mardi 29 novembre 2022

Mercredi (saison 1) - Une série Netflix de Tim Burton d'après les personnages de C.Addams.

Mercredi

(Wednesday)

 
Une série créée par Alfred Gough et Miles Millar, réalisée par Tim Burton d'après les personnages de C.Addams.
 
Avec : Jenna Ortega, Christina Ricci, Gwendoline Christie, Catherine Zeta-Jones, Luiz Guzman...
 
Date de diffusion sur Netflix : 23 novembre 2022.
 
     A présent étudiante à la singulière Nevermore Academy, Wednesday Addams tente de s'adapter auprès des autres élèves tout en enquêtant à la suite d'une série de meurtres qui terrorise la ville... 
 
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    Autant dire que l'annonce du projet il y a deux ans a ravi le cœur de nombreux fans à travers le monde : Tim Burton, enfin, adapte La famille Addams. L'idée n'est pas nouvelle, et pour cause : l'univers de Chas Addams a toujours semblé cousu main pour le célèbre réalisateur. Déjà à la fin des années 80, la transposition cinématographique des comics délicieusement macabres de Chas Addams lui avait été confié. Trop occupé par le tournage de Batman : le défi, Burton avait dû décliner l'offre et passer la main à Barry Sonnenfield. Ce dernier, depuis, s'est par ailleurs illustré dans plusieurs réalisations d'ambiance particulièrement burtonienne (en tête, les séries Pushing Daisies et Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire). Au début des années 2010, une nouvelle adaptation de La famille Addams signée Burton est annoncée, sous la forme d'une série en stop-motion (une méthode d'animation très prisée du créateur de L'étrange Noël de Mr Jack et des Noces funèbres) mais là encore, le projet ne voit pas le jour. Ce n'est finalement qu'en 2020 que l'adaptation se concrétise avec l'annonce de la série Mercredi (Wednesday), à la fois suite et spin-off centré sur l'aînée des enfants Addams...
 
 Trailer de la série.

    Pourquoi cette décision ? Burton a pu expliciter très clairement son choix, notamment lors d'une récente interview à Lyon, dans le cadre de la remise du Prix Lumière. Si l'univers de Chas Addams l'intéressait, il avait toujours été beaucoup plus captivé par le personnage de Mercredi que par le reste de la famille. Outsider gothique et cynique, Mercredi était d'après lui une âme sœur de fiction, une anti-héroïne à laquelle il pouvait pleinement s'identifier. Si l'on se penche sur la filmographie de Burton et ce qu'il a pu dire des personnages qu'il a porté à l'écran par le passé, on ne peut que remarquer cette constante : l'importance, pour le cinéaste, d'une identification porteuse de sens
 

    Le casting est longtemps resté secret, aussi les fans ont-ils pu spéculer à loisir quant à la potentielle distribution. Nombreux étaient ceux qui souhaitaient voir Christina Ricci (la Mercredi des films de Sonnenfield) revenir en Morticia, mais les paris se faisaient principalement sur un duo Johnny Depp / Eva Green pour incarner les iconiques parents Addams. Des acteurs burtoniens pour une série burtonienne, et autant de fantasmes propres à susciter l'enthousiasme des téléspectateurs. Finalement, l'annonce des interprètes définitifs a créé la surprise avec, dans le rôle de Morticia et Gomez, Catherine Zeta-Jones (absente des écrans depuis déjà quelques années) et Luiz Guzman (qu'on serait tenté de qualifier d'inconnu au bataillon, mais qui présente pourtant une filmographie impressionnante). Si la première a fini par convaincre le public, le second a davantage refroidi les fans des précédentes adaptations, arguant qu'il ne ressemblait ni à Raul Julia, ni à John Astin, (ses prédécesseurs dans le costume du patriarche des Addams). Mais comme l'a si bien souligné Burton lui-même, c'était cependant mal connaître les dessins originaux de Chas Addams, lesquels dépeignaient Gomez sous les traits d'un petit bonhomme assez hideux.
 

    Passée la surprise, on doit reconnaître que le casting fait son office, d'autant que les autres membres du clan Addams ne font que de courtes apparitions au titre de guests. Catherine Zeta-Jones se révèle à l'écran être une Morticia particulièrement réussie et efficace, et ce bien que son interprétation, plus dans l'émotion, s'éloigne de celle (iconique) d'Angelica Huston et de celle (plus classique) de Carolyn Jones. Bien qu'elle ne revienne pas dans le rôle de Morticia que certains lui auraient volontiers donné, Christina Ricci fait un come back convaincant dans le rôle de Miss Thornhill, personnage peut-être d'ailleurs plus important que ne le laisse penser le scénario de prime abord. On retrouve également à l'affiche de cette version, dans le rôle d'un autre personnage inédit, l'excellente, imposante et charismatique Gwendoline Christie qui, comme à chacune de ses apparitions, crève l'écran.
 

    Mais attardons-nous sur l'héroïne du jour : Mercredi, jouée ici par Jenna Ortega. Cette jeune comédienne particulièrement prometteuse qui s'est récemment faite remarquée dans le cinéma d'horreur porte en réalité toute la série sur ses épaules, avec un talent qui fait honneur à l'univers créé par Chas Addams. Si son jeu est une synthèse de toutes les précédentes interprétations du personnage, notamment dans la dimension physique (timbre de voix grave et monocorde, posture droite, démarche raide, aucun clignement des paupières face caméra...), elle lui donne une certaine profondeur et, en dépit des aspects archétypaux du rôle, apporte un réalisme tangible à la psychologie impulsée par Burton. Plus que la fillette blafarde au sarcasme aiguisé, Jenna Ortega fait passer Mercredi de gimmick gothico-caustique au rang de protagoniste totalement incarné. Sa langue acérée et son cerveau affuté en font une parfaite détective amateur dans cette histoire qui s'amuse à entremêler dark fantasy et polar, weirdo solitaire à l'intelligence atypique qui utilise ses étranges capacités pour lever le voile sur les mystères qu'elle croise. Son minois unique n'est d'ailleurs pas sans nous rappeler une sorcière à nattes du petit écran : Fairuza Balk, actrice aux traits inoubliables qui jouait déjà les élèves en école de sorcellerie dans Apprentie Sorcière (d'après les romans Amandine Malabul). Réinterpréter ici Mercredi en apprentie romancière mélomane adepte du parapluie-épée (on pense alors à Lili Goth, probablement une de ses lointaines cousines) fait également partie des ajouts plutôt bien pensés du scénario. 


