nom, éditions Grasset, 2018.

  Elio Perlman se souvient de l’été de ses 17 ans, à la fin des années quatre-vingt. Comme tous les ans, ses parents accueillent dans leur maison sur la côte italienne un jeune universitaire censé assister le père d’Elio, éminent professeur de littérature. Cette année l’invité sera Oliver, dont le charme et l’intelligence sautent aux yeux de tous. Au fil des jours qui passent au bord de la piscine, sur le court de tennis et à table où l’on se laisse aller à des joutes verbales enflammées, Elio se sent de plus en plus attiré par Oliver, tout en séduisant Marzia, la voisine. L’adolescent et le jeune professeur de philosophie s’apprivoisent et se fuient tour à tour...
 
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  Ce roman d'André Aciman, acclamé par la critique à sa sortie et déjà publié en France en 2008 sous le premier titre de Plus tard ou jamais, connait actuellement un retour à l'avant-scène. Et quel retour : l'adaptation cinématographique réalisée par Lucas Guadagnino et écrite par le talentueux James Ivory, plusieurs fois nommée aux Oscars, fait beaucoup parler d'elle. L'occasion de redécouvrir l’œuvre originale...

"Je ne suis pas sage du tout. Je te l'ai dit, je ne sais rien. Je connais les livre, et je peux assembler les mots - ça ne veut pas dire que je sais parler des choses qui comptent le plus pour moi."

Édition française originale.

"Le temps nous rend sentimental. Peut-être, en définitive, est-ce à cause du temps que nous souffrons."

  L'histoire est celle d'un souvenir : Elio se rappelle l'été de ses dix-sept ans, dans la grande maison italienne de ses parents. Son père, éminent professeur, accueille tous les étés un universitaire afin de l'aider à finaliser un manuscrit, en échange de quelques menus services de secrétariat. Cette année, c'est Oliver, 24 ans, qui s'installe pour six semaines. Six semaines au cours desquelles Elio doit lui céder sa chambre et se retrancher dans la petite chambre voisine, six semaines au cours desquelles il jouera les guides touristiques entre deux transcriptions de musique ou deux heures de lecture au bord de la piscine. Six semaine au cours desquelles ce jeune prodige et ado précoce jouera l'indifférence... Mais pas cette fois. Par sa décontraction et sa spontanéité à mille lieues de sa distance froide et calculée, Oliver séduit Elio, et toute la maisonnée, même toute la ville. Le jeune garçon tente de contrôler l'obsession ambivalente qu'il éprouve à l'égard de leur hôte universitaire en la dissimulant derrière une arrogance de façade qu'il peine à maintenir sur la durée... Mais entre la chaleur étourdissante de l'Italie, discussions érudites et envolées philosophiques, Elio et Oliver se construisent petit à petit une histoire...

"Notre temps était compté, le temps est toujours compté, et l'agence de prêt exige son dû quand nous sommes le moins préparés à payer et avons besoin de plus de temps encore."


"J'admirais tant les gens qui parlaient de leurs vices comme si c'étaient des parents éloignés qu'ils avaient appris à supporter parce qu'ils ne pouvaient les renier complètement."

  Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Appelle-moi par ton prénom / Plus tard ou jamais n'est pas un dernier né de la dénommée romance M/M qui pullule depuis quelques années déjà. Ce roman d'André Aciman, auteur reconnu, critique, essayiste, professeur d'écriture créative et de littérature française et spécialiste de Proust, est bien loin de la bluette de gare que l'on peut subodorer mais, au contraire, une très belle œuvre de littérature contemporaine. L'important de ce roman n'est pas la question de l'homosexualité (ici traitée pour une fois comme la plus normale des relations, dieu merci, voilà qui change un peu!) ou le thème du passage à l'âge adulte, mais ces deux autres choses que sont le premier amour et son deuil... ou peut-être son souvenir.

"Je devais apprendre à l’éviter, trancher chaque lien, un à un, comme le font les neurochirurgiens quand ils séparent un neurone d’un autre, un désir tourmenté d’un autre."


" Les gens qui lisent cachent ce qu'ils sont... Et les gens qui se cachent n'aiment pas toujours ce qu'ils sont."

