The Deathless Girls, Hodder & Stoughton, 2019 - Éditions Michel Lafon (trad. d'A. Delcourt), 2021 - Michel Lafon Poche, 2022.
Le jour de leurs prédictions, Lil et sa sœur jumelle Kizzy sont
arrachées à leur communauté de Voyageurs et réduites à l'esclavage par
le cruel seigneur Valcar. Forcée à travailler dans les cuisines du
château, Lil trouve du réconfort auprès de la douce Mira, esclave comme
elle. Elle découvre aussi l'existence du Dragon, créature terrifiante à
laquelle des jeunes filles sont offertes en sacrifice. Quand arrive le
tour de Kizzy, Lil est prête à tout pour sauver sa sœur. Mais elle
ignore que ce qu'elle va découvrir surpasse...
***
Kiran Millwood Hargrave, nous l'avons découverte il y a trois ans avec son roman jeunesse Un hiver sans fin, superbe conte hivernal qui n'était pas sans évoquer La Reine des Neiges d'Andersen (et non son adaptation extrêmement libre par Disney), le tout dans un décor aux accents slaves, où venaient résonner de nombreuses inspirations, aussi bien culturelles que mythologiques. Véritable coup de cœur, ce précédent titre avait éveillé notre curiosité et on avait pu découvrir que, loin de se contenter de littérature enfantine, l'autrice écrivait aussi pour les jeunes adultes (La fille d'encre et d'étoiles) et les adultes (Les Graciées, applaudi par la critique, ou plus récemment La danse des damnés).
Jumelles vivant au sein d'une communauté itinérante dans les forêts d'Europe centrale, Lil et Kizzy se préparent à célébrer leur dix-septième anniversaire, âge auquel elles recevront leur prédiction. La veille de l'événement, leur village est attaqué et les deux adolescentes sont kidnappées, ainsi qu'un certain nombre de jeunes gens de leur clan, par les soldats du seigneur local afin d'être réduits en esclavage. Dotée d'un caractère bien trempé, la belle Kizzy n'hésite pas à s'opposer à leurs geôliers. Plus discrète et plus commune, sa sœur Lil tente par tous les moyens de faire profil bas, honteuse de ne pas être digne de son aînée. Transformées en servantes, elle craignent cependant plus que la captivité : régulièrement, de jeunes filles sont cédées en offrande au Dragon, un seigneur des Carpates dont le pouvoir s'étend chaque jour un peu plus, et à propos duquel les rumeurs les plus étranges circulent dans la région. Lorsque Kizzy est enlevée pour lui être remise, Lil et quelques amis s'enfuient à travers le pays pour la sauver. Mais si la nuit leur permet de se cacher plus aisément des éventuels poursuivants, elle est aussi le terrain de chasse de créatures bien plus terribles...
Avec Les filles qui ne mourraient pas, publié en VO en 2019 et dans l'Hexagone en 2020, Kiran Millwood Hargrave fait son entrée dans la collection "Bellatrix", portée par les éditions Hodder & Stoughton, dont l'ambition et de donner la voix à des personnages féminins forts, à destination d'un lectorat Young Adult. Travail de commande adressé directement par l'éditrice à l'autrice, cette dernière a cependant bénéficié d'une grande liberté : la seule consigne (plutôt une suggestion, d'ailleurs) était de s'appuyer sur un texte classique. La figure du vampire est alors rapidement venue à Kiran Millwood Hargrave comme étant particulièrement symptomatique de la victimisation des femmes à travers l'histoire : mythe mouvant au fil des auteurs et des réécritures, ce monstre était devenu pour elle le symbole de la sexualité névrotique du siècle victorien. Le choix de l'autrice s'est donc assez rapidement porté sur Dracula et sur les mystérieuses, secrètes et tout aussi terrifiantes "sœurs de l'ombre", c'est à dire les trois maîtresses du comte, que Jonathan Harker rencontre pendant sa séquestration au château.