    Si les critiques ont rendu un avis majoritairement positif, il tient justement pour beaucoup à l'interprétation de Jenna Ortega, sans qui, d'après Rotten Tomatoes, la série serait "aussi dramatique que les productions de la CW". On doit admettre que le reste de l'univers développé à l'écran n'est pas entièrement satisfaisant. Tout le sel de la famille Addams telle qu'inventée par Chas Addams tenait à la dichotomie entre le monde ordinaire, ses principes et ses codes sociaux d'un côté, et la façon d'être et de faire des Addams, aristocrates so dark aux étranges manies, de l'autre. Ce propos s'émousse complètement dans le postulat de base de la série de Burton, pourtant jusque-là assez doué pour jouer des clairs-obscurs : exclue de nombreux établissements scolaires, Mercredi est envoyée dans un pensionnat de monstres. Bizarre parmi les bizarres (et ce bien qu'elle sorte toujours du lot), elle n'illustre donc plus l'étrange au milieu de la normalité, si ce n'est que tous les autres monstres n'ont rien, au final, de très extraordinaire.
 

    Outre cette impression (un peu déjà vue) d'assister à un un cross-over des Addams à Poudlard, la série nous a remémoré d'autres propos tenus par Burton lors du festival Lumière de Lyon : alors que lui-même était mis au banc de tout collectif à cause de son étrangeté, alors que ses premiers films de monstres étaient critiqués à cause de leur bizarrerie, les monstres et l'étrangeté sont aujourd'hui devenus à la mode. Burton ferait-il du conventionnel ? Déjà dans son Miss Peregrine et les enfants particuliers, des enfants "monstrueux" dotés de pouvoirs et de capacités extraordinaires, rejetés par les autres, se réunissaient en une nouvelle famille, une communauté. Peut-être cette Mercredi qui trouve sa place parmi ses semblables est-elle le reflet d'un Burton passé d'outsider du cinéma à moteur d'une mouvance aujourd'hui reconnue et appréciée. Il faut cependant quelques épisodes pour cerner le message du réalisateur et apprécier pleinement cette série qui, sans mal démarrer, souffre de la comparaison avec certaines de ses aînées.


    En tête : Chilling adventures of Sabrina, la relecture horrifique de Sabrina l'apprentie sorcière, également adaptée par Netflix. Le thème de la différence, l'école de sorcellerie, la famille de parias macabres et les références à la culture et à la littérature gothique y abondaient déjà, avec un entêtement particulier du personnage principal, quitte à mettre son entourage en danger (sans oublier Bianca, reine des abeilles de la Nevermore Academy, quasi-sosie du personnage de Prudence Night). Comme Sabrina dans la série, Mercredi est tout à la fois remède et poison de l'aventure qu'elle se retrouve à vivre, mais aussi objet d'un enjeu qui la dépasse malgré sa conviction de maîtriser les tenants et aboutissants des événements. Heureusement, Burton ajoute une dimension policière bien menée (même si les plus rodés des téléspectateurs auront découvert le pot aux roses au premier tiers de la série), qui apporte une densité supplémentaire et qui nous rappelle notre bien-aimée Flavia de Luce.
 

    Burton s'amuse à parsemer de nombreux clins d’œil et autres références tout au long de ces huit épisodes. La littérature gothique a bonne place, avec du Edgard Poe et du Mary Shelley à tout va (et on en redemande), mais aussi des easter eggs délicieusement shakespeariens, notamment avec la fontaine Ophelia (où une statue en bronze de la célèbre héroïne du dramaturge semble flotter à la surface de l'eau). Le village des pèlerins reconstitué non loin de l'école nous rappelle bien évidemment le film Les valeurs de la famille Addams ; la Nevermore Academy ressemble par ailleurs à une version augmentée du Manoir Addams, et on aperçoit furtivement un portrait du cousin Machin (étiqueté "Ignatus Itt") sur un mur de l'école. Le terrible spectre de Joseph Crackstone ressemble fortement au fantôme de Mr Boogedy, esprit vengeur d'un quaker qui a fait les belles heures de Disney à la télévision dans les années 80. La danse (déjà culte) de Mercredi lors du bal de promo, à mi-chemin entre les convulsions d'un possédé et un twist déjanté, nous remémore avec un plaisir coupable des pas du Time Wrap dans l'inoubliable Rocky Horror Picture Show ; bal de promo dont le final sanglant semble être un hommage totalement assumé à Carrie, héroïne de Stephen King. Enfin, Burton glisse également son iconique arbre mort dans la cour de l'école, tandis que le costume de chat de Mercredi se révèle très ressemblant à celui de sa Catwoman, jouée en son temps par Michèle Pfeiffer. Quant à la Chose, en digne créature de Burton, elle nous est présentée ici sous un jour très... couturé.
 

    Danny Elfman rejoint une fois encore Burton en mettant en musique cette nouvelle réalisation de son comparse de toujours. Un chouette travail est effectué pour que les mélodies nous évoquent, sans jamais les plagier, le célèbre thème de La Famille Addams aujourd'hui indissociable de ces personnages (à l'image de la musique du générique, sujet aux souvenirs régressifs). Mais plus encore que les compositions originales, c'est la réinterprétation d’œuvres connues et le mélange des genres qui rendent la bande-son de Mercredi unique : Edith Piaf, Vivaldi, mais surtout Paint it black des Rolling Stones au violoncelle. Un mélange entraînant et explosif.

