dimanche 23 juin 2024

La fille de Lake Placid - Marie Charrel.

Éditions Les Pérégrines, coll. "Les Audacieuses", 2024.

    « Comme les créatures nyctalopes, Lana sait voir au cœur de la nuit ce qui échappe aux autres. La fête discrète qui, pour peu que l’on sache la distinguer, se tient dans l’obscurité. Elle transforme le secret des heures sombres en or. Lana est une grande poétesse, mais pas seulement : c’est une alchimiste. ».
    1996 : au retour d’une de leurs escapades nocturnes dans les bois de Lake Placid, Elizabeth et son ami Parker font une étrange rencontre. Alors qu’elle grandit hantée par cette vision, la jeune fille découvre son don pour la poésie et la musique.
    2019 : Lana Del Rey tente d’approcher son idole Joan Baez, la mythique reine du folk qui vit retirée au cœur de la forêt californienne, pour la convaincre de chanter avec elle lors de son prochain concert.
    Au croisement de ces temporalités surgit une Lana Del Rey fascinante, irréductible aux clichés que l’on a voulu lui accoler. De sa plume inventive, Marie Charrel nous entraîne dans l’univers onirique de deux grandes artistes portant au cœur la nostalgie d’un rêve américain impossible et brisé.
 
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     Voilà un pitch qui avait de quoi retenir notre attention : un roman mettant en scène la queen Lana Del Rey, icône insaisissable d'une musique au croisement des genres. Concept aussi prometteur qu'audacieux, comme le suggère le nom de la collection dans laquelle il est paru en janvier 2024 : Les Audacieuses. Ce label des éditions Les Pérégrines ambitionne en effet de faire raconter par des autrices la vie romancée de leurs héroïnes historiques. Marie Charrel, journaliste, romancière et essayiste française notamment applaudie en 2023 pour Les mangeurs de nuit, approchée par Les Pérégrines afin de proposer un titre à cette collection aux belles couvertures irisées, n'a pas longtemps hésité avant de suggérer le nom de Lana del Rey, à son sens une artiste audacieuse à bien des égards.
 
Lake Placid, ville natale de Lana.
 
 "Ce midi, un peu plus que les autres, la mélancolie lui tombe déjà sur les épaules, fardeau doux et lourd dont elle n'est pas certaine de comprendre l'origine. Est-ce simplement qu'elle n'est pas née à la bonne époque ?" 
 
    Lake Placid, état de New-York, années 90 : la petite Elizabeth Grant s'échappe toutes les nuits de la demeure familiale pour s'enfoncer dans la forêt. Elle y retrouve son ami Parker, un nain avec qui elle rêve de poésie et de jours meilleurs. Alors qu'ils regagnent leurs maisons au lever du soleil, ils tombent nez à nez avec une femme étrange, qui déambule l'air hagard, le visage barbouillé de sang en marmonnant des paroles sans queue ni tête : "Why are we here ?". Des années plus tard, au sommet de son art et de son succès, Lana del Rey se souvient de la petite fille qu'elle était, restée depuis cette rencontre étrange obnubilée par cette apparition qui a nourri toutes ces années d'écriture et de création. A la question, lancinante, qui lui martèle le crâne depuis plus de vingt ans, Lana espère trouver réponse dans son nouveau projet : rencontrer la mythique et talentueuse Joan Baez afin de lui proposer un duo.
 
 
"L'aura sulfureuse de vamp gothique qu'elle a tissée pour se protéger est trop souvent prise au premier degré. Telle est la malédiction des femmes un peu trop belles et suffisamment malignes pour se servir de cet atout comme d'une arme. On pardonne l'ingénuité et la bêtise aux créatures de rêve, pas l'intelligence."

    Qu'on se le dise, La fille de Lake Placid n'est pas une biographie de Lana del Rey et c'est tout juste si l'on peut le qualifier de roman biographique. A l'image des autres publications de la collection Les Audacieuses, il s'agit davantage d'une relecture de sa vie par le truchement de la fiction. Marie Charrel ne dément pas avoir puisé dans des événements tout-à-fait véridiques pour ce qui est des grands temps forts du parcours de l'artiste, mais la chair fictive qu'elle met sur le squelette des éléments connus relève surtout du conte, de la fable.
 
"Je crois que les artistes doivent vivre légèrement au-dessus d'eux-mêmes s'ils veulent parvenir à transmettre un morceau du paradis."
 
Lana et Joan Baez.

"Il y avait en elle plus de douleurs et de fantômes que son jeune âge ne le laissait paraître."

