Pedro Pan Rabbit : Votre roman est d'un bout à l'autre porté par des voix qui se font l'écho de mythes et de croyances, lesquels nous semblent anciens, archaïques, séculaires... avez-vous puisé dans une mythologie ou des légendes propres à la région des Catskills les fondations de ce récit ? D'où vous est venue l'inspiration ?
Joan Mickelson : J'ai tout de suite pensé aux Lëni-Lënape, une vraie tribu locale. J’ai puisé en partie dans leurs légendes, mais en partie seulement : rien n’est repris « tel quel ». Les Catskills me nourrissent. Elles sont mon pays ; elles sont aussi celui de Rip Van Winkle, des sorcières, des ours et des loups de l’Est, qui subsistent désormais à l’état de fantômes. Que dire d’autre ? Je rêve fort, comme certains mangent férocement ou font l’amour avec fougue. Je crois que l’inspiration s’offre à tout le monde, en vérité, c’est une question de présence. Il suffit parfois d’écouter le vent, de suivre des traces sur un sentier de forêt. Je dois dire par ailleurs que je travaille dans une petite bibliothèque, un endroit que j'adore et qui est comme un refuge pour moi. Un livre tombe, je le ramasse, je l’ouvre, et “pourquoi” est la question qui tombe de mes lèvres. Louise Erdrich décrit bien, dans son dernier roman, ce qui peut se passer dans un endroit colonisé par les livres.
PPR : Cette voix, dont nous parlions à l'instant, énumère dans la partie "Elle" une série d'anecdotes étranges, de légendes urbaines et de faits divers mystérieux. Cette liste, qui couvre plus de deux doubles pages, résonne fortement chez les lecteurs, au point qu'il nous semble déjà avoir entendu parler de l'une ou l'autre de ces histoires et que leur simple évocation suffit à nous faire frissonner. Elles touchent au cœur autant qu'au corps, semblent faire remonter "quelque chose" des profondeurs. Avez-vous inventé ces anecdotes ? Comment s'est imposé ce passage dans l'écriture, probablement l'un des plus fort du livre à notre sens ?
PPR : Ce passage nous a également beaucoup fait penser à certains éléments du roman Pique-Nique à Hanging Rock, de Joan Lindsay, de même que la thématique de l'humain et de l'animal. Cette dualité est aussi questionnée dans le recueil de contes La compagnie des loups, d'Angela Carter. S'agit-il de lectures que vous connaissez et qui, peut-être, vous ont inspirée ?
JM : Je connais et aime beaucoup Angela Carter. Pique-Nique à Hanging Rock (le livre) est une œuvre également familière. Le film aussi m’a touchée. Cela fait peut-être partie de mes références inconscientes ; ceci dit, j’essaie, quand j’écris, de ne pas me laisser parasiter par les voix d'autres auteurs. J’écarte les romans trop intenses, je chasse les spectres, les farfadets, j’ouvre les fenêtres afin de les laisser partir. J’ai, d’autre part, mes petits rituels, j’en appelle à la lune, je marche pieds nus dans la rosée. Il y a souvent de la musique. Parfois je m’assieds seulement, et j’attends. Cela peut suffire. La bizarrerie ne me fait pas peur.
PPR : Vous évoquez des influences inconscientes : peut-on parler, en lien avec nos précédentes questions, d'un imaginaire ou d'un inconscient collectif ? Il semble que votre récit s'empare de nombreuses influences et références et toutes d'horizons multiples, mais qui semblent en même temps résonner chez tous les lecteurs.
