jeudi 4 décembre 2025

Un parfum de sang : interview de Maureen Desmailles.


    Il y a quelques semaines de cela, on publiait notre avis sur Les Ensangs, troisième roman de l'autrice Maureen Desmailles, et le premier de ses livres dans le registre des littérature de l'imaginaire. Alors qu'on avait craint un énième roman de vampire tout à fait dispensable, on s'était laissé prendre au jeu de l'intrigue et, surtout, laissé séduire par la plume très évocatrice de l'écrivaine. Cette dernière a accepté de nous accorder une interview afin de répondre à nos (nombreuses) questions. Attentions à ceux qui n'ont pas encore dévoré Les Ensangs, car il y a là quelques spoilers
 
 

 
Pedro Pan Rabbit : Vos précédents ouvrages n'avaient rien à voir avec Les Ensangs, au point qu'on pourrait croire cette histoire tombée de nulle part. Alors, ce livre : évidence secrète ou vraie surprise ?
 
Maureen Desmailles : C'est une bonne question, car elle permet de parler de calendrier éditorial. J'ai commencé à être publiée il y a trois ou quatre ans avec La chasse, sorti chez Thierry Magnier. Avant cela, j'étais déjà en contact avec Slalom et je leur avais soumis un projet sur la base d'un book composé d'extraits et d'écrits de jeunesse. Cela ne s'est finalement pas concrétisé et le projet a évolué jusqu'à devenir La chasse chez Thierry Magnier. Parallèlement, j'avais commencé à parler de ce potentiel récit de vampire à Slalom, mais les éditeurs n'ont pas tous le même processus de sélection ; en la matière, Slalom fonctionne beaucoup avec des pitchs ou des synopsis. Je n'en avais jamais rédigé, alors le temps que j'apprenne à écrire un synopsis correct et que Les Ensangs se concrétise, j'ai eu le temps de rédiger La chasse puis de commencer La candidate. Officiellement, c'est donc mon troisième roman, mais j'ai commencé à y travailler bien avant de finaliser les deux autres. Chez Thierry Magnier, ils font davantage de littérature blanche : ayant débuté avec eux, c'est dans ce registre que je me suis fait connaître dans un premier temps, mais j'avais envie de faire de l'imaginaire dès le départ.
 

 
PPR : Quel est votre avis sur cette littérature dite "de genre" et sur la liberté qu'elle permet ? 
 
MD : En termes de processus éditorial, je me suis sentie libre avec mes deux éditeurs, mais il est vrai que l'imaginaire offre des métaphores merveilleuses pour parler de nombreuses choses de façon moins directe. Ce qui me plaisait avec le vampirisme, c'était d'ouvrir un peu le sens du mot "vampire" et d'aller même chercher dans son sens commun : "être vampirisé par quelque chose ou par quelqu'un". C'était intéressant de travailler ce thème dans ce sens-là, ça permet de traiter la question de l'emprise d'une autre manière que dans la littérature blanche et de s'y autoriser peut-être plus de facéties. Je ne pense pas être moins libre en littérature blanche, mais on n'y compose pas avec les mêmes outils ; a priori, l'éventail des choses possibles parait plus large en littérature de l'imaginaire, mais ce n'est pas parce que c'est plus large que c'est mieux ! J'ai vraiment pris autant de plaisir à écrire en littérature blanche qu'en littérature de genre, mais à ce stade du troisième livre, je suis plus à l'aise avec ce que je fais et mon écriture est plus mûre. Je me sentais prête, par exemple, à travailler avec plusieurs personnages à la fois, des personnages ayant des objectifs différents, des objectifs qui vont s'opposer, etc. alors que je trouvais cela assez difficile et que je n'y étais pas encore prête avec mes eux précédents livres, où il n'y avait pas cette imbrication de personnages et d'enjeux. Cette capacité à mettre en place de nouvelles choses à un moment donné d'un parcours professionnel dépasse pour moi la question du genre de ce qu'on écrit.
 

 
PPR : Les vampires d'Anne Rice semblent constituer une inspiration majeure pour Les Ensangs. Est-ce une exception ou avez-vous été marquée, touchée ou influencée par d'autres récits de vampires "mythiques" ?
 
