Une chercheuse craignant de devenir folle mène une enquête pour
tenter de rompre le silence qui entoure la maladie de son
arrière-grand-mère Élisabeth, dite Betsy, diagnostiquée schizophrène
dans les années 1950. La narratrice ne dispose, sur cette femme morte
avant sa naissance, que de quelques légendes familiales dont les récits
fluctuent. Une vieille dame coquette qui aimait nager, bonnet de bain en
caoutchouc et saut façon grenouille, dans la piscine de la propriété de
vacances. Une grand-mère avec une cavité de chaque côté du front qui
accusait son petit-fils de la regarder nue à travers les murs. Une
maison qui prend feu. Des grossesses non désirées. C’est à peu près
tout. Les enfants d’Élisabeth ne parlent jamais de leur mère entre eux
et ils n’en parlent pas à leurs enfants qui n’en parlent pas à leurs
petits-enfants. “C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était
un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet.”
Mon vrai nom est Elisabeth est un premier livre poignant à
la lisière de différents genres : l’enquête familiale, le récit de soi,
le road-trip, l’essai. À travers la voix de la narratrice, les archives
et les entretiens, se déploient différentes histoires, celles du poids
de l’hérédité, des violences faites aux femmes, de la psychiatrie du XXe siècle, d’une famille nombreuse et bourgeoise renfermant son lot de secrets.
***
Considéré comme le livre-événement de l'année 2025, encensé par la critique et déjà couronné de plusieurs prix littéraires, Mon vrai nom est Élisabeth est de ces lectures qui ne laissent pas indemne. La preuve : il nous aura fallu plus de trois mois pour rédiger cette chronique, le temps nécessaire pour que l'histoire de Betsy infuse puis se digère, que le tumulte qu'elle provoque s'apaise afin d'en parler, nous l'espérons, suffisamment bien.
"Est-ce cela, le sentiment d'une dette de mémoire?
Suis-je la seule à l'entendre, ce cri qui me déchire les tympans alors que je remonte les allées encombrées, pressée entre les rangées
d'étagères ? N'est-ce qu'une élucubration de ma conscience, le fruit de ma terreur de l'oubli, de l'ensevelissement, de la disparition?
Ces rayonnages d'archives compriment mon thorax comme autant de petites stèles qui finissent par former ensemble un rocher, une péninsule, une montagne, un sommet."
Suis-je la seule à l'entendre, ce cri qui me déchire les tympans alors que je remonte les allées encombrées, pressée entre les rangées
d'étagères ? N'est-ce qu'une élucubration de ma conscience, le fruit de ma terreur de l'oubli, de l'ensevelissement, de la disparition?
Ces rayonnages d'archives compriment mon thorax comme autant de petites stèles qui finissent par former ensemble un rocher, une péninsule, une montagne, un sommet."
L'autrice, Adèle Yon, est à la fois narratrice et protagoniste de son récit. Celui-là, ni tout à fait roman, ni tout à fait autobiographie, raconte au croisement des genres et des registres l'enquête menée sur son arrière-grand-mère Betsy (de son vrai nom Élisabeth), internée pour schizophrénie au début du siècle dernier. C'est lorsqu'elle est étudiante en école de cinéma qu'Adèle Yon début ses investigations : elle projette de rédiger une thèse sur la thématique du double-fantôme à l'écran : Rebecca, Jane Eyre, Laura, Vertigo, Dragonwyck, Obsession... – des œuvres qui confrontent une jeune héroïne au fantôme obsédant d'une autre femme afin de (re)devenir maîtresse de son destin. La lubie de l'autrice (qu'on devine rapidement poussée par quelque mécanisme inconscient) résonne bientôt avec ses propres démons : le souvenir étouffé, dissimulé, voire invisibilisé d’Élisabeth, qui continue de hanter toutes les femmes de la famille, les menaçant de cette certitude qu'un jour prochain, elles deviendront folles.
"Est-ce qu'on meurt de ne plus croire aux histoires avec lesquelles on s'est construit ?"
Le suicide d'un grand-oncle et la crainte de basculer à son tour dans la schizophrénie vont convaincre Adèle Yon de questionner son entourage et de s'éloigner des réponses toutes faites pour creuser, encore et encore, le sillon de la vérité. Lever le suaire dont s'est drapé le fantôme de Betsy pour, d'une part, rendre sa dignité à Élisabeth et, d'autre part, conjurer la malédiction familiale dont tous ses aïeux sont les malheureux responsables à force de peurs et de secrets.
