Les fantômes du lac, mémoire d'un village meurtri, éditions Marchialy, 2024 - Le Livre de Poche, 2025.
Deux jeunes sœurs sont mortes noyées dans un village de la Marne en
1978. On raconte qu’on les a retrouvées dans un étang, main dans la
main, en tenue de communiante. Intriguée par cette rumeur, Manon
Gauthier-Faure se rend sur place, où le mystère s’épaissit : les
coupures de presse sont maigres et les habitants semblent avoir oublié
les circonstances du drame. Plus étrange encore, il semblerait que les
deux sœurs réapparaissent dans l’EHPAD du village en tant que fantômes.
Dans cette bourgade rurale en apparence paisible, l’autrice fait le
grand écart entre un travail d’archives et une collecte de témoignages
sur des phénomènes paranormaux.
"À la confluence de cette
histoire, il y a toutes les autres, racontées par ceux qui ont ouvert
leur porte à Manon Gauthier-Faure. Ils font aussi le sel de ce très beau
récit, définition poétique, lumineuse et nostalgique de ce genre que
l’on nomme « littérature du réel »."
Le Parisien.
***
Après Mon vrai nom est Élisabeth, il semblerait qu'on soit abonné aux récits inclassables et aux enquêtes qui s'affranchissent des autoroutes bien fréquentées du genre. Ni tout à fait roman, mais pas non plus documentaire, cet ouvrage de "non fiction" flirte pourtant dangereusement avec l'invisible - un mélange des genres qui a de quoi intriguer. Si le livre a en cela quelque chose d'aussi inédit qu'original, Manon Gauthier-Faure n'en est pas à son premier coup d'essai. Journaliste, entre autres au service faits divers du Parisien, elle est également l'autrice de Les pièces manquantes, paru en 2021, une troublante enquête sur le prétendu fils du serial killer du Zodiac qui l'avait amenée à s'interroger sur sa propre famille et sur son rapport à la figure paternelle.
Avec Les fantômes du lac, Manon Gauthier-Faure se penche sur une affaire plus secrète, une cold case effacée des mémoires et certainement des archives criminelles françaises. Oubliez le San Francisco du Zodiac : c'est dans un petit village du Grand Est que la journaliste se rend, à Varin-le-Haut très exactement, pour enquêter sur les apparitions et phénomènes inexpliqués que recensent les professionnels et résidents de l'EHPAD. Pour les aides-soignantes et les agents, ce sont des portes qui claquent et des coupures d'électricité. Des rires enfantins entendus au loin, parfois. Des bottes écarlates qu'on croit apercevoir par dessous une porte ou derrière un meuble. Pour les personnes âgées, toutes plus ou moins atteintes de troubles cognitifs, ce sont les esprits de deux fillettes, Marielle et Nathalie, qui viennent leur rendre visite. Marielle et Nathalie, justement, ce sont les noms de deux sœurs retrouvées mortes, main dans la main, dans un trou d'eau un jour de 1978. Marielle et Nathalie Frine : des noms que Varin-le-Haut n'a pas oubliés.
"Les mauvais souvenirs ou une espèce de honte refont peut-être surface (...). Quand on les enfouit, ils finissent toujours par nous rattraper."
Des noms que le village n'a pas oubliés, certes, mais dont on ne parle pas. Et c'est là que le sous-titre du livre prend tout son sens : Mémoire d'un village meurtri. La mort de Marielle et Nathalie, à l'image de n'importe quel trauma, est venu figer quelque chose à Varin-le-Haut. On en tient pour preuve la faisabilité de l'enquête, près d'un demi siècle après les événements : métaphoriquement, les deux fillettes sont toujours là. Dans les pensée, dans les chuchotements, dans les regards, mais dans les non-dits surtout. De fait, il reste essentiellement des images générées par ce que la presse avait raconté à l'époque : les vêtements qu'elles portaient, l'étang qui fut leur dernière demeure, et cette anecdote qui a forgé la légende, à savoir ces deux petits corps découverts se tenant la main. Une légende qui a enflé au fil des années, parasitant le réel, les rumeurs prenant le pas sur la vérité (s'il existe une vérité, troublante complexité à laquelle se confrontera la journaliste). Mais pour autant, les deux fillettes ont elles-mêmes disparu derrière le fait divers. Ainsi cachée, étouffée sous les couverture de la légende urbaine, devrait-on s'étonner qu'elles reviennent sous une forme spectrale ?