JM : Les animaux sont très importants pour moi. L’homme, le chien, le renard, le loup… Je crois, pour répondre à votre question précédente, qu’il existe une filiation entre ces êtres, une communauté de sentiments, d’affects. La fidélité, la ruse, la peur : nous sommes tissés de cela, il ne faudrait pas grand-chose pour que nous retournions nous blottir sous les souches. Notez que j’aurais pu écrire aussi sur les ours, les serpents, les corbeaux ; mais cela aurait donné un livre bien différent. A un autre niveau, du côté européen de ma psyché, on peut aussi évoquer l’imaginaire des contes de fées : un château, une mère disparue, un père aimant mais mélancolique, un envahisseur, l’écroulement d’un monde…
PPR : Vous savez aussi nous prendre par surprise et entremêler les registres : dans ce centre de soins aux allures de manoir gothique, on croise le fantôme inattendu de Zelda Fitzgerald ! Comment s'est-elle invitée dans cette histoire ?
JM : Zelda a réellement été internée dans le centre que j’évoque, la Craig House. Or c’est un endroit que j’ai visité, il y a longtemps. Je crois que j’avais besoin que cette maison se trouve dans le livre, et j’avais besoin que Zelda soit présente aussi, pour des raisons personnelles, intimes.
PPR : Dans votre biographie telle que présentée dans le communiqué de presse du livre à sa sortie, vous parlez de votre goût pour les Sœurs Brontë et Shirley Jackson (qui sont des autrices très importantes chez Books, Tea Time & Sweet Apple Pie), des grands noms du gothique chez qui les fantômes ont une place prépondérantes (qu'ils soient réels ou métaphoriques). Vous-même avez plusieurs fois évoqué spectres et fantômes dans cet entretien. Quelle place occupe la figure du fantôme dans votre imaginaire ?
PPR : Vous abordez à travers le personnage de "Elle" le pouvoir thérapeutique des histoires et des récits. Que pouvez-vous nous dire de cette croyance, voire de cette conviction ?
JM : Les histoires sauvent : c’est une évidence, même si ce n’est pas forcément leur fonction première. Certains mots ont des vertus curatrices. « Je t’aime », « tu peux partir » (ce qui est pour moi plus ou moins la même chose), « je suis avec toi »… On peut manifester sa présence à l’autre en quelques syllabes. Le récit ressemble, à mes yeux, à un loup qu’on apprivoise. On l’attrape, on lui parle, on s’en méfie parce qu’à tout moment, il peut nous sauter à la gorge ou, pire, s’échapper. Le fait est que la cruauté des histoires nous est nécessaire : elles nous disent qui nous sommes, nous préparent à ce que nous devons affronter. Une lampe dans les ténèbres, une lame enfoncée dans la chair, tout cela, pour moi, c’est du pareil au même.
PPR : La France a eu la primeur de votre texte grâce à cette publication au Rayon Imaginaire. Que ressentez-vous à la découverte des retours qui sont faits par les lecteurs français sur votre livre ?
JM : Je pense depuis longtemps que les Français étaient les meilleurs lecteurs du monde, avec les Russes, mais pour des raisons bien différentes ; il est possible que j'écrive mieux en français qu'en anglais. Je suis très honorée d’être publiée et lue dans la langue de Victor Hugo, de Flaubert, de Céline. Les retours des lecteurs me ravissent autant qu’ils me déconcertent. Je sais que dans « mon livre », le « mon » est de trop. Un texte n’appartient à personne.
PPR : Vous avez mis en scène les Catskills et New-York dans ce premier roman, un décor en lien avec vos origines américaines. Mais vous êtes aussi d'origine française par votre mère ; choisirez-vous un jour la France comme cadre d'un prochain roman ? Et d'ailleurs, avez-vous de nouveaux projets d'écriture ?
JM : J’ai deux projets au moins. L’un d’eux a pour cadre l’Angleterre, l’autre (en partie, peut-être) la France. Il y a des poèmes aussi, mais je ne pense pas qu’ils seront publiés. L’écriture reste pour moi une activité annexe, même si elle m'apporte de grandes joies.
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Nous remercions infiniment Joan Mickelson pour cet entretien, le deuxième qu'elle accorde depuis la publication de son roman – un échange dont vous ressentez très certainement toute la profondeur, fidèle aux voix fortes de Sauvage.
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