Chaque moment, chaque émotion de la vie de Charlie sont marqués par une
odeur. Pour faire de ce don son métier, elle a intégré le prestigieux
Institut International de Parfumerie à Paris. Quand ses parents lui
coupent les vivres, elle craint de devoir y renoncer, mais son talent
attire l'attention d'un professeur. Charismatique, brillant, exigeant,
Lazlo Delafosse va offrir de financer ses études et de devenir son
mentor en échange de son aide dans l'élaboration d'une gamme de parfums
un peu singulière : les Ensangs. Ce que Charlie ignore, c'est que Lazlo
est moins attiré par son odorat que par son sang...
***
On en a lu quelques-uns, des livres sur les vampires : de plaisirs coupables en chefs-d’œuvre du genre, de Dracula à Fascination en passant par Le livre perdu des sortilèges, on a arpenté les territoires littéraires des non-morts et de la bit-lit par brèves incursions de-ci de-là. En picorant. Non parce qu'il ne faut pas abuser des bonnes choses, mais parce que celles-là sont plutôt rares dans un paysage livresque où le thème du buveur de sang, usé jusqu'à la moelle, donne à voir peu de belles surprises. Alors quand Les Ensangs est paru il y a quelques semaines, on s'est dit "Oh non, encore un roman qui prétend réinventer le mythe du vampire", refusant de céder à l'appel de sa superbe couverture illustrée par Micaela Alcaino. Mais on doit bien admettre qu'il y a avait quelque chose dans le résumé qui retenait notre attention, et puis le parcours de l'autrice, aussi, intriguait, peut-être parce que rien dans son Curriculum Literae ne prédisait un roman de vampires. Alors quand l'occasion nous a été donnée de le lire, on s'est dit "Finalement, pourquoi pas"...
Charlène a 19 ans et préfère qu'on l'appelle Charlie. Dotée d'une impressionnante hypersensibilité olfactive depuis l'enfance, sa vie est un parfum constant : multiple, entêtant, envahissant, parfois agressif. Don complexe qui lui permet d'analyser le monde, il la pousse naturellement à entamer des études de parfumerie dans l'école où enseigne le prestigieux Lazlo Delafosse, aux créations aussi obsédantes que mystérieuses. Mais quand Charlie annonce son homosexualité à ses parents, ces derniers décident en représailles de stopper le financement de ses études. Or, l'école de parfumerie est chère – très chère. Alors que tout semble perdu, Lazlo Delafosse propose d'embaucher Charlie pour l'aider à financer son cursus : son hyperosmie est un talent précieux pour le projet sur lequel l'enseignant travaille dans son laboratoire personnel en périphérie de la capitale. Un projet qui dépasse l'entendement et fait basculer Charlie dans une réalité à laquelle elle n'aurait jamais cru si son odorat ne l'avait pas mis sur la piste : celle du sang dont Lazlo fait des parfums, des bougies et des onguents. Un sang qui lui est nécessaire pour vivre, ainsi que la jeune protégée au nom d'Alba qui réside chez lui...
On ne regrette pas d'avoir cédé à la curiosité : Les Ensangs est probablement la plus belle et la plus réussie des histoires de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis très longtemps. Maureen Desmailles, l'autrice, est française : une surprise tant la littérature hexagonale semble bouder les non-morts, un sujet décidément plus anglo-saxon si l'on en croit les publications de ces vingt dernières années (à quelques exceptions près : Coucou Fabrice Colin et Fabien Clavel). En young adult, ensuite, la bit-lit a rarement donné à lire des pépites – et de fait, tout a beaucoup ressemblé pendant très longtemps à du simulacre de Twilight / Fascination, pour le meilleur et surtout pour le pire. Autant dire que le terrain était doublement miné.
Mais voilà, Maureen Desmailles surprend son lecteur comme personne, son postulat de base n'ayant rien de gratuit ou de facile. Outre la soif de sang, ses vampires ont besoin de créations de parfumerie spécifiques afin de garder une apparence humaine, mais aussi leurs souvenirs et tout ce qui constitue leur humanité originelle. Chaque composition – bougie, pot-pourri, encens, onguent, etc. – est donc personnelle et doit être une parfaite évocation de l'individu pour qui elle est créée, sans quoi il risquerait de régresser à l'état de goule monstrueuse et décharnée. L'autrice imagine également un système politique strict et précis propre aux vampires, lequel existe secrètement en parallèle du nôtre, formé en conclaves. Conclaves dont on verra que certains groupes réunis en cénacles indépendants et libertaires tentent d'échapper...
Un univers complet et finement élaboré, ancré dans un réel extrêmement concret que la romancière magnifie d'un style puissant où tout passe par les parfums et le sensoriel, voire le charnel. A travers la narration de l'héroïne qui perçoit le monde au filtre de son hyperosmie, le lecteur est emporté dans une profusion d'effluves, d'émanations et de fragrances diverses qui apportent une dimension unique, faisant presque de cette lecture une expérience à réalité augmentée, tant l'écriture est évocatrice. Rarement on a eu entre les mains un roman de vampires de cette qualité stylistique, quelque part entre la précision scientifique et la poésie. Un plaisir qui nous a rappelé Le livre perdu des sortilèges, où le monde des créatures était raconté en parallèle de la recherche historique, avec une rigueur et un sérieux qui faisaient honneur à la littérature de genre.
Que dire, enfin, des personnages ? On est un peu tombé amoureux de chacun d'entre eux au cours de cette lecture, ce qui explique probablement notre terrible deuil littéraire une fois le livre refermé. Complexes et multiples, les protagonistes pensés par Maureen Desmailles échappent aux stéréotypes un peu simples auxquels nous avait habitué la bit-lit pour ados. Ils sont d'autant plus intéressants que la romancière, qui ne tombe jamais dans le manichéisme, propose des personnages troubles dont on ne sait jamais si on peut leur faire confiance, quand bien même on en meurt d'envie. En diagonale de ce qui aurait donc pu n'être qu'une très bonne histoire de vampires (ce qui n'aurait été déjà pas mal), l'autrice nous parle aussi des mécanismes de l'emprise, qu'ils soient physiques ou psychiques, auxquels le lecteur ne saura résister...
En bref : Très justement présenté comme se situant à mi-chemin entre Anne Rice et Patrick Süskind, Les Ensangs est le plus beau roman de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis longtemps. L'univers, aussi rigoureux scientifiquement qu'il est poétique nous immerge dans un monde d'effluves complexes, à l'image des personnages. Le style, impeccable à tous points de vue, magnifie ce superbe conte d'amour et de mort dont on ne sort pas indemne. Un coup de cœur.
Un grand merci aux éditions Slalom pour cette lecture !

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