samedi 1 novembre 2025

Hideuse progéniture née des arts profanes - Halloween au laboratoire du Dr Frankenstein.

 

    N'avez-vous jamais désiré percer les secrets de la vie et de la mort ? N'avez-vous jamais imaginé surmonter la seconde et engendrer la première ? Ne vous êtes-vous jamais rêvé démiurge ? Seuls le deuil, la perte et l'abandon peuvent être la cause d'une telle ambition. Alors, il ne reste plus qu'une seule solution : créer.
 
    Pour Mary Shelley, la création prit la forme de l'écriture. Pour son personnage, le Dr Victor Frankenstein, elle prit celle d'une autre sorte d'enfantement : un engendrement qui puisait sa source dans le charnier des cimetières et des nécropoles, lieux de prédilection des pilleurs de tombes comme des résurrectionnistes, d'où il rapporta la matière inerte propice aux arts profanes qu'il se mettait au défi d'explorer.

 
"Voici ce qui a été fait, mais moi, j'accomplirai plus, bien plus : suivant les pas déjà tracés, je créerai une nouvelle route, j'explorerai les pouvoirs inconnus, et révélerai au monde les mystères les plus profonds de la création."
 
 
    Nourri autant des œuvres chimériques de Cornelius Agrippa et de Paracelse que des découvertes issues de la chimie et de la physique modernes, le passionné mais prétentieux jeune médecin se proposa de pousser à son paroxysme les expériences de Galvani. Il ne s'agissait pas cette fois d'animer les muscles décharnés de quelque animal mort à l'aide d'une machine électrostatique, mais bien de dompter la foudre pour insuffler la vie à un homme – une créature ? – composée de pièces éparses, Adam d'un genre nouveau.


 
"Avant cet événement, j'ignorais tout des lois les plus élémentaires de l'électricité. Il se trouve qu'un physicien réputé se trouvait en cette occurrence avec nous. Excité par la catastrophe, il se mit en devoir de nous expliquer sa propre théorie sur l'électricité et le galvanisme : elle m'étonna considérablement."
 
 
    Nul ne sait vraiment ce qui composait le laboratoire du Dr Frankenstein pour qu'il arrivât à ses fins. Mary Shelley elle-même ne fait que le suggérer en évoquant, ici ou là, ses inspirations tant chimiques qu'alchimiques. Il en sera donc de l'imagination du lecteur : rouages, cadrans, câbles, générateur ou encore paratonnerre, il vous appartient de vous faire votre idée de l'antre du savant, même s'il ne fait aucun doute qu'on y trouvait tout ce que le siècle faisait alors de modernités.
 
 
 
 
"Un des phénomènes qui avaient particulièrement retenu mon attention était la structure du corps humain, et de tous les animaux doués de vie."
 
 
 
"Pour examiner les causes de la vie, il faut tout d'abord connaître celles de la mort. Je me tournai vers l'anatomie mais ce ne fut pas suffisant. Je devais aussi observer la décomposition naturelle et la corruption du corps humain. Dans mon éducation, mon père avait pris toutes ses précautions pour que mon esprit ne soit pas impressionné par des horreurs surnaturelles. Je ne souviens pas d'avoir tremblé pour une superstition ni d'avoir craint l'apparition d'un spectre. Les ténèbres n'avaient pas d'effet sur mon imagination et un cimetière était seulement pour moi le reposoir des corps privés de vie qui, après avoir connu la beauté et la force, deviennent la proie des vers. Et maintenant, j'étais amené à examiner les causes et l'évolution de la corruption, à passer mes jours et mes nuits dans des caveaux et des charniers. Mon attention se concentrait ainsi sur l'objet le plus insupportable à la délicatesse des sentiments humains. Je voyais l'enlaidissement et la dégradation des formes les plus pures, j'assistais à l'action dévastatrice de la mort ronger et, détruire la vie, je découvrais la vermine se nourrir de l'œil et du cerveau. Je fixais,
j'observais, j'analysais en détail les causes et les effets, les passages de la vie à la mort et de la mort à la vie." 
 
 
 
"Je décidai, au rebours de ma première intention, de mettre au point une créature de stature gigantesque : il aurait plus ou moins huit pieds de haut et sa carrure serait en proportion de sa taille. Cette décision prise, je passai plusieurs mois à rechercher et à se préparer mon matériel et je me mis au travail."
 
 
    Au milieu des notes, planches anatomiques et diverses esquisses préparatoires du Dr Frankenstein, on trouvait certainement tout un attirail d'outils chirurgicaux, du trépan aux pinces en passant par toutes les dimensions de scalpels. Argent, fer et fonte au service d'une science dévoyée par l'être humain désireux de jouer à Dieu. Et au milieu de tout cela, le corps – non, l'homme – en cours d'assemblage ou de réassemblage, son ossature gigantesque prête à prendre vie à nouveau.
 