MD : J'ai découvert les vampires à l'adolescence et c'est vraiment un monstre qui a fait partie de mon identité culturelle car on en voyait alors un peu partout. Curieusement, je n'ai pas lu Twilight à cette époque, même si j'ai vu les films. J'ai eu la chance, très jeune, de voir le film Entretien avec un vampire et c'est devenu une sorte de référence ultime : une fois qu'on connait Lestat, c'est un peu difficile de passer à Edward Cullen – il ne fait pas vraiment le poids. J'y suis revenue plus tard et je m'y suis intéressée pour d'autres raisons. Je me suis également tournée vers les classiques comme le Dracula de Bram Stocker et j'ai lu Carmilla bien plus tard, une fois adulte. J'avais aussi beaucoup aimé, quand j'avais une vingtaine d'années, le travail de Poppy Z. Brite avec Âmes perdues qui m'avait interpellée. Ensuite j'ai lu plusieurs anthologies, dont une avec une nouvelle de Neil Gaiman qui était une relecture vampirique de Blanche-Neige, que j'avais bien aimée. En vrai, je pense que je n'ai pas lu tant de livres de vampires que ça, mais j'ai fait des études de cinéma et j'ai été marquée par de nombreux films comme Morse, le Dracula de Coppola ou le Nosferatu de Herzog. Mes influences viennent donc de médias différents, mais je n'ai pas une connaissance réellement pointue du corpus vampirique ; il y a des tas d'auteurs très connus dans ce registre dans la contre-culture américaine, mais je ne les ai pas lus et c'est vraiment Anne Rice et les sous-textes queer ou sur les relations amoureuses qui ont été fondateurs pour moi.
 


PPR : L'éditeur présente Les Ensangs comme se situant au croisement d'Anne Rice, justement, et de Patrick Süskind. De fait, vous parsemez votre livre de nombreux clins d’œil au Parfum. Quelle place tient ce roman dans votre vie de lectrice ? 
 
MD : C'est un roman que j'aime énormément. Tout d'abord, c'est un roman extrêmement singulier dans le paysage littéraire contemporain – je dis contemporain car ça reste de la littérature du XXe siècle – et c'est le seul roman que j'ai relu plusieurs fois. J'ai relu Entretien avec un vampire, mais je l'ai relu parce que je travaillais sur Les Ensangs et parce que je voulais l'avoir en tête, mais Le Parfum, c'est un des seuls romans que j'ai relus deux ou trois fois spontanément, parce que c'est un roman fou. Ce que j'aime tout particulièrement dans ce roman, c'est la partie où il ne se passe absolument rien : quand Jean-Baptiste Grenouille est entre Paris et Grasse et qu'il vit en forêt dans une espèce de grotte, où il est constamment enivré d'odeurs. Ce passage m'avait déjà marquée à la première lecture et je continue de l'aimer énormément. L'histoire en elle-même est déjà assez folle, mais je réalise de plus en plus que j'aime surtout les univers qui ont une sorte de langage à proprement parler et c'est le cas de la parfumerie. D'ailleurs, même si on va sur le site de Séphora et qu'on va lire les descriptions de parfum, il y a une façon de mettre en langage ce qui, a priori, échappe complètement aux mots dans les odeurs, mais qui dans les fiches descriptives est toujours étonnamment évocateur ; on retrouve aussi ça avec le vin ou avec le thé. Ce que j'ai entendu en allant écouter des interviews de parfumeurs pendant mon travail d'écriture sur Les Ensangs je le retrouve chez Süskind : il est vraiment allé chercher cette langue-là pour décrire les odeurs et il a été un des seuls à le faire au point que cela devienne le principe structurant d'un roman. Il n'a pas d'équivalent en la matière et ce n'est pas un simple livre parmi d'autres.
 
Orchidée vampire, par Macharaology
 
PPR : Relativement à cet univers des parfums, Les Ensangs est écrit dans un style extrêmement sensoriel (voire charnel). Est-ce une approche propre à votre écriture en général ou est-ce quelque chose que vous avez dû mettre au travail pour ce livre en particulier ? 

