jeudi 3 novembre 2022

L'étonnante famille Appenzell - S.Perez (texte) & B.Lacombe (illustrations).

Editions Margot, 2020.
 
    "Ma grand-mère se nommait Eugénie. Eugénie Appenzell. D'elle, je tiens mes longs cheveux bouclés et, dit-on, mon caractère bien trempé. Peu de jours avant ma naissance, grand-mère Eugénie quitta les siens. En héritage, elle me laissa une boîte remplie de photographies et de lettres. "Pour que tu connaisses ta famille", m'avait-elle écrit. Durant des années, j'ai démêlé les liens et les intrigues qui unissent ces personnes extraordinaires. J'ai pleuré et j'ai ri... Aujourd'hui, je vous livre leur histoire. Mon histoire. Celle de l'étonnante famille Appenzell..." La vraie monstruosité n'est pas celle qui se voit. D'une union maudite naquirent des êtres singuliers. Voici leur histoire ; leurs joies, leurs peines. Découvrez le destin d'une famille réellement extraordinaire.

***

    Difficile de passer un Halloween sans ouvrir un ouvrage illustré par Benjamin Lacombe : héritier spirituel de Tim Burton et Marc Ryden, cousin éloigné de Nicoletta Ceccoli et neveu artistique de Guillermo del Toro, l'artiste a conquis le monde littéraire depuis une quinzaine d'années avec ses albums au charme étrange et délicieusement inquiétant. A l'occasion de la thématique "Famille extraordinaire" explorée cette année par le Challenge Halloween, L'étonnante Famille Appenzell méritait bien un article...
 

    L'ouvrage se démarque d'emblée par sa dimension livre-objet : dès la couverture finement travaillée et avant même d'ouvrir l'album, on comprend que le fond et la forme vont se confondre. Similicuir embossé de volutes et d'arabesques encadrant une vraie-fausse photo de famille sépia et papier marbré en trompe-l’œil (sans mauvais jeu de mot, vous vérifierez par vous-même) donnent le ton. Ce que les deux artistes-auteurs nous offrent là, c'est un merveilleux fac-similé d'album photos comme on en trouvait dans chaque famille au XIXème siècle, objet du souvenir des vivants et des morts.
 

    Ce très bel écrin est introduit par une citation de Victor Hugo qui donne à réfléchir : "Le prodige et le monstre ont les mêmes racines". B.Lacombe et S.Perez plantent ainsi les fondations de leur ouvrage, dont l'intérêt ne sera pas seulement esthétique. La réflexion se construit ensuite en filigrane de l'album et d'une vaste galerie de portraits rassemblés par la petite dernière des Appenzell,Victoria, désireuse de transmettre les bribes qu'elle a pu rassembler de son histoire familiale par les éminents membres qui en ont constitué les ramifications.


    Par "éminents", on pourrait entendre "célèbres". "Marquants" serait plus approprié : tous les Appenzell depuis Charles, né au milieu des années 1800, sont... des monstres. Visages défigurés, cornes, branchies, taille gigantesque, membres en plus ou en moins, pilosité démesurée ; monstres à faire peur ou monstres de foire, mais monstres à travers les yeux des autres, surtout. Connaissez-vous la racine étymologique du mot "monstre" ? Tout simplement : "montrer, ce qui montre" ; la figure du monstre n'est pas tant dans le visage des premiers concernés que dans le regard d'autrui, et dans ce que cela révèle d'une société. Cette idée est au centre du message que souhaitent délivrer les deux auteurs qui dédicacent le livre "A tous ceux qui de tout temps ont été opprimés en raison de leur différence, de leur préférence ou de leur naissance".


    D'un portrait à l'autre et d'affiches en photographies, Victoria retrace le parcours des Appenzell à travers les années, entre petite et grande histoire. Chaque personnage est présenté par une courte biographie, volontairement lapidaire comme le sont parfois les bribes d'existence qu'on nous transmet de tel ou tel aïeul. Chaque texte suffit cependant à retenir notre attention et susciter notre curiosité. Progressivement, les embûches rencontrées par cette famille permettent de sortir de la fiction et de rappeler à quel point la différence a pu, de tout temps, se trouver maltraitée. Les événements de 39-45, notamment, invitent à poursuivre la réflexion sur le vrai visage de la monstruosité.
 

    Visuellement, c'est également un sans faute : Benjamin Lacombe semble se perfectionner d'année en année. Sa maîtrise du flou, qu'on avait découvert dans son Alice au pays des merveilles paru en 2015, trouve à s'exprimer dans la création de vraies-fausses photographies sépia dont on croirait qu'elles sont de vrais daguerréotypes (avec une mention spéciale pour les clichés post-mortem, criants de réalisme). Les techniques et les styles se diversifient lorsque, entre deux pages, on trouve une affiche de théâtre ou de concert magnifiquement aquarellée ou un portrait qu'on croirait réellement peint à l'huile pour être suspendu au-dessus d'une cheminée.
 

    Si le véritable sujet de l'album a une réelle profondeur, les auteurs ne s'interdisent pas quelques clins d’œil et références qui parleront aux amateurs de monstres et de pop culture. Charles Appenzell, avec son sac en cuir sur la tête, nous évoque l'enfant du film L'orphelinat, produit par G. del Toro ; Edgard Cornut-Appenzell, avec son teint pâle, ses cheveux en bataille et ses doigts interminables, est un sosie d'Edward aux mains d'argent ; Blanche Cornut ressemble à s'y méprendre à Morticia Addams (et pour cause, il s'agit initialement d'un fan art réalisé par Benjamin Lacombe). Enfin, le tout n'est pas sans évoquer le concept de Miss Peregrine et les enfants particuliers de Ransom Riggs. Pour ce qui est des autres easter eggs, on vous laisse le plaisir de les découvrir...


En bref : Un très bel objet-livre conçu comme le fac-similé d'un vieil album de photos de famille tout droit sorti du XIXème siècle. Composés de nombreuses illustrations imitant à la perfection d'anciens daguerréotypes, cet ouvrage à la dimension artistique incontestable propose aussi une pertinente et touchante réflexion sur la monstruosité. Magnifique.

5 commentaires:

  1. Ouah tout simplement magnifique...toute une merveille cet album....

    RépondreSupprimer
  2. J'aurais aimé le trouver à la médiathèque mais il n'y était pas. :( Les livres de Benjamin Lacombe sont superbes. J'en ai quelques uns à la maison, c'est toujours un plaisir à feuilleter. :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, toujours un régal pour les yeux. Il a un coup de crayon on aime admirer et avoir à portée de main dans sa bibliothèque :)

      Supprimer
  3. Découvert ce jour à la médiathèque…je l’ai lu avant et fini avant d’avoir à l’emprunter

    RépondreSupprimer