    A moins qu'au lieu d'un nouvel Adam, le médecin ne s'apprête à donner naissance à son pire cauchemar ? 
 
 

"Ce fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins à mettre un terme à mes travaux. Avec une anxiété qui me rapprochait de l'agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient donner la vie et introduire une étincelle d'existence dans cette matière inerte qui gisait à mes pieds. Il était une heure du matin et la pluie frappait lugubrement contre les vitres. Ma bougie allait s'éteindre lorsque tout à coup, au milieu de cette lumière vacillante, je vis s'ouvrir l'œil jaune stupide de la créature. Elle se
mit à respirer et des mouvements convulsifs lui agitèrent les membres.
Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un tel prodige ? Comment pourrais-je dépeindre cet être horrible dont la création m'avait coûté tant de peines et tant de soins ? " 
 

 
 
    Dès lors, la créature échappera à son créateur et, délaissée par ce dernier, cherchera la vengeance. Celle-là prendra la forme d'une longue série de crimes, seule manière de causer une peine égale à l'abandon dont le monstre s'était senti la victime. Le dernier, comme tiré d'un mauvais rêve, sera l'incarnation des visions d'horreur du peintre Füssli, celui-là même qui obsédait tant Mary Shelley...
 


"Elle gisait, inerte et sans vie, en travers du lit, la tête pendante, les traits livides, contractés, à moitié cachés par sa chevelure. Où que je me tourne, je vois la même image – les bras ballants, étendue sur son lit nuptial, telle que le meurtrier l'avait laissée." 
 
 
    C'est sur cette scène effrayante que nous vous abandonnons – qui sait, peut-être tout autant curieux que terrifiés, aussi ne vous reste-t-il plus qu'à vous jeter sur le roman de Mary Shelley pour en savoir plus. 
 
De notre côté, nous vous souhaitons
 

Un Très Joyeux Halloween 

et vous donnons rendez-vous très prochainement pour de nouvelles lectures de saison.
 
    En effet, comme tous les ans, nous proposons de poursuivre les chroniques horrifiques tout au long du mois de novembre, dans l'idée de faire durer le plaisir encore quelque temps... 
 
 
***
 
 
 
 
 
 
 
 

Les Ensangs - Maureen Desmailles.

Éditions Slalom, 2025.
 
 
    Chaque moment, chaque émotion de la vie de Charlie sont marqués par une odeur. Pour faire de ce don son métier, elle a intégré le prestigieux Institut International de Parfumerie à Paris. Quand ses parents lui coupent les vivres, elle craint de devoir y renoncer, mais son talent attire l'attention d'un professeur. Charismatique, brillant, exigeant, Lazlo Delafosse va offrir de financer ses études et de devenir son mentor en échange de son aide dans l'élaboration d'une gamme de parfums un peu singulière : les Ensangs. Ce que Charlie ignore, c'est que Lazlo est moins attiré par son odorat que par son sang...
 
 
***
 
    On en a lu quelques-uns, des livres sur les vampires : de plaisirs coupables en chefs-d’œuvre du genre, de Dracula à Fascination en passant par Le livre perdu des sortilèges, on a arpenté les territoires littéraires des non-morts et de la bit-lit par brèves incursions de-ci de-là. En picorant. Non parce qu'il ne faut pas abuser des bonnes choses, mais parce que celles-là sont plutôt rares dans un paysage livresque où le thème du buveur de sang, usé jusqu'à la moelle, donne à voir peu de belles surprises. Alors quand Les Ensangs est paru il y a quelques semaines, on s'est dit "Oh non, encore un roman qui prétend réinventer le mythe du vampire", refusant de céder à l'appel de sa superbe couverture illustrée par Micaela Alcaino. Mais on doit bien admettre qu'il y a avait quelque chose dans le résumé qui retenait notre attention, et puis le parcours de l'autrice, aussi, intriguait, peut-être parce que rien dans son Curriculum Literae ne prédisait un roman de vampires. Alors quand l'occasion nous a été donnée de le lire, on s'est dit "Finalement, pourquoi pas"...
 