MD : Un peu des deux, je dirais. Je suis très intéressée par cette idée d'aller chercher tout ce qui touche à la sensation et de l'attraper par le langage : dans mes deux précédents livres, il y a déjà beaucoup de renvois aux odeurs et aux couleurs. Je tricote et je couds, donc ça m'intéresse aussi beaucoup de nommer les teintes, les tissus et les textures, parce que je trouve que ce sont des éléments de description qui sont toujours très parlants ; ils permettent d'incarner quelque chose très concrètement – beaucoup plus que les descriptions physiques. D'ailleurs, même dans les descriptions des protagonistes, j'aime surtout aller chercher la sensation que provoque la découverte du personnage plus que sa dimension physique et à quoi il ressemble, ce qui n'est jamais quelque chose de vraiment très intéressant à mon sens. A moins que décrire le physique soit utile dans l'action et dans l'histoire qu'on raconte, cela ne me stimule pas vraiment. En revanche, qu'on sache l'effet que procure mon personnage, cela m'intéresse beaucoup plus : ce peut être l'effet dans le corps, ce qu'il donne envie de faire ou le type de texture que ça appelle. Il y a déjà quelque chose de cela dans La chasse et La candidate, mais à une échelle un peu moindre, parce qu'on est en littérature blanche et que toute cette sensualité ou sensorialité de l'écriture doit être une sorte de soutien. Dans Les Ensangs, à l'inverse, c'est au centre : c'est à la fois un point de départ pour caractériser le personnage de Charlie et c'est aussi un construit pour les vampires afin de les ramener à l'humanité ; j'étais donc obligée de m'appuyer dessus pour l'écriture. Le défi pour moi était que les odeurs évoquées fassent sens par rapport à la scène, par rapport aux personnages, par rapport à un paysage, là où les odeurs en littérature sont souvent utilisées de manière très poétique (mais alors on ne sait pas vraiment ce que ça sent) ou alors de façon un peu absurde (notamment dans la romance où les hommes sentent toujours le cuir ou le musc !). Je voulais que cela reste crédible et qu'il n'y ait pas de décalage, pour un œil profane, entre les odeurs que je voulais décrire et les types de parfum que je voulais mettre en place.
 

 
PPR : Pour rester dans cette dimension très sensorielle et parfois charnelle, je voulais aborder la scène de transformation en vampire de la narratrice : elle a quelque chose d'hyper érotique, non ?
 
MD : Oui, tout à fait. Ils auraient mieux fait de coucher ensemble, je pense ! (rires)
 
PPR : C'est très intéressant dans le traitement des personnages et dans ce que cela renvoie au lecteur. Lui-même se demande s'ils auraient dû ou non et, d'ailleurs, on en vient à se demander si vous-même vous avez vraiment fait un choix ou si vous êtes restée dans une sorte d'entre-deux ?
 
MD : Tout d'abord, je voulais que ce soit une scène longue car c'est très rarement le cas dans les scènes de transformation en vampire. Même chez Rice, c'est extrêmement rapide : ce sont toujours des moments hors champ, sans qu'on sache ce qui se passe dans le corps. Je voulais un vrai moment pour la transformation de Charlie, qu'il se passe quelque chose et que cela ait un sens. Je l'ai vraiment écrit comme une scène de sexe : les gestes sont très évocateurs, c'est ultra lisible, même si c'est au lecteur ou à la lectrice de le saisir. C'est donc bel et bien écrit comme une scène de sexe, mais pour autant, c'est une catastrophe à tous les points de vue : pour eux deux parce que ce n'est pas la raison pour laquelle ils ont commencé à travailler ensemble, pour Lazlo parce que Charlie prend la place de la personne qu'il aimait le plus au monde, et pour Charlie parce qu'elle voudrait que ce soit quelqu'un d'autre. Et c'est une tragédie pour leur propre sexualité. Il n'y a donc rien qui va dans cette décision qu'ils sont obligés de prendre et cela faisait sens de l'écrire comme ça. Je ne pense pas que j'aurais pu l'écrire autrement au vu de la perspective du roman et de ses thématiques, il me fallait partir de cette métaphore de la morsure dans toute sa symbolique érotique et interroger ce que cela signifiait de mettre ces deux personnages là dans cette situation à ce moment-là du roman, sachant que ce n'est pas quelque chose qu'ils souhaitent. Des romances entre des vampires et de jeunes humaines, il y en a eu plein, mais là ce n'est pas le thème de ce roman. Ici, ce serait une sorte de contresens.
 

 
PPR : Par ailleurs, votre image du vampire n'est pas hyper sexualisée, ce n'est pas un vampire de papier glacé. Le fait que le vampire puisse régresser à l'état de goule est très intéressant : ce n'est pas lisse et cela amène des choses très contrastées dans le rapport au physique. Comment avez-vous travaillé ces dimensions et ces éléments ? 
 