Générique de la série.

En bref : Si Mercredi pourrait presque tomber dans le conventionnel, la série se bonifie heureusement au fil des épisodes, notamment grâce à son amusant mélange des genres et à sa dimension policière bien menée. On retrouve dans le ton des dialogues, ciselés au sarcasme, la frontière poreuse entre premier et second degré, caractéristique de l'humour de Chas Addams. Mais surtout, la série est intégralement portée par Jenna Ortega, rôle titre impeccable. On passe finalement un bon moment et on espère vivement retrouver cette Mercredi dans une seconde saison !
 
Pour patienter jusqu'à la saison 2 : un petit cours de danse made in Wednesday !
 
 
 

mercredi 23 novembre 2022

Harry Potter and the cursed Child - la pièce de J.K.Rowling, J.Thorne & J.Tiffany au Palace Theatre de Londres.

Harry Potter and the cursed child

Mise en scène : John Tiffany
Musique : Imogen Heap

Avec : Jamie Ballard, Michelle Gayle, Thomas Aldridge, Dominic Short, Luc Sumner...

Au Palace Theatre de Londres depuis le 30 juillet 2016.


  Être Harry Potter n'a jamais été facile et ne l'est pas davantage depuis qu'il travaille au cœur des secrets du ministère de la Magie. Marié et père de trois enfants, Harry se débat avec un passé qui refuse de le laisser en paix, tandis que son fils Albus affronte le poids d'un héritage familial dont il n'a jamais voulu. Quand passé et présent s'entremêlent dangereusement, père et fils se retrouvent face à une dure vérité : les ténèbres surviennent parfois des endroits les plus inattendus. 

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    Il y a six ans (déjà), on avait partagé avec vous notre avis sur le texte de cette pièce, publié en France chez Gallimard et présenté (plus ou moins à tort, plus ou moins à raison) comme le huitième tome de la saga Harry Potter. Si Harry Potter et l'enfant maudit constitue bien une suite du célèbre cycle écrit par J.K.Rowling, il s'agit avant tout d'un script élaboré pour la scène et dont la version publiée est probablement davantage un audacieux coup de communication. Mais après tout, peu importe : pour les pays dans lesquels le spectacle n'a encore pas pu être mis en scène, l'ouvrage fait office de jolie consolation, à placer sur l'étagère au bout de sa précieuse collection. 
 
Trailer de l'édition 2022 du spectacle à Londres.

    Alors qu'on pensait ne jamais avoir l'occasion d'aller à une représentation de cette désormais célèbre pièce, il se trouve qu'on a justement pris un portoloin afin de nous téléporter jusqu'à Londres, au cours de l'été dernier. Il aurait été très bête de notre part de ne pas en profiter pour assister à ce spectacle devenu culte. Jouée depuis 2016 à guichet fermé, Harry Potter and the cursed child continue de rencontrer un succès incroyable et a vu se succéder plusieurs castings successifs depuis la première. La distribution s'est vue ainsi plusieurs fois renouvelée (notamment pour les acteurs les plus jeunes), même si certains comédiens interprètent leur rôle depuis plusieurs années. Alors qu'on célèbre cet Halloween 2022 sous le sceau des "familles extraordinaires", un article sur Harry Potter and the cursed child avait plus que jamais sa place dans notre programmation. En effet, si l'absence de famille était justement une des thématiques centrales du cycle de J.K.Rowling, cette nouvelle aventure, en mettant en scène une nouvelle génération de personnages, met plus que jamais la notion de famille (le clan Potter, évidemment, de même que les Weasley et les Malefoy) au centre de l'intrigue...

 
    En ce qui concerne l'histoire, justement : nous y reviendrons peu ici. Nous renvoyons les lecteurs curieux d'en connaître davantage à notre avis sur le texte publié par Gallimard en 2016. Nous voudrions surtout mettre en avant les prouesses visuelles du spectacle et les merveilles de la mise en scène. Jamais le terme de "magie" n'aura en effet eu autant de sens. Le décor, en réalité extrêmement simple, reste le même d'un bout à l'autre de la pièce, et ce alors que les lieux de l'histoire changent continuellement : une grande salle entourée de murs en vieilles pierres et en marqueteries, éclairée de candélabres stylisés et ornée de quelques piliers et arcs-boutants gothiques, le tout sous le tic-tac d'une grosse horloge. Ce sont les accessoires et les éléments mobiles (portes tenues par des gonds invisibles, étagères, bibliothèques, tables, escaliers et portraits...), portés par les comédiens au cours d'intermèdes musicaux et chorégraphiés qui marquent les transitions d'un lieu à l'autre. Le résultat, jamais brouillon, tient à un sens aigu du détournement de l'attention du spectateur, proche de la prestidigitation.
 

    Car on sous-estime les effets que la lumière, les danse, mais surtout que les gracieux mouvements de capes peuvent apporter à la dimension artistique et esthétique d'un spectacle, même si l'ensemble se contente d'accompagner le déplacement d'un sofa au centre de la scène (!). Ce travail de chorégraphie digne des meilleurs musicals du West-End relève d'une réelle prouesse technique et apporte de très beaux moments de fulgurances visuelles, portés par les mélodies enchanteresses d'Imogen Heap qui, sans jamais copier les musiques conçues pour les adaptations cinématographiques de la saga, recrée une atmosphère sonore tout à fait adaptée. 


