dimanche 29 novembre 2020

Cendrillon et moi - Danielle Teller.

All the ever afters ; the untold story of Cinderella's Stepmother
, William Morrow, 2018 - Editions Denoël (trad. d'A.Coussy), 2019 - Pocket, 2020.

    C’est la marâtre la plus détestée de l’Histoire, celle dont on parle pour faire peur aux enfants désobéissants. Mais qui savait que la belle-mère de Cendrillon s’appelle en réalité Agnès, qu’elle a passé sa jeunesse à trimer comme bonne à tout faire, qu’elle a dû se battre comme une lionne pour accéder à un monde qui n’est pas le sien, que son époux est alcoolique et que sa belle-fille, petite princesse aux petons si délicats, est en réalité fort capricieuse? Agnès n’en peut plus des sornettes autour des pantoufles, des princes charmants et des citrouilles. Elle est bien décidée à rétablir la vérité, quitte à égratigner quelque peu la version officielle.

    Une réécriture ingénieuse et jubilatoire du célèbre conte, qui réussit l’exploit de nous faire aimer un personnage détesté.
 
***
 
     Sorti en France chez Denoël en toute discrétion l'an dernier et en poche chez Pocket il y a quelques semaines, Cendrillon et moi (sous-titré La belle-mère parle enfin) est le premier roman de l'auteure canadienne Danielle Teller. Reconnaissons que le titre, peu convaincant, laisse davantage imaginer une réinterprétation parodique qu'une réécriture vraiment intéressante ; en cela, nous lui préférons le titre en VO All the ever afters (qui n'est pas sans évoquer le film Ever After / A tout jamais de 1999, brillante réinvention du conte de Perrault dans le contexte de la Renaissance française). Les couvertures des éditions grand format et poche ne rendent pas tout à fait compte du contenu et induisent le potentiel lecteur en erreur car, sachez le, ce livre vaut mieux que son titre et sa couverture...
 

"L'élégance recommande de sous-entendre les vilenies plutôt que de les formuler explicitement."

    L'histoire se situe en Angleterre, à une époque que les détails glissés ça et là nous indiquent comme étant très certainement la Renaissance. Lady Agnès et ses deux filles Charlotte et Matilda ont l'immense chance de vivre à la cour depuis que sa belle-fille, Elfida, a épousé le prince. Depuis cette union, des rumeurs ne cessent de courir sur les origines d'Elfida et sur son histoire familiale : on raconte qu'Agnès l'aurait traitée comme une souillon pendant des années et que ses deux demi-sœurs étaient passablement affreuses avec elle. On raconte que sa marraine, abbesse influente, aurait joué les dames marieuses en introduisant sa filleule au bal royale après avoir - absurdités! - changé par magie ses haillons en robe somptueuse et une citrouille en carrosse! Quant à la légende des souliers de verre, ce n'est que pure extrapolation de l'imaginaire collectif, dans lequel Agnès n'est autre que "la vilaine marâtre". De bruits de couloir en insinuation piquantes, Agnès sent bien qu'on lui attribue un rôle construit de toutes pièces... et décide de raconter son histoire. Son enfance miséreuse comme domestique, sa lutte pour exister en tant que femme indépendante, sa gravitation dans l'échelle sociale... tout ce que les gens qui aimeraient qu'on les endorme d'histoire de fées et de princesse préféreraient ignorer.

Soulier en verre soufflé mode Renaissance

    S'il est difficile de ne pas comparer l'entreprise de Danielle Teller de réécrire Cendrillon en version historique au brillant Confessions of an ugly stepsister (Les petites sorcières) de Gregory Maguire, Cendrillon et moi reste une bonne surprise. Admettons cependant que même si le propos diffère des éléments centraux de son aîné, quelques points communs nous sautent au yeux : l'époque est sensiblement la même (quoi qu'antérieure dans le livre de D.Teller si l'on en juge par la description des vêtures) et les rumeurs de Changelings (bébé échangés par les fées, un des principaux ressorts du roman de Maguire) occupent une certaine place. Cendrillon et moi est loin d'atteindre la finesse de plume et la richesse psychologique de Confessions of an ugly stepsiter, mais D.Teller réussit cependant à nous embarquer dans l'odyssée d'une vie qui remporte notre intérêt.

Ancienne illustration pour le Cendrillon de Perrault.

"Les hommes se persuadent que les belles femmes sont pourvues de vertu et de moralité, alors qu'aucune vertu n'est assez grande pour embellir un laideron."

    Pour cela, elle imagine à cette marâtre, Agnès, un passé bien plus triste que le laisse à penser le personnage froid du conte que l'on connait, et que la rumeur entretient dans son intrigue (et dans laquelle elle s'amuse, par une audacieuse mise en abyme, à suggérer comment le conte s'est écrit sur la base de faits que la légende urbaine aurait transformés). Au fur et à mesure que l'on suit le récit de son enfance puis de sa vie de jeune fille devenue trop rapidement celle d'une jeune mère, on constate à quelle point elle était elle-même, et bien avant sa belle fille, une "Cendrillon" (les première pages, au cours desquelles la toute jeune Agnès perd son soulier en allant proposer ses services comme lingère dans une grande maison, y font d'ailleurs une allusion évidente). Sauf que plutôt que d'attendre en vain l'aide providentielle d'une bonne fée ou d'un prince charmant, Agnès, elle, a dû lutter dans un monde masculin pour tenter d'exister en tant que femme accomplie, et ce malgré ses propres origines sociales.

Angelica Huston en marâtre dans A tout jamais.

    Outre le propos furieusement actuel de la place de la femme (même si on le perd un peu de vue par moment), le lecteur s'amuse des éléments qui, progressivement, annoncent ceux du conte original. Danielle Teller réinvente pour cela tout un univers au sein du quel elle redistribue pertinemment les rôles, faisant de sa galerie de personnages un véritable système où les relations qui se tissent auront des impacts décisifs sur ce que retiendra la légende (notamment dans la relation complexe qu'Agnès entretient depuis sa jeunesse avec l'abbesse Elfida, dont le conte fera la "bonne" fée de Cendrillon). Si l'on aurait apprécié découvrir une marâtre peut-être un peu moins douce que ne l'est finalement Agnès sous la plume de D.Teller (il aurait été plus grisant pour le lecteur, mais aussi plus complexe pour l'auteure, d'imaginer un personnage gardant toute sa noirceur originale en lui trouvant des circonstances atténuantes), reconnaissons qu'elle renverse habilement la structure manichéenne du célèbre conte.
 
Un bal à la Renaissance.
 
"Les histoires que l'on se raconte exercent un si grand pouvoir sur nous."
 
En bref : S'il n'égale pas Confessions of an ugly stepsister / Les petites sorcières de Gregory Maguire, Cendrillon et moi est une honorable réécriture du conte de Cendrillon du point de vue de la marâtre. Le contexte historique est plutôt bien restitué et on se prend d'affection pour cette femme qui tente de gagner sa liberté dans une époque peu favorable à l'émancipation féminine.
 
 
Et pour aller plus loin...

 
 

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