MD : Ça s'est consolidé au fil de l'écriture, car dans le synopsis de départ, il était déjà prévu qu'Alba ait besoin d'un type d'ensang particulier, mais je n'avais pas réfléchi à ce qui lui arrivait concrètement si elle n'y avait pas accès. Dans ma tête, c'était quelque chose dans la veine du female gothic : elle sombrait dans la folie, un peu à la façon de the mad woman in the attic. Ensuite, quand je suis entrée en écriture, j'ai réalisé que ce dont j'avais envie, c'était qu'on ressente que les vampires restaient des créatures dangereuses et monstrueuses, là où le vampire en littérature ado est aujourd'hui trop souvent traité comme une créature merveilleuse. Je voulais qu'on sente que, vivre avec des vampires, c'est pas ouf – même, ça peut être assez dégueu. Se rappeler que ce sont des cadavres. Au départ c'est donc passé par l'allure des vampires lorsqu'ils n'ont pas d'ensangs, par exemple lorsque Lazlo se réveille et qu'il dégage quelque chose d'inquiétant, mais aussi les fois où Charlie dort avec Alba et qu'elle ressemble à une sorte de momie : des détails qui se sont installés progressivement, sans que j'en aie pleinement conscience. La goule est arrivée après. Une fois qu'elle s'est imposée, j'ai poursuivi l'écriture du roman avec cette idée, jusqu'à ce que je décide à la fin du livre de faire d'Alba une sorte de monstre et que ce soit la raison pour laquelle il faut la sauver. Après ça, je suis retournée au début du texte pour ajuster le livre entier en ce sens.
 
 
 
PPR : Pour revenir à la question du non-choix de l'auteur vis-à-vis de certains personnages ou de certains événements de l'intrigue : que doit-on penser de Lazlo ? Pour notre part, malgré tout ce que vous suggérez, on ne parvient pas à le détester vraiment, aussi parce qu'il y a une vraie complexité dans la psychologie des protagonistes, loin de tout manichéisme. Vous ne nous servez pas une réponse rassurante, rapide et facile pour orienter le jugement qu'on doit avoir de lui, même si cela met mal à l'aise.
 
MD : Si vous réussissez à ne pas le considérer comme le pire des enfoirés, alors c'est que j'ai réussi quelque chose (rires). Moi non plus je n'arrive pas à le considérer comme un enfoiré, sinon je l'aurais traité complètement différemment. Je pense que Lazlo essaie de faire de son mieux, comme tous les personnages du livre. Je suis moi-même très intéressée par les personnages un peu "gris", les personnages ambigus, par les romans complexes qui ne donnent pas vraiment de réponses, mais qui interpellent le lecteur sur certaines choses : ce sont des outils plus efficaces, surtout pour aborder des mécanismes comme l'emprise, cela fait des personnages plus réalistes. Dans la vie , il n'y a pas vraiment de bons et de méchants, tout le monde fait un peu comme il peut dans la perspective qui est la sienne. Or, Lazlo est certainement convaincu de faire ce qu'il faut et c'est pour ça que le personnage fonctionne : les réactions qu'il a et même les conneries qu'il fait, il les fait pour une raison qu'il considère être bonne. Pas au sens moral, bien sûr, mais en ce sens que pour s'aider lui-même et pour aider Alba, cela se justifie. Même par rapport à Charlie, il est à la fois le pire et le meilleur qui ait pu lui arriver. Charlie elle aussi est ambiguë dans les choix qu'elle fait ou dans la relation qu'elle tisse avec lui. 
 
 
 
PPR : Finalement, ils sont profondément humains ces monstres...
 
MD : Tout à fait. C'était un peu le défi qu'avec ce personnage monstrueux à plein d'égard, on puisse quand même rester en empathie. Il fallait donner à sentir aux lecteurs et aux lectrices à quel point il est difficile de lui résister.
 
PPR : La question de la fin : on imagine qu'il y a un nouveau texte au travail actuellement ?
 
MD : Oui, je travaille sur deux projets, dont un qui est un peu plus avancé que l'autre. Il s'agit d'un roman illustré à destination des 8 - 10 ans, pour Thierry Magnier. Et puis je vais lancer bientôt l'écriture d'un nouveau roman imaginaire pour un public adolescent. 
 

 
    Un grand merci à Maureen Desmailles d'avoir pris le temps de répondre à nos question. On souhaite à son roman tout le succès qu'il mérite !