dimanche 18 août 2013

L'Historienne et Drakula (tomes 1 et 2) - Elizabeth Kostova.


The Historian, Time Warner Book, 2003 - XO Editions, 2006 - Pocket, 2007.

  Une traque pal­pi­tante à tra­vers l’Europe et l’Histoire qui revi­site, avec brio, la légende du Vampire des Carpates. Un tour de force lit­té­raire.

  En 1972, dans une vieille maison d’Amsterdam, une ado­les­cente explore la biblio­thè­que de son père et tombe par hasard sur un vieux livre relié de cuir d’où dépas­sent des feuillets jaunis. Toutes les pages de l’ouvrage sont vier­ges, à l’excep­tion d’une affreuse gra­vure de dragon dont les ailes déployées sem­blent pro­té­ger une étrange ins­crip­tion : « DRAKULYA ». Pour trom­per sa soli­tude, la jeune fille a la curio­sité de déplier l’un des feuillets. Il s’agit d’une lettre et elle s’ouvre ainsi : « Cher et infor­tuné suc­ces­seur… » Son uni­vers vient de bas­cu­ler… Petit à petit, elle va en effet décou­vrir les secrets de jeu­nesse de son père ainsi que le destin mys­té­rieux de sa mère, aujourd’hui dis­pa­rue. Elle va sur­tout com­pren­dre que tous deux sont liés à l’exis­tence d’une puis­sance malé­fi­que jaillie tout droit des pro­fon­deurs de l’Histoire. Deux géné­ra­tions d’his­to­riens ont en effet déjà risqué leur répu­ta­tion, leur équilibre mental et leur vie à tenter d’élucider la fin tra­gi­que et mys­té­rieuse de Vlad III de Valachie, dit Vlad l’Empaleur ou encore Dracula. Ce que la jeune fille ignore encore, c’est qu’à son tour, et au prix d’une plon­gée aussi angois­sante que ver­ti­gi­neuse dans le passé de ses parents, elle va devoir emprun­ter les traces de ses pré­dé­ces­seurs et tenter de résou­dre cette énigme malé­fi­que. Dès lors, de villes en villes, de monas­tè­res en biblio­thè­ques, de salles d’archi­ves en cryp­tes aban­don­nées, la quête se trans­forme en traque, et len­te­ment, une vérité se dégage de la légende, plus ter­ri­fiante encore. La source du mal aurait-t-elle tra­versé les âges ?


  Elizabeth Kostova, qui n’a jamais oublié les his­toi­res sur le vam­pire des Carpates que lui racontait son père, a mené des recher­ches his­to­ri­ques pen­dant près de dix ans autour de la véri­ta­ble his­toire de Dracula, avant d’écrire L’Historienne et Drakula. Voyage exal­tant à tra­vers toute la vieille Europe, à la fois roman d’aven­tu­res et récit ini­tia­ti­que, L’Historienne et Drakula aborde, au-delà de la légende du célè­bre vam­pire, le pro­blème du ques­tion­ne­ment his­to­ri­que. Pour servir ce récit foi­son­nant et épique, Elizabeth Kostova a conçu une intri­gue impla­ca­ble et une archi­tec­ture roma­nes­que à la fois com­plexe et exi­geante (let­tres, jour­naux inti­mes, conver­sa­tions rap­por­tées, récits dans le récit s’entre­croi­sent dans un subtil jeu de mises en abyme), qui font de ce pre­mier roman un véri­ta­ble tour de force lit­té­raire.

***


    Voilà longtemps que nous avons entendu parler de ce roman, lors de sa sortie il y a environ six ans. Depuis toujours passionné par le mythe de Dracula - l’œuvre de Stocker mais aussi le personnage historique qui l'a inspiré - notre curiosité avait de suite été retenue par cet ouvrage. Puis, la densité du roman nous avait un peu effrayé et nous n'avions pas osé nous essayer. Aujourd'hui, à l'heure où le mythe du vampire est devenu plus commun que jamais dans la littérature populaire – bit lit et sous-culture pop et young adult associée – L'historienne et Drakula pourrait presque se fondre dans la masse des publications de Black Moon et autres ersatz de Twilight, pour peu qu'on ne se penche pas au-delà du titre. Sauf que dans le cas présent, c'est d'Elizabeth Kostova qu'il s'agit : mille fois encensée pour ce roman et également auteure de l'excellent Les voleurs de Cygnes, lu et chroniqué ici-même. Avec plus de dix ans de retard, nous avons donc répondu à l'appel de ce livre devenu un véritable succès critique. Verdict? C'est peu de dire que l'on n'a pas été déçu, car L'historienne et Drakula s'est révélé être un des meilleurs romans lus à ce jour, un véritable coup de cœur.


 Éditions grand format et poche originales.