  Le personnage d'Elio, le narrateur, est fascinant : à travers une introspection poétique et une prose simple mais à la construction volontairement enchevêtrée, André Aciman laisse deviner la personnalité complexe du jeune garçon et restitue avec une précision quasi-chirurgicale la naissance du sentiment amoureux et les fulgurances d'une obsession. La façon dont ce jeune esprit supérieur tente d'anticiper à chaque situation, de s'y projeter pour mieux l'éviter ou la conjurer, quand il ne cherche pas à la conceptualiser ou la poétiser après-coup parce que ses derniers barrages ont sauté, tout cela est narré avec une sensualité évocatrice déchirante.
 

"La souffrance et la joie d’une nouvelle rencontre, la promesse de tant de bonheur presque à portée de main, les tâtonnements maladroits avec des gens sur lesquels je pourrais me méprendre, que je ne veux pas perdre et dont je dois sans cesse anticiper les réactions, ma ruse désespérée avec ceux que je désire et dont je rêve d’être désiré, les écrans que je dresse si bien que, entre moi et le monde, il semble y avoir non pas une seule mais plusieurs portes coulissantes en papier de riz, l’envie de brouiller et débrouiller ce qui n’a jamais été vraiment codé en premier lieu."



" Ce que je ne comprenais pas, c'est que vouloir tester le désir n'est rien d'autre qu'une ruse pour obtenir ce qu'on veut sans admettre qu'on le veut."

  André Aciman ne tombe pas dans la mièvrerie, et ce parce qu'il ne n'évite pas la crudité de son sujet, lequel n'est jamais non plus vulgaire, parce que son histoire est parsemée de références littéraires et intellectuelles (Shelley, Poe, Monet...) qui, dans la nonchalance de cet été italien, viennent y ajouter lyrisme et pudeur. L'histoire d'Elio et d'Oliver vient rappeler le sens qu'apporte une première histoire d'amour dans la vie de tout à chacun : l'événement charnière, le mètre-étalon, le tournant à partir duquel se dessinent l'avant et l'après. Une prise de conscience qui se révèle dans une mélancolie douce-amer restituée à la perfection.
 

"Ce va-et-vient perpétuel où les chambres du cœur, comme les pièges du désir, et les leurres du temps, et le tiroir à double fond que nous appelons identité, obéissent à une fausse logique selon laquelle la plus courte distance entre la vie réelle et la vie non vécue, entre qui l’on est et ce qu’on désire, est un escalier en trompe-l’œil conçu avec l’espiègle cruauté d’un Escher."



"Comme le subconscient, comme l’amour, comme la mémoire, comme le temps lui-même, comme chacun d’entre nous, l’église est bâtie sur les vestiges d’édifices successifs, il n’y a pas de fond, il n’y a pas de premier ni de dernier quoi que ce soit, rien que des strates archéologiques et des passages secrets et des cavités labyrinthiques, comme les catacombes chrétiennes, et juste à côté, même des catacombes juives."

En bref : Dans une Italie baignée d'une douce torpeur propre au lyrisme et à la poésie, André Aciman raconte la naissance du premier amour et dissèque ses différentes strates avec langueur. Nostalgie et mélancolie sont évoquées de façon presque proustienne, lumière et hédonisme en plus.
  
"Il y aura bien assez de temps pour le chagrin, pensais-je. Il viendra, sans doute furtivement, comme j’ai entendu dire qu’il le fait toujours – et il ne sera pas question de s’en tirer à bon compte. Anticiper le chagrin pour le neutraliser – un lâche et piteux stratagème, me disais-je, sachant que j’étais un expert dans ce domaine."

"S’il y a du chagrin, chéris-le, et s’il y a une flamme, ne l’éteins pas, ne sois pas brutal avec elle… Le manque peut être une chose terrible quand il nous tient éveillé la nuit, et voir les autres nous oublier plus vite qu’on ne voudrait être oublié n’est pas mieux… Nous arrachons tant de nous-mêmes pour guérir plus vite qu’il ne le faut, qu’à trente ans nous sommes démunis et avons moins à offrir chaque fois que nous commençons avec quelqu’un de nouveau. Mais ne rien ressentir pour ne rien ressentir – quel gâchis ! "

"Au fil des années, je l’avais relégué dans un passé permanent, mon amant plus-que-parfait, l’avais mis dans la chambre froide du cœur, plein de souvenirs et de boules de naphtaline comme un trophée de chasse s’entretenant avec le fantôme de toutes mes nuits. Je l’époussetais de temps en temps et puis je le remettais sur le dessus de cheminée. Il n’appartenait plus à la terre ni à la vie."


Un grand merci aux éditions Grasset et à NetGalley pour cette lecture.