    Désireuse de raconter la poétesse avant la chanteuse (Lana del Rey s'est fait connaître pour ses chansons, mais elle a toujours écrit de la poésie, et a d'ailleurs publié un recueil en 2022), Marie Charrel s'imprègne de la sensibilité de ses textes et des nombreux univers qu'elle a créés pour broder un scénario, onirique dans son fond comme dans sa forme, dont Lana et ses multiples visages sont les héroïnes. Multiples car, comme le plait à rappeler l'autrice à travers les prénoms et pseudonymes successifs de la star américaine, il y a eu entre Elizabeth et Lana plusieurs identités synonymes d'autant de styles différents, d'inspirations contrariées dont les transitions de l'une à l'autre relèvent presque de la mutation fantastique.
 

"Elle porte suffisamment de vies en elle pour tenir jusqu'à la fin des temps."

    Ces différentes étapes, le lecteur les suit au gré d'un jeu d'aller et retour dans le temps : la petite Elizabeth d'autrefois qui grandit et se cherche d'un côté, et la Lana d'aujourd'hui qui se trouve à travers le regard de Joan Baez de l'autre. Inspirés de la rencontre réelle entre les deux chanteuses et de leur duo en 2019 sur "Diamonds and Rust", les épisodes qui se déroulent au présent sont ancrés dans le plus profond réalisme, là où toute l'enfance de Lana/Elizabeth est une plongée totale dans la filmographie de David Lynch. S'amusant de l'inquiétante étrangeté propre à l'univers du réalisateur, Marie Charrel réinvente la jeunesse de la chanteuse par son filtre fantasmagorique. Lana del Rey étant une création on ne peut plus lynchienne, il fallait bien imaginer d'où Elizabeth Grant avait puisé l'inspiration pour composer son double scénique : l'autrice dresse ainsi un tableau où le mystère le dispute à l'effroi, où l'on croise une femme qui parle à sa buche et un nain comme échappés d'un épisode de Twin Peaks, entre autres clins d’œil que les fans reconnaîtront. L'apparition de cette femme barbouillée de sang, qui avait également inspiré Christophe Lambert pour son excellent Si tu vois le Wendigo, est par ailleurs un événement vécu enfant par David Lynch et qui a profondément marqué son cinéma.
 
Lana et son hommage à David Lynch, Blue Velvet, 2013.

"Elle sait toujours quoi dire, quoi faire, tel est le privilège des personnages de fiction."

    La plume de Marie Charrel pioche dans les chansons de Lana comme dans ses poésies de quoi forger sa narration, donnant parfois lieu à des envolées lyriques particulièrement inspirantes. Il est dommage que le style, cependant trop marqué par les superlatifs qui s'imposent avec pertes et fracas dès lors que Lana entre en scène, alourdisse le tout et lui donne trop souvent un côté factice, fabriqué. On regrette également un rythme un peu décousu et une plume qui, à quelques trop rares exceptions, résume et décrit davantage qu'elle ne raconte – pour paraphraser Chekhov, trop de "tell", pas assez de "show". C'est qu'il n'est pas aisé d'aborder un sujet aussi américain que Lana del Rey avec une prose aussi française.
 
Lana del Rey, peinte par Joan Baez en 2019.
 
"Ceux qui la conspuent voient dans ses paroles une glamourisation de la violence faite aux femmes. Elle n'a jamais compris ce procès. Il est injuste. Ne voient-ils donc pas que ses textes sont au contraire sa façon à elle de se réapproprier ce qu'elle et tant d'autres ont vécu, de faire à nouveau sien ce corps objet de tant de fantasmes qu'il pourrait facilement lui échapper ? D'exposer ses fragilités, aussi. D'être la voix de toutes les dames écarlates, de toutes les desperate housewives gâchant leur vie à préserver les apparences tandis que dans leurs intérieurs cosy elles meurent à petit feu, étouffées par un déguisement que d'autres ont taillé pour elles (...). Elle parle pour toutes celles qu'on refuse de croire parce qu'on pense qu'elles méritent ce qu'elles ont subi."
 
En bref : Concept aussi audacieux que séduisant, La fille de Lake Placid propose de raconter une Lana del Rey au croisement du fictif et du réel. En imaginant l'artiste sous les traits d'une héroïne lynchienne dans une Amérique digne d'un roman de Jeffrey Eugenides, la romancière Marie Charrel donne à lire un petit OVNI littéraire qui se joue de la frontière entre fable et biographie. Si l'écriture n'y est pas tout-à-fait malgré de beaux passages, ce titre mérite le détour ne serait-ce que pour sa singularité et pour ses portraits de femmes inspirants, au-delà des clichés.

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