    Le reste de la magie tient aussi au pouvoir de suggestion de la réalisation : loin de chercher à en mettre plein la vue en multipliant gratuitement des artifices qui se voudraient impressionnants, la scénographie joue le plus souvent la carte de la sobriété, à l'image de la reconstitution intérieure du Poudlard Express. Plutôt que d'inviter de réels wagons sur scène (comme on n'aurait tout à fait pu l"imaginer dans un spectacle de grande envergure comme celui-ci) la scène se contente de présenter un ensemble de sièges et de valises disposés de telle sorte que le spectateur, porté par sa propre imagination, visualise comme par enchantement les compartiments et la structure du train pourtant invisibles. Il en est de même pour le choixpeau magique, pour lequel la mise en scène réserve un traitement d'une simplicité surprenante mais qui ne fait pas regretter les artifices du cinéma.
 

    Il en est ainsi de la plupart des effets spéciaux de cette pièce "à grand spectacle" qui alternent entre les tours de passe-passe les plus simples et les performances pyrotechniques les plus stupéfiantes. Le traitement de la lumière, excellent, est évidemment un atout de taille dans ce genre de réalisation (Ah, la scène qui semble onduler sous vous yeux dès que les personnages remontent le temps !). Comment ne pas être scotchés par les cabines téléphoniques qui aspire li-tté-ra-le-ment – devant vous, sans retouche numérique – les sorciers pour les téléporter au Ministère de la Magie ? Comment ne pas rester bouche bée face aux jets de flammes de plusieurs mètres qui s'échappent des baguettes pendant le combat final ? Comment ne pas se laisser convaincre par le duel entre Harry et Draco, l'un et l'autre étant tour à tour projetés dans les air en même temps que les éléments du décor, d'un sortilège à un autre ? Comment ne pas être effrayé par les Détracteurs, qui lévitent au-dessus du public (volant même jusqu'au dernier balcon), leur suaire flottant comme au ralenti ?
 
 

    La distribution est évidemment une des autres grandes réussites d'Harry Potter and the cursed child : même si le casting a été renouvelé plusieurs fois, on imagine l'exigence dans la sélection des interprètes qui seront capable de jouer leur rôle jusqu'à six heures d'affilée (car la pièce se joue en deux parties de trois heures chacune environ) sans perdre en qualité de jeu. Une vraie performance. Des comédiens sur scène, on a évidement retenu la prestation des deux jeunes acteurs principaux, Dominic Short (Albus Potter) et Luke Summer (Scorpius Malfoy), en particulier la candeur du second, drôle malgré lui et auquel on ne peut que s'attacher. S'il n'y a pas une seule fausse note parmi la troupe, on donne une mention spéciale à David Annen, qui campe un Snape plus vrai que nature (avec un impressionnant travail sur la voix, qui redonne presque vie à Alan Rickman).
 

    Le tout, malgré les six heures de spectacle (avec une pause au milieu pour aller dîner, on vous rassure), passe à une vitesse folle et on ne s'ennuie pas une seconde. L'univers recréé sur scène n'est pas une copie de la franchise Warner Bros mais l'esthétique est assez familière pour qu'on reconnaisse le Wizarding World facilement et qu'on s'y sente comme chez soi. On se laisse porter avec un plaisir régressif par l'histoire et par ce spectacle multidimensionnel qui s'affranchit des codes classiques du théâtre pour proposer une expérience scénique unique.
 

En bref : Du beau et du grand art. Au-delà de la franchise et de la marque "Harry Potter", et bien au-delà de ce que les films ont donné à voir, Harry Potter and the cursed child est une expérience scénique de haute volée qui immerge les spectateurs dans une magie plus vraie que nature. Prouesse visuelle et technique, acteurs impeccables et esthétique léchée, cette pièce est à voir au moins une fois dans sa vie pour qui garde une place précieuse au sorcier à lunettes sur ses étagères. Un coup de cœur. 
 




dimanche 13 novembre 2022

Fantômette et Grand Guignol : entretien avec Eric Senabre...

(source : mollat.com)


    L'an dernier, Eric Senabre avait accepté de répondre à nos questions dans le cadre de la sortie de son roman A la recherche de Mrs Wynter. Après cette première interview et alors que vient de paraître son dernier livre La semeuse d'effroi, l'auteur a accepté de se prêter une nouvelle fois au jeu des questions/réponses. L'occasion de nous parler de ses inspirations mais aussi de ses futurs projets à paraître...
 
 
 
Pedro Pan Rabbit : Après Chapeau Melon et Bottes de Cuir dans A la recherche de Mrs Wynter, après Star Trek dans Star Trip, et après Godzilla dans Katsuro le Titan, la dédicace à Georges Chaulet au tout début de La semeuse d'effroi puis plusieurs éléments de l'intrigue nous renvoient évidemment au personnage de Fantômette, célèbre justicière masquée de littérature jeunesse créée dans les années 60. Eric Senabre serait-il un grand nostalgique ou serait-il resté bloqué quelque part dans le passé ?

Eric Senabre : Je suis un grand nostalgique mais je ne crois pas être passéiste. Je pense avoir la nostalgie des débuts et des premières fois, des choses qui m'ont initié à des sujets plus vastes, qui ont engendré des découvertes. Fantômette n'est pas le meilleur roman que j'ai lu de toute ma vie, mais c'est quelque chose qui a beaucoup compté pour moi, notamment dans le fait de devenir un bon lecteur, car ce sont les premiers livres que j'ai vraiment dévorés. Je suis donc nostalgique de mes années de fondation, mais ce n'est pas une nostalgie qui refuserait le présent. Au contraire, c'est peut-être l'idée que toutes les époques puissent cohabiter. En ce moment, je pense qu'on fait indirectement le procès d'une époque - les années 60 et 70 - parce qu'il y avait des choses qui pouvaient se faire, même être cool, à cette époque et qui ne se feraient plus aujourd'hui, et pour de bonnes raisons. Mais pour autant, elles ont existé et si parfois on ne peut que se réjouir de l'évolution de la société, ce n'est pas pour autant qu'il faut tourner le dos au passé.