Et pour aller plus loin...

jeudi 1 mars 2018

Cannibales - Régis Jauffret.

Editions Seuil, 2016 - Editions Point, 2017.

  



  Noémie a quitté Geoffrey. Elle s’en plaint à son ancienne belle-mère, Jeanne, et trouve chez elle un soutien. Dans des lettres passionnées, l’amante bafouée et la génitrice furieuse rêvent de vengeance, prévoyant de sacrifier l’odieux représentant de la race pénienne. Ensemble, elles rêvent de le tuer, de le faire rôtir, de se repaître de ses chairs persillées…




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  Impossible de résister à une telle couverture, ni à l'aspect malsain du résumé : Cannibales est également roman épistolaire, nominé au prix Renaudot des Lycéens et au prix Goncourt 2016. Les critiques ne tarissent pas d'éloge au sujet de ce court roman des plus énigmatiques. Il devait finir dans ma bibliothèque... Mais alors, qu'est-ce qu'il nous raconte?

"L'amour est beaucoup plus fou que je ne serai jamais folle, on l'enfermera avant moi."

  Au fil des lettres que contient l'ouvrage, le lecteur découvre Noémie, Artiste peintre de 24 ans, fraîchement séparée de Geoffrey, architecte de trente ans son aîné. Elle prévient de la rupture la mère de son ex-amant par courrier, vieille dame aux allures très "comme il faut", qui ne manque pas de dire ses quatre vérités à la perfide. Et pourtant, malgré les premières insultes, un lien étrange lie les deux femmes, qui continuent d'échanger des lettres malgré la bile qu'elles déversent chacune à l'encontre de l'autre. Puis, sans que l'on comprenne réellement pourquoi, voilà qu'elle choisissent de s'allier, et de diriger leur fiel commun vers le fils, l'ex-amant. La mère s'avère bien moins poule qu'elle le laisse entendre, et la jeune femme bien moins bafouée qu'on l'imagine. Toutes deux rêvent d'une vengeance, celle du sexe féminin sur la race masculine au complet, dont  Geoffrey serait le représentant. Comment? Le séduire, le reconquérir, puis le tuer, et pourquoi pas, le dévorer.

" Je ne peux me passer de la perspective d’aimer. Plutôt circuler de main en main, jouer les mistigris, les évaporées, que soliloquer dans le vestibule et regretter en sortant de ma douche que seul le grand miroir du lavabo puisse se vanter de m’avoir vue nue depuis l’avant-veille. "

  L'amorce du roman et le revirement de ces deux personnages étonnent tout d'abord, intriguent, puis séduisent. Au fil des missives échangées, on découvre en fait deux femmes qui se meurent de l'idée de l'amour elle-même, vivent dans son deuil, cherche à l'entretenir ou le renouveler à n'importe quel prix, mensonges ou sacrifices. La métaphore de la dévoration est portée par une prose toute en figures de style qui sied parfaitement au genre épistolaire, rappelant ces autres lettres d'amour et de manipulation qu'étaient les Liaisons dangereuses de C.de Laclos. 


"A votre âge vous savez sans doute que les amours sont des ampoules. Quand elles n'en peuvent plus de nous avoir illuminés, elles s'éteignent. Il serait vain vouloir leur ouvrir le ventre pour tenter de les ranimer. Autant chercher à réparer un coucher de soleil au lieu d'accepter la nuit et attendre l'aube du lendemain."

  Mais voilà, passée la moitié du livre, les revirements d'humeur des personnages, leur folie douce, les répétitions, et la lourdeur du style commencent à devenir de trop. L'écriture nous semble soudainement ampoulée, on compte les pages qu'il reste à lire, puis on se surprend à lever les yeux au ciel de ne pas en voir la fin (Bon, vont-elles le cuire à la broche, qu'on en finisse?!). Dès lors, si l'antipathie qu'inspiraient jusqu'ici les personnage avait quelque chose d’intrigant qui ajoutait à la séduction malsaine du synopsis, elle nous devient insupportable. Dommage, donc, car d'un point de départ adroit et exotique en dépit de ses bizarreries, Cannibales s'empâte et nous perd en route.

R.Jauffret.

En bref : De bonnes idées, des personnages délicieusement diaboliques, et un style baroque à souhait qui perdent malheureusement le lecteur en tournant trop sur eux-mêmes. Il en reste cependant, il faut bien l'admettre, un roman qui ne laisse pas indifférent.