jeudi 2 novembre 2023

Sauvage - Joan Mickelson.

Feral
, 2022. Éditions Hachette, coll. Le Rayon Imaginaire (trad. de J. Mickelson), 2023.
 
    Elle est renarde, peut-être humaine tout à la fois ; il est humain, peut-être renard, autrefois.  Au cœur des forêts sombres des Catskills et dans l’hiver new-yorkais, leurs récits en écho racontent deux vies traversées de pulsions contraires, aimantées l’une vers l’autre : deux âmes jumelles et magiques qui se cherchent en tâtonnant dans l’obscurité. Elle : imaginative et perdue, une enfance en lambeaux dans des bouffées de souvenirs qui mêlent le conte et les sensations crues de la vie animale. Lui : si raisonnable, si fiable, self-made-man accompli... dont les nuit d'hiver aiguisent les appétits sauvages. Différents et uniques, incompris ou respectés, imaginatifs et instinctifs tout à la fois : perdus et fascinants, si seuls sans doute, inaccomplis.
    Un hymne aux figures mi-humaines mi-animales venues de la nuit des temps : des porteurs de flambeaux pour affronter nos peurs et assumer nos contradictions.
 
***
 
     Il y a des livres qui vous interpellent, il y a ceux qui vous surprennent. Il y a des livres qui vous habitent, il y a ceux qui vous saisissent, et ceux qui vous possèdent. Il y a des livres qui intriguent autant qu'il plaisent, qui vous hantent autant qu'ils vous obsèdent. Et puis il y a ceux qui, par on ne sait quel miracle ou sortilège, parviennent à faire tout cela à la fois. Ceux-là sont souvent rares, la liste est courte et, parfois, on y trouve même qu'un seul ouvrage. Lisez Sauvage, il y figurera certainement.
 

"J'en appelais à la narcose puissante, aux tendres images du premier âge, au monde d'épées, de tables immenses et de grands feux qui avait été mon havre, j'en appelais, dans un savant désordre, aux cavalcades de mes rêves, à Walt Whitman, à Dorothy, à Tom Sawyer, à Rip Van Winkle."

    Sauvage, tout d'abord, c'est un splendide livre-objet. Deux voix, deux personnages, deux livres en un. Présenté tête-bêche, il vous offre l'occasion de choisir qui d'elle ou de lui vous souhaitez suivre en premier. Un choix qui vous engage en tant que lecteur, car il sera irrémédiablement lié à l'impression que vous laissera ce livre, deviendra constitutif du rapport que vous entretiendrez dès lors avec lui, ou devrait-on dire avec eux. Grosse pression, dîtes-vous ? Il en est ainsi de tous les pactes et les charmes – la lecture d'un livre ne fait donc pas exception ; la lecture de celui-ci, encore moins.
 
"— Vous avez un nom ? elle m'a demandé tandis que nous traversions la nuit.
— On m'en donne un parfois, mais ce n'est jamais moi qui choisis.
— C'est drôle. On ne réfléchit pas à ça.
— A quoi ?
— Au fait que les noms représentent une violence, un contrôle : une assignation. Chacun devrait être libre de s'appeler comme il l'entend. De changer à sa guise."

    Elle est sauvage, quoi qu'elle peine à l'accepter, le refoule quelquefois. D'où vient-elle ? Elle parle d'un royaume qui s'est effondré, d'une fuite à travers les bois, d'une tentative de s'acclimater, de la violence du monde, puis de la fuite, à nouveau. Elle raconte le regard des autres, ce regard qui fait comprendre au lecteur qu'elle n'est pas tout à fait ordinaire. De la fourrure et des crocs, semble-t-il. Il y a ceux que ça fascine, ceux que ça répugne, ceux que ça effraie et puis ceux qui s'en moquent, car capables de voir au-delà. Lui, en revanche, est l'exemple même de la réussite : chef d'entreprise accompli, riche à million, adulé par ses pairs, il est l'image d'Epinal du succès. Et pourtant, il se sent étonnamment étranger à lui-même. Alors que les arbres et la nature de Central Park l'appellent, une nature profondément enfouie, refoulée, demande à s'exprimer. Et s'il s'étaient menti à lui-même toutes ces années ?
 
" Les enfants sont des fables. Ils ne vous sauveront de rien, mais la vie sans eux n'aurait aucun sens."
 
 
" Au bout d'un moment, on ne croit plus au hasard, on se résigne calmement à ne rien maîtriser.
Je sais.
Je suis d'une nature optimiste ; le pessimisme n'engendre rien. Il existe un dessein, auquel l'accès nous est refusé, parce que nous ne sommes pas assez futés. Nous restent l'art, la douleur et la rêverie féconde."
 
    Sauvage, c'est l'histoire de ces deux êtres, à la fois si étranges et si ordinaires, amenés à se rencontrer au terme d'un voyage initiatique où s'entremêlent les contes qu'on s'invente, les fables qu'on se raconte, les livres qui soignent, et les mensonges auxquels on se persuade de croire. On y croise une Patti Smith qui s'amuse à jouer les Deus Ex Machina ainsi que le fantôme d'une Zelda Fitzgerald qui flotte dans les couloirs d'un centre psychiatrique désaffecté. On rencontre les manifestations de quelque grand chef amérindien et d'esprits des bois comme échappés de vieilles légendes. On s'y confronte à un monde devenu fou à force de tourner trop vite et, comme ces deux personnages, à la part animale qui nous habite tous et qu'on s'est laissé aller à oublier.
 
"Une maison hantée, c'est un endroit où l'on découvre ce qu'il y a de plus sombre en soi."

    Plume inconnue des lettres américaines, Joan Mickelson a traduit elle-même son roman, dont la France a aujourd'hui la primeur. Elle nous offre ici une œuvre aussi mystérieuse qu'originale qui touche le lecteur autant qu'elle le remue, comme une voix surgie des profondeurs qui vient réveiller en nous des choses endormies. Rare et précieux, carrément inclassable, Sauvage échappe à toute tentative de description et de catégorisation ; il est heureux, aujourd'hui encore, de rencontrer des livres qui peuvent surprendre à ce point, et d'autant plus lorsqu'ils touchent à des thématiques aussi fondamentales.
 
"Les enfants étaient une quinzaine. Abîmés, différent (...).  Ils arrivaient pesants et assombris, encombrés de navrantes histoires. Mon travail était d'inventer autre chose, avec et pour eux : de forger des contes, de petits mythes portatifs destinés à restituer ce qu'ils avaient vécu."
 

"L'un de ces enfants traversera la vie sans inquiétude et sans heurt, comme assis sur un nuage ; l'autre, en proie à des élans irraisonnés, devra se battre contre les doutes et le monstre échevelé de l'incertitude. Le Destin distribue les cartes puis s'endort avec, aux lèvres, un sourire d'ivrogne."

En bref : Objet livre à deux voix, Sauvage est à l'image de cette sublime mise en page tête-bêche : bien plus qu'une simple apparence, il invite par l'entremise de ses deux personnages principaux à interroger les double-fonds de l'âme humaine et animale, à questionner la dualité des hommes et des bêtes, à sonder la sauvagerie des premiers et l'humanité des seconds. La voix de l'autrice, littéralement habitée, imprégnée de légendes archaïques, réveille en nous quelque chose qu'on avait oublié de notre nature profonde. On oublie de respirer le temps de 350 pages, on s'émerveille, on frissonne. Superbe.


Un grand merci au Rayon Imaginaire pour cette découverte !

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