PPR : Et puis de toute façon, on est obligé d'en avoir conscience, de s'y confronter et de faire avec cette matière-là si on se lance dans l'écriture d'un roman historique ou se déroulant dans un contexte historique précis, n'est-ce pas ?

ES : Oui, de toute façon !


Fantômette, mémorable justicière masquée de la bibliothèque verte, imaginée par Georges Chaulet.


PPR : Je vais revenir sur le personnage de Fantômette dont nous parlions à l'instant : de quelle manière a-t-elle inspiré ton roman et ton héroïne ?

ES : En fait, il me semble que ce sont deux choses différentes car je ne crois pas que Fantômette ait tant que ça influencé mon roman, si ce n'est pour l'idée de base qui est d'avoir une adolescente super-héroïne sans super-pouvoirs, en France. Je pense que ça s'arrête là. Ce que je trouve toujours génial dans Fantômette, c'est ce monde sans parent. Je suis très fan aussi des BD de Picsou, Donald et compagnie, où il y a des liens de parenté : oncles, tantes, cousins, etc, mais jamais de parents. Dans Fantômette, je trouvais incroyable qu'on n'était jamais confrontés aux parents. Il y avait des adultes, certes : la maîtresse d'école, Alpaga, Œil de Lynx, le Masque d'Argent... mais il n'y avait pas de parents et tout passait très bien, sans explicitations. On n'en parlait pas et on avait même l'impression qu'ils n'existaient pas. Je trouve ça à la fois culotté et assez génial, quand on y pense, car tout se tient et ça joue pour une grande part dans la singularité de cette série.

PPR : Fantômette n'a donc même pas influencé indirectement le tempérament de ton héroïne ? On leur retrouve le même esprit vif, le même humour, le même sens de la répartie...

ES : Peut-être, mais pas consciemment dans ce cas, car cela fait très longtemps que je n'ai pas lu de Fantômette. On peut aller plus loin : peut-être que Fantômette a modelé la façon que j'ai de percevoir un personnage principal féminin, puisqu'elle m'a donné le goût d'imaginer des romans avec des héroïnes. Fantômette a énormément compté dans ma vie de lecteur donc il est possible que je conçoive inconsciemment n'importe quelle héroïne comme une sorte d'héritière de Fantômette.
 
 
Inoubliable Belphégor.
 
 
PPR : Par rapport à tes autres influences, on pense évidemment à Belphégor mais aussi de façon plus générale au genre du roman feuilleton très rocambolesque qu'on pouvait lire dans les années 1800 et 1900. Est-ce que tu as un rapport particulier à ce type de littérature et était-ce une influence consciente ou non ?

ES : Tu as eu raison de penser aux romans feuilletons. Je pense que c'est une influence, mais je n'en ai pas lu tant que ça. Ce sont des choses que j'ai découvertes sur le tard et qui n'ont peut-être pas tant compté pour moi quand j'étais un jeune lecteur. Belphégor m'avait impressionné quand j'étais tout petit, mais ça m'a davantage donné un point de repère pour cerner plus facilement le pitch et l'univers de mon histoire que pour m'y référer au sens strict, même si avec le recul c'est vrai qu'il y a indéniablement des points communs.
 
 

 
PPR : L'univers du Grand Guignol s'est-il imposé dès le départ ou s'est-il invité progressivement dans ton intrigue ?

ES : Je crois que c'était mon point de départ, puis tout s'est construit autour... En fait, il y a eu deux choses en parallèle : ma fille est une grande fan du dessin-animé Miraculous, les aventures de Ladybug. J'ai fini par en regarder quelques uns et j'ai vraiment trouvé ça pas mal. Cela a fait germer l'idée d'écrire un livre de super-héro qu'elle pourrait lire plus tard. Au début, l'idée n'allait pas plus loin que ça. Plus tard, sans trop savoir pourquoi, je me suis mis à repenser au Grand Guignol, avec l'envie d'écrire dessus – c'était quand même à la fois mystérieux et romanesque, et ça pouvait se prêter à de la littérature jeunesse puisqu'on sait que les jeunes adorent se faire peur. Les deux idées se sont développées séparément avant de se rejoindre, mais avec beaucoup plus d'élaboration autour du milieu du Grand Guignol que de l'héroïne.

PPR : On imagine les recherches minutieuses en amont : quand tu redonnes vie au Grand Guignol, même si tu précises que tu t'es permis quelques libertés dans la programmation de l'année 1926, tu es quand même allé cherché une pièce qui a été véritablement à l'affiche du théâtre. Tu la remets en scène dans le cadre de ton intrigue, et on assiste à des extraits à travers les yeux de ton héroïne. On se dit que tu as dû retrouver le texte de cette pièce et le lire pour aller aussi loin dans l'écriture. Comment as-tu recréé cet univers ?

ES : Toutes les pièces du Grand Guignol ne sont pas accessibles mais il y en a plusieurs qui le sont. Il y avait eu aux éditions Robert Laffont un bouquin qui en recensait pas mal, et il y avait eu chez Fleuve Noir un volume intégral de ce qu'avait écrit André de Lorde (un des auteurs majeurs du Grand Guignol). Donc c'était finalement assez facile d'avoir accès aux pièces. Ce qui l'était moins, c'était les informations sur le fameux Ratineau, le maître des effets-spéciaux. On a des choses, mais très peu : par exemple, je ne suis pas sûr d'avoir trouvé sa photo au cours de mes recherches, donc je ne suis pas du tout certain que mes descriptions du personnage soient fiables. De façon générale, on n'a pas beaucoup de photos du Grand Guignol à l'époque où je le mets en scène. Si on lance une recherche d'images sur le net, on trouve essentiellement des clichés publiés par le magazine américain Life, et ce sont majoritairement des archives photographiques des années 1950. A la fin du roman, je remercie un bouquiniste, qui tient une petite librairie à Bécherel, en Bretagne, et auprès de qui j'ai trouvé énormément d'informations, notamment des programmes d'époque du Grand Guignol.

