mardi 24 octobre 2023

Dracula - Bram Stoker.

Dracula
, Archibald Constable and Company, 1897 - L'édition française illustrée (trad. de Eve & Lucie Paul-Margueritte), 1920 - Multiples traductions et rééditions françaises depuis 1920, dont Pocket édition (trad. de J. Finné), 1979, 1992, 2011.


    Répondant à l’invitation du comte Dracula qui prépare son prochain voyage en Angleterre, Jonathan Harker découvre, à son arrivée dans les Carpates, un pays mystérieux. Un pays aux forêts ténébreuses et aux montagnes menaçantes. Un pays peuplé de loups dont les habitants se signent au nom de Dracula. Malgré la bienveillance de son hôte, Jonathan éprouve une angoisse grandissante : Dracula ne se reflète pas dans les miroirs et se déplace sur les murs en défiant les lois de l’apesanteur…
 
 
***
 
 
    Si tout le monde parle de Dracula ou prétend connaître l'intrigue du livre, rares sont ceux qui ont véritablement lu l’œuvre de Bram Stoker. C'est que le roman s'est fait une telle place dans l'imaginaire collectif et dans la culture comme dans la pop culture qu'on a tous déjà croisé au moins une fois l'iconique vampire sous l'une de ses nombreuses formes (au cinéma le plus souvent).
 

    Alors que gagne-t-on à redécouvrir ce chef-d’œuvre de la littérature britannique, nous demanderez-vous ? Eh bien, tout d’abord, la saveur du chef-d’œuvre, justement (elle devrait justifier à elle seule la lecture), mais aussi une immersion dans le texte de fiction qui a, historiquement et culturellement, donné forme au vampire tel qu'on se le représente aujourd'hui. Il y avait bien sûr eu quelques précédents dans ce même siècle particulièrement fécond en monstres et créatures gothiques, notamment avec Le vampire de Polidori ou Carmilla de le Fanu. Mais c'est le non-mort de Stoker qui a durablement laissé son empreinte (on pourrait aussi bien dire sa morsure) et a marqué le lectorat jusqu'à maintenant. En étoffant la mythologie autour de son personnage principal et en le dotant d'une nature plus complexe que les figures vampiriques ultérieures, Stoker lui confère une densité qui se fait synonyme d'immortalité. Littéraire, tout du moins.
 
 
    Le charisme du personnage tient sans doute à plusieurs facteurs ; nous en évoquerons deux. Tout d'abord, la source d'inspiration historique : en puisant dans le modèle de Vlad Tepes, seigneur (et saigneur) des Carpates surnommé l'empaleur, il induit un passif, suggère une ascendance propice à susciter la frayeur. Les liens entre la figure historique et le personnage de fiction seront davantage exploités dans les adaptations et relectures du mythes, mais elles témoignent ainsi du génie de cette filiation. D'ailleurs, on dit que pour les personnages de Lucy et Mina, Stoker se serait inspiré des deux compagnes qui se sont succédées au bras du prince de Valachie... Un élément qui aura sans doute soufflé à certains cinéastes l'idée d'une réincarnation de sa défunte épouse en la personne de Mina. La boucle est bouclée.
 

    Ensuite, la triangulation qui se joue entre titre, personnage et texte : Dracula, à la fois protagoniste et antagoniste, donne son nom au titre du livre, mais n'a en réalité jamais voix au chapitre dans le récit. Dans ce roman polyphonique composé de correspondances et d'extraits de journaux intimes, Stoker fait s'exprimer Jonathan Harker, Lucy, Mina, Van Helsing... mais jamais le comte n'est narrateur de sa propre histoire. La figure la plus importante de l'intrigue, celle par qui le malheur arrive, n'est évoquée qu'à travers le regard des autres et le récit qu'ils en font, mais reste insaisissable. Cette étrange impression de personnage en creux, hors de portée, est renforcée par les nombreuses formes ou apparences qu'il peut emprunter à la faveur de la nuit : vieux, jeune, animal, brume ou brouillard. On n'assiste jamais directement aux métamorphoses, aussi suppose-t-on sa présence ou son passage d'un récit à l'autre par ces multiples manifestations. Le résultat n'en est que plus réussi et renforce le sentiment de terreur froide que suscite l'auguste vampire. Un écho à l'insaisissable Jack l'éventreur ? Nommé par les autres, jamais vu par quiconque, laissant derrière lui les corps de femmes vidées de leur sang. Rappelons que c'est pendant la vague de meurtres de Whitechapel en 1888 que Stoker commence la rédaction de Dracula, dans une Angleterre terrifiée par les ombres. Quelque chose à exorciser, peut-être ? De Jack à Vlad, il n'y a qu'un pas, et la catharsis les remercie.

 
    Mais Dracula, c'est aussi un texte avant-gardiste. Entre héritage et modernité, Stoker emprunte la forme de son récit aux romans épistolaires et aux journaux de voyages, des approches extrêmement utilisées en littérature depuis le siècle précédent. Mais il y ajoute des supports plus contemporains, voire issus de nouvelles technologies : articles de presse, enregistrement sur phonographe, télégrammes... En plus de renforcer l'impression de réel en ancrant sa fiction dans son époque, cette stratégie fait écho à la tension entre l'ancien et le moderne qui tiraille le roman. Face à une créature issue du fond des âges et du folklore s'invitent les sciences naissantes, la médecine et la psychiatrie émergente (qui se plait même, l'espace de quelques lignes, à analyser le vampire à l'aulne des théories hygiénistes !). Le tout en fait un récit qui s'inscrit dans la pure veine du gothique initiée cent ans plus tôt, mais tourné en même temps vers l'avenir comme en témoigne sa popularité jamais démentie.
 

    On pourrait en écrire encore des lignes et des lignes. On pourrait aborder, par exemple, avec quel talent l'auteur parvient à donner une voix unique à chacun de ses personnages. On pourrait aussi questionner ses nombreuses évocations (conscientes ou non) déguisées de la sexualité, qui enfle sous les costumes trois pièces et sous les corsets. On pourrait enfin disserter sur l'espace de projection qu'est devenu la figure de vampire dans Dracula au fil des décennies et des réinterprétations, symptomatique des frayeurs de chaque époque (des migrants venus des pays de l'Est aux maladies vénériennes, entre autres). Mais nous allons arrêter là notre dissertation et vous laisser courir chez votre libraire. Dépêchez-vous, il fera bientôt nuit...
 


En bref : Bien plus que l'empreinte laissée par le personnage dans la culture populaire, bien plus que l'image conservée dans l'imaginaire collectif et bien plus que toutes les adaptations réunies, le Dracula de Bram Stoker est à redécouvrir. Parce que cet ouvrage, chef-d’œuvre du genre, a constitué une étape charnière dans la mythologie vampirique, certes, mais aussi parce que la narration polyphonique, parfaitement maîtrisée, participe au charisme de Dracula mieux que n'importe quel effet de cape ou trucage cinématographique. Encore hantée par les meurtres de Jack l'éventreur, l'Angleterre victorienne a trouvé en Dracula un exercice cathartique qui fonctionne encore aujourd'hui : nos peurs ne sont plus les mêmes, mais le vampire reste un espace de projection perpétuellement renouvelé, assurant ainsi l'immortalité du mythe.
 
 




Pour aller plus loin...


- Découvrez, dans une version adaptée pour la jeunesse, ce superbe album illustré par Jérémie Fleury.

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