"En ma qualité d'historienne, je suis bien placé pour savoir que ceux qui remontent le cours de l'Histoire ne survivent pas toujours à ce voyage. Ce n'est pas tant le fait de remonter le temps qui nous met en danger; parfois, il arrive que l'Histoire elle-même nous guette dans l'ombre et nous happe de sa griffe ténébreuse."

  Le récit s'ouvre avec une préface de la narratrice, à la fois d'une telle sobriété et d'une telle profondeur qu'on se plait à la confondre avec l'auteure et à prendre pour argent comptant tout ce qu'elle s'apprête à nous raconter. L'effet est trop difficile à analyser, expliquer ou même restituer, si bien qu'aucun artcile le parviendra jamais à vous en rendre fidèlement compte. Comment dire? Le lecteur est comme touché. La justesse de chaque mot, de chaque phrase, chaque tournure, se fraye un passage jusqu'à nos sentiments les plus sombres et les plus secrets : cette jeune fille a quelque chose de terrible à nous dire, mais aussi de capital. On le sent, on le sait, on y croit fermement. Dès que la première page, il est déjà trop tard pour faire demi-tour malgré ce funeste pressentiment, car nous sommes déjà hypnotisés. L'angoisse qui pointe à l'horizon ne nous fait pas changer d'avis, ni même le subtile frisson qui nous annonce que plonger dans livre sera comme céder à un engrenage diabolique.
 
 
"Un petit savoir est chose dangereuse."
 
 
 Quelques portraits du vrai Vlad Tepes Drakula, le seigneur sanguinaire à l'origine du mythe du vampire.
 

"On ne peut pas appréhender la dimension sociale des hommes sans connaître leur Histoire."


    Et il en va ainsi de tout le reste de ce roman. La narratrice raconte donc cet ouvrage qu'elle découvre par hasard, alors adolescente, dans la bibliothèque de son père Paul. Cet historien, veuf et homme plutôt discret, aurait mis à jour cet antique grimoire du temps de sa jeunesse étudiante : un vieux livre relié, entièrement vierge si ce n'est une gravure centrale représentant un dragon, symbole de Vlad Tepes Drakulya. L'Empaleur, Drakula le seigneur de la guerre qui inspira à Bram Stocker le vampire de la légende. 
    Alors qu'il n'était au départ que peu intéressé par le grimoire, Paul se retrouve comme "poursuivit" par l'objet, qui réapparait sans cesse au travers de son chemin, l'invitant à percer son secret. Ses recherches le plongent bientôt dans une enquête qui tourne à l’obsession : lorsqu'il apprend que son directeur de thèse, l'éminent historien Bartholomé Rossi, a trouvé un grimoire identique dans ses jeunes années, il devient évident qu'un secret gigantesque entoure cette relique de papier. Rossi lui remet le résultats des investigations qu'il mena à travers le monde suite à la découverte du livre, clef de voute qui indiquerait en réalité... l'emplacement de la réelle tombe de Vlad Tepes. Plus encore, Rossi le met en garde: Drakula serait encore en vie, et se lancer à sa recherche revient à signer son propre arrêt de mort. Après ces étranges révélations, le directeur de thèse de Paul disparait mystérieusement, et l'étudiant en Histoire reprend l'enquête où son professeur l'a arrêtée, persuadé qu'en retrouvant la tombe de Drakula, il retrouvera Rossi.
  Lorsque la jeune narratrice apprend cette histoire de la bouche d'un Paul devenu adulte, elle se trouve elle aussi piquée par la curiosité et prise du virus de l'historien. La disparition soudaine de son père semble alors suggérer qu'une menace sourde, issue des tréfonds de l'Histoire, est sur le point de se réveiller. Bien décidée à le retrouver et à mettre fin à cette série de drames et d'énigmes, la jeune fille se lance elle aussi à la recherche de Vlad Tepes.

"Il est indéniable que nous autres historiens sommes fascinés par ce qui est en partie un reflet de nous-mêmes, une facette obscure de notre personnalité que nous tentons peut-être pas à explorer autrement que par l'intermédiaire de l'érudition; il est vrai également que plus nous nous imprégnons du sujet qui nous passionne, plus il devient une partie intégrante de nous-même."

 Éditions espagnole, estonienne,
italienne, et suédoise.

  La sincérité qui frappe le lecteur et le captive autant que si le récit était vrai tient peut-être au fait que l'auteure s'est énormément inspirée de son propre parcours. En effet, de nombreux points coïncident entre la jeunesse d'Elizabeth Kostova, ses propres recherches sur le sujet de Vlad Tepes et le mythe du vampire, et ce que nous raconte sa narratrice. Il y a donc tout à parier pour que l'écrivaine ait couché sur le papier ces ressentis profonds et personnels, qui donnent toute son intensité à ce roman.