"Il est des établissements qui sont comme des familles et des familles
qui sont des établissements. Des établissements qui sont des familles,
je n’y crois pas trop, par contre des familles qui sont des
établissements, ça j’y crois beaucoup. Des familles où une organisation
est faite en dehors de l’affect. Des mécanismes d’autorité, des valeurs
bourgeoises où l’émotion, la parole, n’ont aucune place..."
Dans le prolongement de sa thèse, c'est donc davantage une recherche scientifique que mène l'autrice plus qu'elle ne rédige une roman à proprement parler. Selon les besoins qu'exige son enquête, elle passe de la narration à l'entretien, emprunte à la sociologie autant qu'à la psychanalyse et, lorsqu'un gouffre entre les souvenirs et les spéculations persiste, elle se fait archiviste pour le combler. Véritable OVNI du genre, Mon vrai nom est Élisabeth est un patchwork de fragments issus de sources et d'origines aussi diverses que variées : extraits de correspondances exhumées du grenier, copiés-collés de textos échangés avec les membres de sa famille, extraits de journaux, retranscriptions d'entretiens directifs, encarts de presse et publicités... La forme s'adapte dès que l'autrice change de support, diversifiant typographies et mises en page qui accrochent l’œil et redoublent l'intérêt du lecteur.
"Je suis très prudente sur le fait de réinterpréter les choses. Je crois
que quand on s’approche de trop près des histoires–c’est un peu le même
problème en psychanalyse.–on déterre des choses qui n’étaient pas
forcément importantes, mais qui prennent soudain des dimensions
fondamentales, comme si tout s’y était joué."
Il ressort de ce foisonnement une étrange sensation de vertige, vertige qui s'accentue plus encore face aux témoignages récoltés par Adèle Yon. Jamais elle ne décrypte ni n'analyse les entretiens retranscrits : elle se contente de les livrer tels quels aux lecteurs. Les plus perspicaces d'entre-eux ou bien ceux familiers d'approche transgénérationnelle ou de psychanalyse auront tôt fait de percevoir l'inquiétante étrangeté qui se dégage de certains propos recueillis, de même que les indices qui s'expriment au détour d'une parole ou d'une autre. Une nouvelle vérité se dessine peu à peu, plus complexe et plus sournoise que celle de l'aïeule folle et de son mari bienveillant contraint de l'interner pour son bien. Une vérité qui finira par dépasser l'histoire de ce couple et qu'il faudra débusquer bien plus loin encore. Comme autant de traces d'une mémoire fossile, cette histoire transparait en filigrane des discours, au corps défendant des membres de la famille qui se sont prêtés au jeu des questions et des réponses.
"Ainsi, à la suite d'une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en
fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler
l'ordre."
De l'intimité d'une famille corsetée par le silence aux archives de l'institution psychiatrique où avait séjourné Élisabeth, Adèle Yon embarque le lecteur dans ses pérégrinations. L'issue de son enquête, sidérante, vient nous rappeler que le réel a et aura toujours bien plus d'imagination que la fiction.
"Tous les Placements Sous Contrainte, toutes les femmes placées à
Sainte-Anne sur décision d'un tiers ou d'un tribunal. Leurs entrées sont
consignées dans des Livres de la Loi et classées par date. Dix ans de
dates. Dix ans de matricules. Germaine, Madeleine, Laura, Odette, Françoise, Marcelle, Cécile, Alice,
Adèle, Augustine. Des femmes violées. Des femmes battues. Des femmes
adultères. Des miséreuses. Des oubliées. Des avortées. Olga, Ana, Malka.
Eva, Zénaïde. Des Juives. Des Russes. Des Polonaises. Des Allemandes.
Des femmes exilées, réfugiées, brisées par la guerre, par la misère, par
la chasse à l'homme. J'ai découvert l'époque par ses folles. Leurs
voix, hybrides, mi-rapportées mi-brutes, me tournent autour et
s'agrippent à la sienne, manquante."
En bref : Certainement LE livre de l'année 2025, Mon vrai nom est Élisabeth, véritable OVNI littéraire, s'affranchit de toutes les formes possibles du récit pour les embrasser toutes à la fois. Jonglant entre le roman, l'enquête et l'essai, Adèle Yon livre ici le fruit d'une recherche familiale visant à lever un secret transmis sur quatre générations. En rétablissant la vérité sur son arrière-grand-mère, c'est aussi à des milliers de femmes malmenées par l'institution psychiatrique que l'autrice rend leur dignité. Un ouvrage à la fois nécessaire et remarquable.
Et pour aller plus loin...
- Si vous avez aimé ce livre, vous aimerez Le fantôme de Rosa.

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