 
PPR : Un autre détail historique dont tu parles dans ton roman, c'est l'antisémitisme : déjà présent dans les années 1920 et qui prenait de plus en plus d'ampleur. Est-ce un élément que tu souhaitais aborder dès le début de l'écriture? Ou s'est-il greffé à ton histoire à cause de l'époque que tu exploitais, et tu y as alors vu un levier intéressant pour ton intrigue ?

ES : Oui, j'y ai vu un levier scénaristique pertinent. Évidemment, on pense à l'affaire Dreyfus et j'ai pensé que ce pouvait être intéressant d'en parler. Ma mère était juive : je n'ai jamais été personnellement confronté à l'antisémitisme mais j'ai été marqué par l'histoire familiale. Mes parents étaient des pieds-noirs d'Algérie donc ils n'ont pas eu à porter l'étoile jaune, mais ma mère a été exclue de l'école parce qu'elle était juive et son père qui, tenait un café, a dû fermer son établissement. En plus de cet héritage familial, je pense qu'on est à une époque où il faut être très vigilant quant aux racines quelles qu'elles soient, d'où mon envie d'aborder ce sujet dans le roman. Mon éditeur a d'ailleurs soutenu cette démarche alors que j'ai pu hésiter par moment d'en parler dans une intrigue de littérature jeunesse, de peur que ce soit de trop.

PPR : La fin du roman est ouverte, peut-on espérer un second tome ? C'est tout de même très fortement suggéré...

ES : Oui, c'est très suggéré. En tout cas, je serais très partant pour en écrire un deuxième, ce qui n'est pas toujours le cas. Je ne suis pas un grand fan des suites, mais j'aurais bien aimé que ce soit une saga, un cycle : je pense que le personnage a suffisamment de potentiel. Cela dit, il faut faire attention : oui, le personnage a du potentiel, mais il y a ce gimmick qui est de faire peur en utilisant des tours et des astuces théâtrales qui peut marcher une fois, voire deux fois, mais il faut aussi se renouveler pour ne pas tomber dans la redite. S'il y avait des suites, il faudrait que le personnage évolue, mais j'aimerais explorer ça.
 
 

 
PPR : Et à part une éventuelle suite à La semeuse d'effroi, on imagine que tu as d'autres projets sur le feu ?

ES : Oui, je suis en train de finir un petit roman qui se passe au Japon. L'histoire parle de nourriture – une autre de mes passions – ça s'appelle Sushi crush, c'est une comédie romantique donc je pense que ce sera drôle. Je devrais le terminer très prochainement et ensuite, j'attaquerai un nouveau projet : une histoire de pensionnat anglais et de fantômes...
 
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    Nous remercions vivement Eric Senabre d'avoir de nouveau accepté de répondre à nos questions et de s'être ainsi livré sur les sources d'inspiration et les idées à l'origine de La semeuse d'effroi. Peut-être aurons-nous l'occasion de réitérer l'expérience si une suite voit le jour, qui sait ?



jeudi 3 novembre 2022

Dark Shadows, tome 1 : La malédiction d'Angélique - Lara Parker.

Angélique's descent (Dark Shadows #1)
, HarperEntertainment, 1998 - Editions Michel Lafon (trad. de P.Loubet), 2012.
 
 
    Barnabas a conquis le cœur de la délicieuse Angélique avant de la trahir pour une autre. Malheureusement pour lui, la jeune femme a été élevée dans la magie noire et dans l'art du vaudou. Déterminée à prendre sa revanche, elle le condamne à l'éternité en le transformant en vampire avant de l'enterrer vivant. Deux cents ans plus tard, Barnabas est enfin libéré de ce mauvais sort. Il trouve le journal d'Angélique et découvre l'indicible : les secrets à l'origine de l'obsession amoureuse qui a uni leurs destins jusque dans la mort.
 
 
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    Si La famille Addams et Les Monstres figurent au panthéon des séries horrifiques des années 60, il existe une troisième production télévisée qui, dans un registre moins familial, les talonnait de près (voire les a supplantés) dans le cœur des téléspectateurs : Dark Shadows. Resté inédit dans les pays francophones et quasi inconnu jusqu'au remake réalisé par Tim Burton pour le grand écran, ce feuilleton de plus de mille épisodes diffusé sur les écrans américains entre 1966 et 1971 est pourtant resté un grand succès populaire.
 

    Créée par Dan Curtis, réalisateur de séries et téléfilms d'horreur, Dark Shadows est un mélange des genres assez inhabituel lorsqu'elle débarque à l'écran. Soap Opera dans la pure veine du genre mais auquel le scénario greffe progressivement des éléments gothiques jusqu'à sombrer dans le fantastique complet, c'est un peu Des jours et des vies ou Dynastie qui rencontre Dracula. L'intrigue se déroule dans le Maine, au manoir des Collins, famille semble-t-il maudite depuis des générations. Si seule l'atmosphère teintée de mystère faisait le surréalisme du scénario au cours des premiers épisodes, c'est peu à peu que les auteurs ont invité fantômes et monstres dans l'histoire, avant que les audiences n'explosent lorsque le personnage de Barnabas fait son entrée en scène. Cet ancêtre des Collins, transformé en vampire à la fin du XVIIIème siècle par Angélique, une sorcière dont il avait refusé l'amour, resurgit brusquement en plein cœur des années 60 et doit composer autant avec sa nature complexe qu'avec les autres malédictions qui pèsent sur les épaules de ses descendants.
 
Barnabas Collins, vampire cultissime du petit écran.
 