  Mais surtout, on sent de solides bases historiques et il n'est pas surprenant qu'elle ait effectué plus de dix ans de recherches pour écrire ce livre : plus qu'un foisonnement culturel, L'Historienne et Drakula servirait à lui-seul de thèse universitaire, la fiction en plus. Au travers de multiples voix, portées par des personnes, des époques et des supports différents enchâssés les uns dans les autres, on s'offre en l'espace de presque mille pages un tour de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est, une visite guidée ensorcelante et presque effrayante de leurs mythes, légendes et Histoire médiévale. Religion, Sociologie, Anthropologie, Arts... The Historian semble brasser tout ce qui touche de près ou de loin à Drakula mais jamais de façon trop académique ou approximative. Conte étrange et érudit, l'Historienne et Drakula remonte aux sources des légendes du vampirisme, évoquant ses multiples aspects d'une culture à l'autre et selon les époques, en même temps qu'il dresse un portrait on ne peut plus pointilleux de Vlad Tepes. Entre l'homme sanguinaire et le vampire fictif, le Drakula d'Elizabeth Kostova se présente comme une éminence grise. Il est une brume qui plane en toile de fond, qui hante chaque personnage, tire les ficelles depuis une zone d'ombre secrète mais sans jamais intervenir directement. Cette absence furieusement présente est bien sûr un clin d’œil à l'oeuvre de Stoker où le vampire, pourtant le personnage principal, est le seul qui n'a jamais la parole.

  Lentement, insidieusement, Elizabeth Kostova glisse ça et là des éléments qui défient toute raison ou forme de science. Mais le tout est amené avec une telle logique et un tel talent de conteuse que le lecteur se laisse emporter. Il se laisse aller à y croire dur comme fer et se prend au jeu avec un plaisir presque jubilatoire.


"La vie a plus de saveur et d'éclat quand on ne rumine pas sans nécessité des horreurs. Comme vous le savez, l'histoire de l'humanité est remplie d'atrocités, et sans doute devrions-nous verser des larmes sur ces crimes plutôt que de les contempler avec fascination."


Valachie, Carpathes, Roumanie, Turquie... 
autant de lieux historiques entre Orient et Occident traversés par le roman au cours d'un périple riche et haletant !


  Véritable coup de cœur comme on n'en avait pas lu depuis longtemps, L'Historienne et Drakula est très certainement l'un des meilleurs romans de ce siècle, un chef-d’œuvre dont on comprend qu'il soit devenu un best-seller et qu'il ait été couronné de nombreux prix. Cela vaut pour les deux opus existants dans l'Hexagone, le roman étant en réalité indivisible : à l'origine, The Historian a été publié en version originale en un volume unique, séparé en deux tomes distincts lors de sa traduction française (la seule raison semble être la densité du texte). 
 
Elizabeth Kostova
 
 
  "Une des pires épreuves qui soient au monde, c'est de voir le visage d'un être cher déformé par la mort, la déchéance ou la maladie. Ces visages bien-aimés deviennent des monstres de l'espèce la plus terrifiante qui soit - vision atroce et insoutenable."
 
 
En bref : un périple haletant à travers l'Histoire et les mythes horrifiques de la Vielle Europe, le tout dans un thriller gothique et érudit qui se veut un foisonnement culturel magnétique et addictif. Un page-turner hypnotique et intelligent qui force l'admiration.



Et pour aller plus loin...
 
Petit plus pour ceux qui veulent se lancer à la recherche du tombeau de Drakula et poursuivre la plongée dans l'univers instauré par E.Kostova, le site "A la poursuite de Dracula", bourré de références historiques et d'informations alléchantes!

3 commentaires:

  1. Pour une fois, je trouve que les couvertures françaises sont bien meilleures que les autres ! Je n'ai qu'à les regarder pour être happée dans l'univers de l'Historienne et Drakula :) elles représentent tellement bien l'ambiance du livre !
    En tout cas, tu nous a encore écrit un super article, tu as réussi à mettre sur papier tout ce que j'ai ressenti en lisant ce livre mais que je n'aurais jamais réussi à décrire. Bravo =)

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    1. Je suis d'accord pour les couvertures! Quoi que j'aime assez la couverture anglaise où l'on voit le portrait de dracula à l'horizontal =). Ce livre restera parmi l'un de mes favoris, je te recommande vraiment de lire "malediction de sang", de Celia Rees: on y retrouve une atmosphère très proche, version lectorat jeunesse.
      Merci pour ton appréciation de mon article, j'espère vraiment avoir réussi à restituer l'excellente impression qu'il m'a laissé et l'étrange et hypnotisant pouvoir d'attraction qu'il a exercé sur moi! =D

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  2. C'est vrai qu'elle n'est pas mal non plus !
    Oui j'ai lu ton article sur ce livre, du coup j'avais déjà prévu de le lire :)
    Je trouve que tu t'en es très bien sorti, j'ai presque eu l'impression de "revivre" le roman en te lisant ^^

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