"Encore une réécriture de Dracula ?", nous direz-vous (et qui plus est une réécriture qui se veut féministe). Si le projet semble vendre peu d'originalité et s'appuyer surtout sur des concepts séduisants mais peut-être un peu faciles, Kiran Millwood Hargrave nous offre ici bien davantage qu'une image de papier glacé. En écrivant sur les Dracula's brides, elle se penche tout d'abord sur des personnages peu exploités au fil des (nombreuses) réécritures du mythe. On ne compte plus le nombre de journaux intimes prétendument réinventés de Mina Harker, dont l'aura a éclipsé les autres figures féminines du roman, y compris ces trois vampiresses pourtant tout aussi magnétiques qu'intrigantes. "Deux brunes et une blonde" nous dit le texte de Stoker, les deux brunes ayant "le nez aquilin". De leur relation à Dracula, on retient une dispute, entendue par Johathan Harker alors qu'il ère dans le château du comte pendant la nuit, et qui vient questionner la capacité à aimer du vampire. Pour le reste, ces trois créatures, qui forment ensemble une sorte d'entité unique, sont des séductrices fatales à qui on prête finalement peu d'intérêt (Stoker le premier) au-delà de leur rôle de corruptrice.
La superbe édition originale reliée, aux motifs vénéneux inspirés de W. Morris.
Kiran Millwood Hargrave prête sa plume et son talent pour raconter l'envers du décor, imaginer la vérité de ces femmes. Ce qu'il y a probablement de plus intéressant dans Les filles qui ne mourraient pas, c'est que le lecteur qui n'est pas informé de la filiation du texte avec Dracula mettra de nombreuses pages avant de faire totalement le lien avec l'oeuvre de Stoker. C'est probablement cette prise de distance qui permet à l'autrice de s'approprier totalement le sujet et d'en faire un récit tout à fait fonctionnel indépendamment du célèbre roman. En puisant dans le mythe qui s'est construit autour de la figure terrifiante de Vlad l'empaleur, elle reconstitue une époque et un pays dans un ancrage extrêmement réaliste, lequel donne une réelle densité à son texte.
L'écriture de Kiran Millwood Hargrave est sensorielle, voire charnelle par moment, particulièrement évocatrice. Son sens incroyable du style et de la métaphore, déjà remarqué dans Un hiver sans fin, capture les émotions comme les instants de vie avec une poésie douce-amère qui ne peut que toucher le lecteur. Sa plume participe à rendre les personnages réels, palpables, dans leurs qualités comme dans leurs imperfections. L'attachement qui les lie, leurs ambivalences comme leur attraction sont retranscrites avec une précision chirurgicale qui dépasse de loin ce qu'on a trop l'habitude de voir en littérature young adult. Leur psychologie, finement travaillée et restituée, permet de les voir évoluer au cours de cette quête aux allures de tragédie épique particulièrement bien menée, et ce malgré quelques précipitations dans le dernier quart du roman.
En bref : Bien plus qu'une simple réécriture de Dracula, Les filles qui ne mourraient pas propose de raconter le périple de personnages extrêmement anecdotiques (mais non moins charismatiques) dans l'oeuvre originale de Stoker, en leur donnant ici une place centrale. Si ce choix permet à l'autrice de se distancer du célèbre roman pour ne pas rester dans l'ombre de l'auguste écrivain et de raconter sa propre histoire, son talent de conteuse et son don pour l'évocation font de ce livre un récit puissant qui a son intérêt propre. Avec ces deux héroïnes, on voyage et on frissonne, on s'émeut comme on palpite. Le roman de Kiran Millwood Hargrave, dense et profond comme une grande tragédie classique, force l'admiration.
Et pour aller plus loin...
- (Re)découvrez Dracula de Stoker.
- (Re)découvrez l'autrice avec son génial Un hiver sans fin, aux allures de conte de Noël.
Assurément noté pour l'Halloween prochain (ou avant...?) ! top !
RépondreSupprimerC'est vraiment très très bien écrit. Je pense que si je n'avais pas découvert l'autrice au préalable, je serais certainement passé à côté de ce livre, vendu à grand renfort de publicité un peu "facile" à mon goût. Mais comme je le dis dans l'article, ce livre va au-delà du concept de "réécriture féministe de Dracula". C'était une belle lecture, qui donne en plus envie de lire les autres ouvrages de l'autrice. :)
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