samedi 22 septembre 2018

Histoire de Madame de la Pommeraye - Diderot

Extrait de Jacques le Fataliste, 1765 - Folio classique, 2018.



  L’Histoire de Mme de La Pommeraye – l’épisode le plus célèbre de Jacques le Fataliste et son maître  – est un magnifique conte cruel. C’est le récit de la vengeance d’une femme trahie, qui fait cruellement payer à son amant libertin son désamour, en lui jetant comme appât une jeune prostituée dont il tombe malgré lui éperdument amoureux. Mais dans ce terrible jeu de manipulation, personne n’est vraiment celui qu’il semble être…
 
   Défense et illustration de la liberté des femmes à se faire justice elles-mêmes, plaidoyer en faveur de leur émancipation, ce texte est aussi le superbe portrait d’une femme indépendante. 


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  Initialement chapitre parmi d'autres de Jacques le Fataliste et son maître, l'Histoire de Madame de la Pommeraye connait très vite une renommée et même une existence littéraire à part entière. En effet, cette "histoire dans l'histoire" (elle est racontée par une aubergiste chez qui Jacques et son maître font une halte au cours de leur voyage) est traduite et éditée en Allemagne sous le titre Exemple de la vengeance d'une femme, à peine quelques années après la publication française de Jacques le Fataliste. Elle sera également à l'origine de deux adaptations cinématographiques au cours du XXème siècle : Les intrigues de Madame de la Pommeraye, un film muet allemand de 1922, et Les dames du Bois de Boulogne, réinterprétation contemporaine de l'intrigue, sortie en 1945 et scénarisée par Jean Cocteau. Alors que vient de sortir en salles une toute nouvelle adaptation sous le titre de Mademoiselle de Joncquières, l'heure est plus que jamais venue de redécouvrir l’œuvre originale.

Les intrigues de Madame de la Pommeraye, film de 1922.

  Madame de la Pommeraye est une jeune veuve vertueuse, retirée du Monde, qui résiste depuis quelques temps déjà à la séduction du plus tenace des libertins, le marquis des Arcis. Mais ce dernier persiste et insiste tant et si bien que, au bout de plusieurs mois, l'objet de son désir finit par céder. Tous deux vivent un bonheur parfait, jusqu'à ce que la marquise sente la passion du marquis s'étioler. Feignant l'usure amoureuse, elle ouvre ainsi grand les portes de la confidence à son amant qui ne craint plus de lui avouer, lui non plus, ne plus éprouver de sentiments pour elle. Persuadé que la fin de cette passion est réciproque, il la quitte dans ce qu'il croit être désormais une amitié partagée. Mais Madame de la Pommeraye, derrière une attitude impassible, est dévastée et fomente sa vengeance. Elle a en effet eu vent de l'histoire d'une dame qui, après avoir perdu le peu de biens qu'elle avait dans un procès, s'est trouvée réduite à rejoindre avec sa magnifique fille une maison close pour y vivre tant bien que mal. Le plan de la marquise est simple et efficace : engager les deux femmes et les faire passer pour deux de ses amies auprès du marquis, pousser ce dernier dans le lit de la plus jeune et révéler publiquement sa véritable identité pour jeter la honte sur son ancien amant...


  Qu'on se le dise, on a là une histoire d'une modernité impressionnante et jamais démentie : le récit de Diderot a été considéré à sa publication particulièrement avant-gardiste en ce qui concernait son regard sur la position de la femme, et il se révèle donc aujourd'hui plus que jamais d'actualité. A travers le portrait de Madame de la Pommeraye, Diderot signe un véritable manifeste en faveur de l'émancipation du sexe que l'on considérait déjà à l'époque comme étant "faible"... à tord. L'auteur montre effectivement l'intelligence et la ténacité de la femme, implacable et cruelle si on lui porte préjudice, mais, plus encore, il défend ce droit à la vengeance ainsi qu'on aurait pu l'accepter d'un homme en pareil cas. De même, un homme qui enchaîne les maîtresses ne sera pas tant jugé pour son libertinage tandis qu'une femme qui cède à la pression d'un séducteur, elle, risquera le rejet social... Diderot réfute ces préjugés et porte sur les codes habituels du genre un regard révolutionnaire, le même que l'on retrouve dans son essai Sur les femmes, qui sert très pertinemment d'introduction à cette réédition.

Illustration de Madame de la Pommeraye et du Marquis des Arcis.

  Bien que la chute, des plus surprenantes, ne glorifie pas la vengeance (elle s'avèrera n'apporter aucune consolation, ni sérénité), on aura compris que Diderot ne fait pas le jugement de Madame de la Pommeraye pour autant. Mais alors, quel parti prendre? L'auteur laisse le lecteur se faire son opinion et tirer ses propres conclusions, sans donner réellement de morale à son histoire. La faute n'est rejetée sur aucun des protagonistes et tous sont tour à tour défendus par l'hôtesse de l'auberge (la narratrice), Jacques, ou son maître. On constatera en effet que Diderot dresse et présente la marquise, le marquis, et même la jeune courtisane, avec une égale bienveillance, faisant au passage de Madame de la Pommeraye la première figure littéraire dans le genre et une source d'inspiration majeure, entre autres, à la Marquise de Merteuil de Laclos et de ses Liaisons dangereuses.

 Édition du Livre de Poche.

  Enfin, n'oublions pas d'évoquer le style, un autre des plaisirs de ce roman : si on lui reconnait la formulation soutenue et la ponctuation précieuse des textes les mieux écrits de l'époque des Lumières, les dialogues sont habités d'une rare fraîcheur. Véritable jeu de paume plein de paraître et de suave intelligence entre les personnages, ils équilibrent l'aspect suranné de l’œuvre par leur ton vif et enlevé et donnent véritablement corps aux personnages. Si les interruptions par Jacques, le maître, ou les convives de l'auberge (qui forcent ainsi l'hôtesse à entrecouper son récit le temps d'accomplir sa besogne) donnent parfois l'impression de perturber le rythme du récit, elles ne sont jamais vaines : leur contenu, subtilement, insidieusement, participe aussi à orienter le jugement du lecteur...

Diderot

En bref : Conte à la fois moral et amoral (à moins qu'il ne soit ni l'un ni l'autre ?) l'Histoire de Madame de la Pommeraye a de nombreux mérites. Outre son style impeccable, ce récit est l'un des premiers à confier un tel rôle à une femme, celui de représenter et venger en son nom le genre féminin dans son entier, exemple initiateur de celle qui s'émancipe à travers ses actes. Une œuvre phare à redécouvrir.

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