" On a caché le drame pour ne pas effrayer les enfants. Mais ceux qu'il a
vraiment terrorisés et ceux qu'il continue de marquer, ce sont les
adultes. Afin de conjurer le sort, il a fallu taire les événements. Pour
faire comme s'il n'avait jamais existé et pour qu'ils ne se
reproduisent pas. Le silence engendre l'hypothèse, m'a-t-on dit un jour. On a fait de la noyade des petites Frine un tabou où les fantasmes et les traumatismes, avec les années, se sont immiscés."
En dépit du caractère étrange de cette enquête, c'est peut-être dans cette question que réside tout le génie du livre de Manon Gauthier-Faure. Lorsqu'on s'engage dans sa lecture, on pourrait craindre une version papier d'une de ses émissions de seconde zone façon Ghost Hunters. Il n'en est rien : Les fantômes du lac est une enquête journalistique, aussi sérieuse que méticuleuse, laquelle se dote d'un petit supplément d'âme grâce à la plume très littéraire de son autrice. Cette dernière, si elle n'oublie jamais de traiter les événements comme des faits, élève le niveau du reportage par la grande humanité de son regard et son talent à saisir l'esprit d'un lieu comme de ses habitants. Au fil de sa recherche, loin du compte-rendu aseptisé, mais sans jamais tomber dans le sensationnel gratuit pour autant, Manon Gauthier-Faure partage ses ressentis et ses questionnements. Elle montre ainsi les transferts et contre-transferts que provoque en elle (et par extension, en tout un chacun : les villageois, mais aussi nous, lecteurs) cette affaire restée irrésolue.
"Elles ont ressuscité là où on ne les a pas connues de leur vivant, dans un lieu neutre, à l'orée du bourg. Au centre, dans les rues arpentées, on les a oubliées, ou on ne veut pas se les rappeler. Apparaître dans l'EHPAD, c'est pallier la culpabilité de la commune (...). Les anciens refusent de se souvenir, les plus jeunes en sont incapables. On a nié ce droit de connaître un pan de leur histoire. Les gens n'ont pas su se dépatouiller de ce trop-plein : trop de violence, trop d'"on-dit", trop d'inconnu. L'époque, la ruralité et les rapports rugueux ont sûrement fait le reste."
Quoi qu'on pense de ces prétendues "apparitions" et peu importe le crédit qu'on leur accorde, l'issue du livre n'en est pas moins fascinante. Au croisement des différentes interprétations possibles, la lecture psychanalytique est celle qu'on retiendra : ces fantômes, réels ou imaginaires, étaient peut-être à percevoir comme le symptôme d'une mémoire traumatique – ici une mémoire collective, partagée et transmise. On verra en effet, comme dans tout processus psychique, que la mise en mots participera à faire disparaître les manifestations, et ce même si chacun ira de ses rituels personnels en fonction de ses croyances. C'est, après tout, l'objectif du rituel : penser et panser. Le voile que lèvera Manon Gauthier-Faure sera bien plus que le suaire de quelque fantôme ; ce sera l'écran de fumée de la légende qui avaient jusque-là condamné les parents des petites Frine, qu'elle réhabilite avec une touchante délicatesse.
En bref : En dépit de son titre et de son sujet, Les fantômes du lac, loin de verser dans le sensationnel, est un ouvrage on ne peut plus sérieux qui interroge le traumatisme collectif d'un village au même titre qu'une mémoire individuelle serait meurtrie par l'impensable. Ni tout à fait roman ni tout à fait documentaire, cette enquête journalistique d'une grande humanité s'affranchit des codes classiques du reportage pour remettre des mots sur des non-dits. C'est beau et troublant à la fois.
Et pour aller plus loin...
Si vous avez aimé Les fantômes du lac, vous aimerez Mon vrai nom est Elisabeth.

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