    A l'origine d'un véritable fan club et de plusieurs événements culturels, adaptations et reboot (notamment La malédiction de Collinwood, remake sous forme d'une mini-série également réalisée par Dan Curtis en 1991), Dark Shadows a laissé une empreinte particulière dans l'histoire télévisée des États-Unis, de même que ses nombreux interprètes. Parmi ceux-là, Lara Parker a marqué les esprits dans son rôle mémorable d'Angélique Bouchard, la sorcière par qui la malédiction s’abat sur les Collins. Au début des années 90, elle est interrogée, à l'occasion du reboot, sur les origines de son personnage : savait-elle comment Angélique était devenue une sorcière ? Inspirée par cette question, la comédienne se replonge dans la série et dans les nombreux écrits auxquels le show a donné naissance et imagine dans Angélique's descent, un roman publié en 1998, l'histoire de la sorcière.
 
 
    A la fois préquel, novélisation et continuité de l'univers de Dark Shadows, ce livre rencontre un certain succès et amène Lara Parker à écrire deux suites. Lorsque le remake réalisé par Tim Burton voit le jour en 2012, les éditeurs américains le réimpriment et les droits sont parallèlement achetés en France par la maison Michel Lafon. L'estampille "L'histoire qui a inspiré le film de Tim Burton", accrocheuse, n'en est pas moins trompeuse – ou, disons, piégeuse. Si livre et film puisent dans la même source, le ton est radicalement différent : là où Burton s'amuse d'un regard rétrospectif sur le feuilleton pour offrir une version décalée, colorée et punk (avec en prime un humour noir qui n'est pas sans rappeler La famille Addams), le roman de L.Parker, plus sombre et plus psychologique, est plus fidèle à l'esprit dramatique souhaité par la série originale.
 

    Aussi faut-il prendre le temps de s'acclimater à l'atmosphère du livre et d'y prendre ses marques avant de profiter de la lecture : ceux qui y recherchent le mordant et l’irrévérence de Burton pourraient être déçus. Cela dit, la série étant inédite dans l'Hexagone, il est conseillé d'avoir vu le film pour raccrocher les wagons à minima, car l'intrigue du livre commence sans préavis ni précision : le décor est déjà planté, et le lecteur doit avoir les principaux codes du show en tête pour comprendre les tenants et aboutissants de l'histoire. Lorsque l'action débute, Barnabas Collins arrive au terme du traitement prodigué par le Dr Julia Hoffman, médecin des Collins qui a trouvé un sérum contre le vampirisme. Alors en voie de guérison, Barnabas découvre au cours d'une nuit étrange le journal intime d'Angélique – la sorcière qu'il a autrefois ardemment désirée et qui l'avait maudit quand il s'était détourné d'elle. Curieux de mieux comprendre les agissements de cette créature qu'il déteste pourtant de tout son corps, il se plonge dans la lecture...
 
 Lara Parker dans son rôle d'Angélique.
 
     Pour un premier roman, reconnaissons que le style y est. Lara Parker puise certainement dans sa longue expérience du personnage d'Angélique pour mettre des mots sur sa psychologie et son histoire, chose pour laquelle elle n'emprunte jamais le chemin de la facilité. Loin, en effet, de simplement raconter une créature belle et froide animée par la vengeance, elle creuse en profondeur sa psyché en tentant de l'éclairer par les événements traumatiques qui l'on progressivement façonnée. Pour cela, elle imagine une enfance en Martinique, terre du Vaudou. L'intrigue s'enrichit dès lors d'une dimension exotique nourrie de nombreuses recherches qui donnent une réelle épaisseur à l'histoire, sans jamais tomber dans l'écueil du prétexte. Petit à petit, d'un événement à un autre, l'autrice parvient à nous amener jusqu'au personnage connu des téléspectateurs : fillette abandonnée, instrumentalisée, violentée puis femme bafouée, c'est dans une lutte contre les autres puis contre elle-même qu'elle se trouve prise au piège de la sorcellerie. Sans pour autant chercher à renverser les rôles des bons et des méchants, Lara Parker offre une vision très féministe de son personnage.
 
Eva Green, qui reprend le rôle d'Angélique dans la version cinéma de Burton.
 
    Si cet aspect est particulièrement intéressant et si l'évolution psychologique d'Angélique tient le lecteur jusqu'au terme du livre, la lecture est parfois complexifiée par une construction très inégale et maladroite de l'intrigue. C'est d'ailleurs là qu'on perçoit que Lara Parker, si elle s'en tire plutôt bien en ce qui touche au style, reste une novice dans l'écriture de fiction. La temporalité et le rythme sont assez mal maîtrisés, les plongées dans le journal d'Angélique alternent entre seconde et première personne sans raison, et les ellipses, nombreuses, ne sont pas du tout employées à bon escient. Si cela ne suffit pas à gâcher la lecture, ces accrocs empêchent une fluidité qui aurait été bienvenue.
 
Collinwood dans la série originale.
 
En bref : Entre préquel et novélisation, ce roman sur l'univers de Dark Shadows propose de redécouvrir l'une des familles les plus horrifiques du petit écran américain par le personnage iconique d'Angélique Bouchard. Lara Parker, sa célèbre interprète à l'écran, s'improvise autrice et imagine le passé de cette antagoniste cultissime ; l'interprétation féministe, bien pensée, et le contexte historique, extrêmement bien documenté, servent une écriture plutôt réussie. On regrette cependant quelque peu une construction inégale et un rythme maladroit qui limitent le plaisir de la lecture.

L'étonnante famille Appenzell - S.Perez (texte) & B.Lacombe (illustrations).

Editions Margot, 2020.
 
