mercredi 13 août 2025

Là où gisent les endormies - Faridah Àbíké-Íyímídé.

Where sleeping girls lie
, Feivel & Friends, 2024 - Éditions Ellispsis (trad. d'E.Chiron), 2024 - Editions PAL, 2025.
 
    Sade Hussein intègre la prestigieuse Académie Alfred Nobel après avoir été scolarisée à domicile toute sa vie. Bien que la malchance l'ait toujours
accompagnée, elle ne s'attend pas pour autant à ce que sa nouvelle colocataire, Elizabeth, disparaisse après sa première nuit à l'internat. Alors que les rumeurs à son égard vont bon train, Sade attire l'attention de la Satanée Trinité, un trio de filles populaires et énigmatiques. Entre en apprendre plus sur elles et rattraper son retard en classe, Sade a déjà beaucoup de pain sur la planche. Mais quand elle prend conscience que personne ne se soucie de ce qui est arrivé à Elizabeth, elle s'allie au meilleur ami de cette dernière, Baz, pour mener l'enquête. C'est alors qu'un étudiant est retrouvé mort.
    Tandis qu'elle tente de comprendre ce qui se passe, Sade se rend compte que l'ANA et ses étudiants sont plus mystérieux qu'elle ne le pensait.
 
Des secrets se cachent derrière chaque porte... Des secrets qui rivalisent même avec les siens.
 
***
 
    On l'a rappelé tout récemment avec notre lecture de Camelot, de Fabrice Colin : on a un penchant pour les intrigues se déroulant dans des pensionnats ou au sein d'anciennes universités où vieilles pierres et briques rouges se côtoient sous le lierre. Une veine littéraire majoritairement britannique mais pas que, comme en atteste le célèbre Maître des illusions de l'Américaine Dona Tartt. Exemple typique de ce registre très anglo-saxon qu'est le "roman de campus", Le maître des illusions a également popularisé l'esthétique Dark Academia aujourd'hui bien connue du monde des hashtags. Aussi, tout semblait réuni pour que les années 2020 se réapproprient ce registre du roman universitaire aux codes très instagramables. Ainsi est né Là où gisent les endormies, de l'autrice Faridah Àbíké-Íyímídé.
 

    L'intrigue nous fait entrer dans la prestigieuse ANA, l'Alfred Nobel Academy, un lycée de luxe situé en Angleterre. Doté d'un immense campus, l'établissement fonctionne comme une université et chaque nouvel élève est affilié à une maison à laquelle correspond son bâtiment avec chambres et pièces communes. Des maisons baptisées des noms d'augustes personnalités scientifiques. Masculines. Et blanches. C'est en tout cas ce que constate Sade Hussein lorsqu'elle passe les grilles de l'ANA en cours de premier semestre, après des années de scolarité à domicile. Le récent décès de son père, qui lui refusait jusque-là un cursus ordinaire, lui a ouvert les portes du monde extérieur et la possibilité, enfin, d'avoir une adolescence normale. A peine arrivée dans l'enceinte du lycée, Sade est présentée à Elizabeth, dont elle partagera la chambre. Mais 24 heures plus tard, cette dernière s'est envolée. Disparue. Volatilisée. Après une courte période de tension pendant laquelle tout le monde soupçonne "la nouvelle" d'être responsable, le proviseur rassure toute l'école en annonçant qu'Elizabeth a finalement décidé de suspendre sa scolarité et qu'elle est partie vivre chez sa tante. Or, ce que Baz, le meilleur ami d'Elizabeth et garçon haut en couleur, apprend à Sade ne la rassure pas du tout : l'annonce du proviseur ne peut être qu'un mensonge car la tante d'Elizabeth est décédée. Sade et Baz décident alors de mener leurs propres investigations, une contre-enquête destinée à retrouver leur amie. Cette dernière paraissait préoccupée avant sa disparition ; elle recevait plusieurs textos qui semblaient la mettre mal à l'aise, puis on avait déposé un cadavre de rongeur sur le paillasson devant sa chambre. Lorsque Sade tombe sur des lettres et des messages codés dissimulés dans une boite à musique qui appartenait à sa colocataire, elle découvre que celle-ci tentait de mettre à jour l'un des plus sombres secrets de l'ANA et de dénoncer les agissements de certains des élèves parmi les plus populaires. Il apparait très vite qu'Elizabeth en savait trop et qu'elle avait tout intérêt à disparaître... Qu'en sera-t-il de Sade, maintenant qu'elle suit le chemin tracé par sa camarade ? A moins que la proie ne devienne le chasseur...
 