    Charlène a 19 ans et préfère qu'on l'appelle Charlie. Dotée d'une impressionnante hypersensibilité olfactive depuis l'enfance, sa vie est un parfum constant : multiple, entêtant, envahissant, parfois agressif. Don complexe qui lui permet d'analyser le monde, il la pousse naturellement à entamer des études de parfumerie dans l'école où enseigne le prestigieux Lazlo Delafosse, aux créations aussi obsédantes que mystérieuses. Mais quand Charlie annonce son homosexualité à ses parents, ces derniers décident en représailles de stopper le financement de ses études. Or, l'école de parfumerie est chère – très chère. Alors que tout semble perdu, Lazlo Delafosse propose d'embaucher Charlie pour l'aider à financer son cursus : son hyperosmie est un talent précieux pour le projet sur lequel l'enseignant travaille dans son laboratoire personnel en périphérie de la capitale. Un projet qui dépasse l'entendement et fait basculer Charlie dans une réalité à laquelle elle n'aurait jamais cru si son odorat ne l'avait pas mis sur la piste : celle du sang dont Lazlo fait des parfums, des bougies et des onguents. Un sang qui lui est nécessaire pour vivre, ainsi que la jeune protégée au nom d'Alba qui réside chez lui...
 

    On ne regrette pas d'avoir cédé à la curiosité : Les Ensangs est probablement la plus belle et la plus réussie des histoires de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis très longtemps. Maureen Desmailles, l'autrice, est française : une surprise tant la littérature hexagonale semble bouder les non-morts, un sujet décidément plus anglo-saxon si l'on en croit les publications de ces vingt dernières années (à quelques exceptions près : Coucou Fabrice Colin et Fabien Clavel). En young adult, ensuite, la bit-lit a rarement donné à lire des pépites – et de fait, tout a beaucoup ressemblé pendant très longtemps à du simulacre de Twilight / Fascination, pour le meilleur et surtout pour le pire. Autant dire que le terrain était doublement miné.
 

    Mais voilà, Maureen Desmailles surprend son lecteur comme personne, son postulat de base n'ayant rien de gratuit ou de facile. Outre la soif de sang, ses vampires ont besoin de créations de parfumerie spécifiques afin de garder une apparence humaine, mais aussi leurs souvenirs et tout ce qui constitue leur humanité originelle. Chaque composition – bougie, pot-pourri, encens, onguent, etc. – est donc personnelle et doit être une parfaite évocation de l'individu pour qui elle est créée, sans quoi il risquerait de régresser à l'état de goule monstrueuse et décharnée. L'autrice imagine également un système politique strict et précis propre aux vampires, lequel existe secrètement en parallèle du nôtre, formé en conclaves. Conclaves dont on verra que certains groupes réunis en cénacles indépendants et libertaires tentent d'échapper...
 

    Un univers complet et finement élaboré, ancré dans un réel extrêmement concret que la romancière magnifie d'un style puissant où tout passe par les parfums et le sensoriel, voire le charnel. A travers la narration de l'héroïne qui perçoit le monde au filtre de son hyperosmie, le lecteur est emporté dans une profusion d'effluves, d'émanations et de fragrances diverses qui apportent une dimension unique, faisant presque de cette lecture une expérience à réalité augmentée, tant l'écriture est évocatrice. Rarement on a eu entre les mains un roman de vampires de cette qualité stylistique, quelque part entre la précision scientifique et la poésie. Un plaisir qui nous a rappelé Le livre perdu des sortilèges, où le monde des créatures était raconté en parallèle de la recherche historique, avec une rigueur et un sérieux qui faisaient honneur à la littérature de genre.
 

    Que dire, enfin, des personnages ? On est un peu tombé amoureux de chacun d'entre eux au cours de cette lecture, ce qui explique probablement notre terrible deuil littéraire une fois le livre refermé. Complexes et multiples, les protagonistes pensés par Maureen Desmailles échappent aux stéréotypes un peu simples auxquels nous avait habitué la bit-lit pour ados. Ils sont d'autant plus intéressants que la romancière, qui ne tombe jamais dans le manichéisme, propose des personnages troubles dont on ne sait jamais si on peut leur faire confiance, quand bien même on en meurt d'envie. En diagonale de ce qui aurait donc pu n'être qu'une très bonne histoire de vampires (ce qui n'aurait été déjà pas mal), l'autrice nous parle aussi des mécanismes de l'emprise, qu'ils soient physiques ou psychiques, auxquels le lecteur ne saura résister... 
 

En bref : Très justement présenté comme se situant à mi-chemin entre Anne Rice et Patrick Süskind, Les Ensangs est le plus beau roman de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis longtemps. L'univers, aussi rigoureux scientifiquement qu'il est poétique nous immerge dans un monde d'effluves complexes, à l'image des personnages. Le style, impeccable à tous points de vue, magnifie ce superbe conte d'amour et de mort dont on ne sort pas indemne. Un coup de cœur.
 
 
 
Un grand merci aux éditions Slalom pour cette lecture !