    "Ma grand-mère se nommait Eugénie. Eugénie Appenzell. D'elle, je tiens mes longs cheveux bouclés et, dit-on, mon caractère bien trempé. Peu de jours avant ma naissance, grand-mère Eugénie quitta les siens. En héritage, elle me laissa une boîte remplie de photographies et de lettres. "Pour que tu connaisses ta famille", m'avait-elle écrit. Durant des années, j'ai démêlé les liens et les intrigues qui unissent ces personnes extraordinaires. J'ai pleuré et j'ai ri... Aujourd'hui, je vous livre leur histoire. Mon histoire. Celle de l'étonnante famille Appenzell..." La vraie monstruosité n'est pas celle qui se voit. D'une union maudite naquirent des êtres singuliers. Voici leur histoire ; leurs joies, leurs peines. Découvrez le destin d'une famille réellement extraordinaire.

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    Difficile de passer un Halloween sans ouvrir un ouvrage illustré par Benjamin Lacombe : héritier spirituel de Tim Burton et Marc Ryden, cousin éloigné de Nicoletta Ceccoli et neveu artistique de Guillermo del Toro, l'artiste a conquis le monde littéraire depuis une quinzaine d'années avec ses albums au charme étrange et délicieusement inquiétant. A l'occasion de la thématique "Famille extraordinaire" explorée cette année par le Challenge Halloween, L'étonnante Famille Appenzell méritait bien un article...
 

    L'ouvrage se démarque d'emblée par sa dimension livre-objet : dès la couverture finement travaillée et avant même d'ouvrir l'album, on comprend que le fond et la forme vont se confondre. Similicuir embossé de volutes et d'arabesques encadrant une vraie-fausse photo de famille sépia et papier marbré en trompe-l’œil (sans mauvais jeu de mot, vous vérifierez par vous-même) donnent le ton. Ce que les deux artistes-auteurs nous offrent là, c'est un merveilleux fac-similé d'album photos comme on en trouvait dans chaque famille au XIXème siècle, objet du souvenir des vivants et des morts.
 

    Ce très bel écrin est introduit par une citation de Victor Hugo qui donne à réfléchir : "Le prodige et le monstre ont les mêmes racines". B.Lacombe et S.Perez plantent ainsi les fondations de leur ouvrage, dont l'intérêt ne sera pas seulement esthétique. La réflexion se construit ensuite en filigrane de l'album et d'une vaste galerie de portraits rassemblés par la petite dernière des Appenzell,Victoria, désireuse de transmettre les bribes qu'elle a pu rassembler de son histoire familiale par les éminents membres qui en ont constitué les ramifications.


    Par "éminents", on pourrait entendre "célèbres". "Marquants" serait plus approprié : tous les Appenzell depuis Charles, né au milieu des années 1800, sont... des monstres. Visages défigurés, cornes, branchies, taille gigantesque, membres en plus ou en moins, pilosité démesurée ; monstres à faire peur ou monstres de foire, mais monstres à travers les yeux des autres, surtout. Connaissez-vous la racine étymologique du mot "monstre" ? Tout simplement : "montrer, ce qui montre" ; la figure du monstre n'est pas tant dans le visage des premiers concernés que dans le regard d'autrui, et dans ce que cela révèle d'une société. Cette idée est au centre du message que souhaitent délivrer les deux auteurs qui dédicacent le livre "A tous ceux qui de tout temps ont été opprimés en raison de leur différence, de leur préférence ou de leur naissance".


    D'un portrait à l'autre et d'affiches en photographies, Victoria retrace le parcours des Appenzell à travers les années, entre petite et grande histoire. Chaque personnage est présenté par une courte biographie, volontairement lapidaire comme le sont parfois les bribes d'existence qu'on nous transmet de tel ou tel aïeul. Chaque texte suffit cependant à retenir notre attention et susciter notre curiosité. Progressivement, les embûches rencontrées par cette famille permettent de sortir de la fiction et de rappeler à quel point la différence a pu, de tout temps, se trouver maltraitée. Les événements de 39-45, notamment, invitent à poursuivre la réflexion sur le vrai visage de la monstruosité.
 

    Visuellement, c'est également un sans faute : Benjamin Lacombe semble se perfectionner d'année en année. Sa maîtrise du flou, qu'on avait découvert dans son Alice au pays des merveilles paru en 2015, trouve à s'exprimer dans la création de vraies-fausses photographies sépia dont on croirait qu'elles sont de vrais daguerréotypes (avec une mention spéciale pour les clichés post-mortem, criants de réalisme). Les techniques et les styles se diversifient lorsque, entre deux pages, on trouve une affiche de théâtre ou de concert magnifiquement aquarellée ou un portrait qu'on croirait réellement peint à l'huile pour être suspendu au-dessus d'une cheminée.
 

    Si le véritable sujet de l'album a une réelle profondeur, les auteurs ne s'interdisent pas quelques clins d’œil et références qui parleront aux amateurs de monstres et de pop culture. Charles Appenzell, avec son sac en cuir sur la tête, nous évoque l'enfant du film L'orphelinat, produit par G. del Toro ; Edgard Cornut-Appenzell, avec son teint pâle, ses cheveux en bataille et ses doigts interminables, est un sosie d'Edward aux mains d'argent ; Blanche Cornut ressemble à s'y méprendre à Morticia Addams (et pour cause, il s'agit initialement d'un fan art réalisé par Benjamin Lacombe). Enfin, le tout n'est pas sans évoquer le concept de Miss Peregrine et les enfants particuliers de Ransom Riggs. Pour ce qui est des autres easter eggs, on vous laisse le plaisir de les découvrir...


En bref : Un très bel objet-livre conçu comme le fac-similé d'un vieil album de photos de famille tout droit sorti du XIXème siècle. Composés de nombreuses illustrations imitant à la perfection d'anciens daguerréotypes, cet ouvrage à la dimension artistique incontestable propose aussi une pertinente et touchante réflexion sur la monstruosité. Magnifique.