Faridah Àbíké-Íyímídé
 
    Sur le papier et dans tous ses éléments clefs, Là où gisent les endormies semblait fait pour nous. Séduit par le titre et par la couverture, on l'avait inscrit depuis longtemps sur notre wish list avant que la sortie en poche et les congés estivaux nous permettent simultanément de nous plonger dans ce pavé de près de 700 pages. Les premiers chapitres étaient par ailleurs furieusement prometteurs : avec son introduction à la narration floue et ses extraits de journal intime anonyme disséminés au fil du texte, l'autrice éveillait très vite la suspicion et, brouillant les pistes, l'envie d'aller plus loin. Thriller psychologique, Là où gisent les endormies sait en effet captiver le lecteur et cultiver la machine à spéculations, multipliant les questionnements en même temps que se dessinent de nombreuses pistes et sous-intrigues. Usant à foison des codes narratifs de la série télé et maniant l'art du cliffhanger, Faridah Àbíké-Íyímídé sait faire de son livre un page-turner efficace, le tout dans un univers esthétisant à souhait. Mais. Car il a un mais ; voire plusieurs.
 

    On ne peut nier avoir passé un bon moment de lecture, mais on ne peut pas nier non plus ne pas avoir été déçu, au moins un chouïa. Le premier point négatif qui nous a très vite sauté aux yeux et qui a rendu la lecture parfois pénible est le texte français : la traduction est assez médiocre, au point que certains passages donnent l'impression d'avoir été écrits par l'intelligence artificielle. Construction de phrase maladroite, ordre des mots correspondant à la syntaxe anglo-saxonne, retranscription littérale des métaphores... même si cela s'améliore après le premier tiers du livre, on ne va pas se mentir : ça gâche le plaisir. Ajoutons à cela que la traductrice ne semble pas connaître le dictionnaire des synonymes (le vocabulaire est restreint et elle répète trop souvent les mêmes expressions) et on passe plus de temps à lever les yeux au ciel qu'à les garder rivés sur les pages.
 

    Les personnages, ensuite. Si l'autrice offre une belle diversité en mettant à l'honneur des protagonistes noirs (ce qui est assez rare pour être noté), elle leur réserve bien trop souvent des rôles stéréotypés, loin du niveau littéraire et de la complexité dont prétend relever le roman (ou auxquels on tente de nous faire croire). Sade mise à part, les autres sont assez fades et tirent l'intrigue vers le bas : du tombeur de service au gang de pimbêches populaires (la satanée Trinité, à l'évidence pompée sur le trio des Sœurs du Destin de Chilling adventures of Sabrina), même si certains se révèlent parfois surprenants, l'ensemble est plus proche d'une série Netflix à la Élite que d'un roman d'Evelyn Waugh ou de Dona Tartt.
 

    Faridah Àbíké-Íyímídé multiplie les détails et pseudo-rebondissements sans intérêt, notamment des éléments qui, là encore, participent à faire basculer son intrigue dans le scénario d'un teen-movie  oubliable (les changements de couleur de cheveux de Baz, les émojis sandwich, l'adoption du hamster de laboratoire...). C'est d'autant plus dommageable qu'en plus d'occuper au moins 20 pour cent du livre inutilement, cela gâche toute la dimension thriller du roman, dont les enjeux et thématiques se situent à mille lieues de ces préoccupations puériles.
 

    Enfin, si la résolution du mystère est particulièrement bien menée et si l'autrice s'amuse à balader intelligemment le lecteur grâce à ce que la narration ne dit pas, l'intrigue qui se veut habile et bien ficelée présente en fait de nombreuses failles (contrairement à la citation en quatrième de couverture qui prétend que le livre n'en présente aucune – hum). Il y en a malheureusement trop, dont une de taille qui semble échapper à tous les personnages (et aux éditeurs ?), sans parler du manque de bon sens de l'héroïne devant certains indices (l'épisode des lampes à UV, ou encore la lettre codée dont elle met des siècles à reconnaître l'écriture en morse – mais peut-être que le monde des youg adults ignore ce qu'est le morse, allez savoir).
 

 
En bref : Un roman prometteur sur le papier et, d'ailleurs, l'autrice sait en faire un excellent page-turner : suspense et rythme y sont maîtrisés. Cela étant, l'univers, hétérogène, est tiraillé entre des thématiques intéressantes par leur complexité (en plus d'être terriblement actuelles) et des éléments qui sonnent beaucoup trop le teen-movie ou la série pour adolescents. L'ère du hashtag sied mal au roman de campus à la Dona Tartt, dans les pas de qui il n'est pas aisé de marcher. Le résultat est sympathique et on se laisse prendre au jeu, mais il reste trop de failles et de fausses notes pour en faire le roman qu'on nous promet.  

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