vendredi 26 octobre 2018

La troisième personne - Henry James.


The Third Person, 1900 - Editions Mare Nostrum (trad. d'E.Clavaud), 1992.




  Un écrivain qui s'éclipse vers l'au-delà pour en revenir apaisé ; un revenant qui cherche l'apaisement auprès de vieille demoiselles... C'est le monde à l'envers dans l'univers jamesien de 1900, du moins le temps de deux nouvelles.
  On est loin ici du registre dit "classique" de James. Décidément, l'au-delà n'est plus ce qu'il était.




***

  D'Henry James, on connait bien évidemment la célèbre nouvelle Le tour d'écrou, l’archétype même de l'histoire de fantôme gothique, publiée en 1898 et encensée depuis par de nombreux auteurs, de Joan Lindsay (Pique-Nique à Hanging Rock) à Susan Hill (La dame en noir). On connait peut-être moins ses autres contes fantomatiques mais tous restent néanmoins plus connus que cette nouvelle publiée en 1900. Et pour cause, La troisième personne (ou La tierce personne, dans l'ouvrage intégral Les œuvres complètes) fut très peu diffusée en France, quoi qu'elle eut droit à une adaptation remarquée à la télévision hexagonale en 2006 sous le titre Le pendu (chronique ICI), avec un casting trois étoiles...

 Le Pendu, téléfilm de Claire Devers, 2006.

  Angleterre, année 1900. Dans la paisible ville côtière de Marr, deux vieilles ladies liées par le sang mais qui ne se connaissaient pas jusqu'alors sont amenées à se rencontrer : une tante qu'elle avaient en commun vient de décéder, leur léguant son gigantesque manoir. Le testament est formel : si elles ne désirent pas y vivre, la maison doit être vendue à leur bénéfice commun. Mais voilà, l'une comme l'autre veut y rester quelques temps afin de juger de son éventuel avenir en ses murs. Bon gré, mal gré, Amy et Susan, en dépit de caractères opposés, s'installent dans l'ancestrale bâtisse, bien décidées (quoi que secrètement) à en découdre. Puis, un soir, voilà que Susan hurle. Elle assure avoir vu un homme dans sa chambre, habillé à l'ancienne et la tête monstrueusement penchée sur le côté. Un fantôme? c'est certain! Entre peur et excitation, les deux cousines se trouvent un objectif commun : découvrir l'identité du spectre! Pour cela, on retourne la bibliothèque à la recherche d'archives secrètes ou de documents codés, mais on ne trouve qu'un parchemin écrit en gothique. Le vicaire, qui rend occasionnellement visite aux deux vieilles filles, se propose de le retranscrire et met à jour une sombre histoire de trafic : un de leurs ancêtres, Cuthbert Frush, aurait été pendu pour contrebande. Pendu? C'est certainement lui, le fantôme, et voilà pourquoi sa nuque est si outrageusement tordue! Mais maintenant que son identité est mise à jour, que faire? D'autant que Cuthbert devient de plus en plus envahissant et ne cesse d'apparaître aux deux cousines... même si c'est parfois pour leur plus grand plaisir...



" Elles demeuraient l'une comme l'autre agréablement conscientes de ce sol personnel qui n'était pas dépourvu de ruines fragmentaires et qu'elles pourraient fouiller."

  Nous parlions du Tour d'écrou un peu plus haut : oubliez-le. Avec La troisième personne, Henry James donne à voir un tout autre genre d'histoires de fantôme dans lequel on l'ignorait exceller autant que dans la terreur : le pastiche. Car cette nouvelle (on aurait pu dire novella si le terme avait existé, car elle tient peut-être davantage d'un roman court) est loin de faire appel à l'horreur ou à l'angoisse. On peut le sentir dans les premières lignes, dès lors qu'il dresse le portrait de ses deux protagonistes, ces deux vieilles filles de natures contraires aux parcours aussi différents que le sont leurs passions, sur un ton à la légèreté appuyée. Le contraste entre les deux cousines dont on suit bien vite le quotidien "domestique" suffit à faire sourire et, que ce soit Susan - l'aînée, grande voyageuse un peu vieille école et dessinatrice - ou Amy - de dix ans sa cadette, plus glamour, plus mondaine, mais néanmoins auteure d'un petit roman -, toutes deux se jaugent en silence, l'une se refusant de céder un poil de terrain ou de quitter le manoir avant l'autre.


"Quoi qu'il en soit, elles étaient encore ici en présence de leurs ancêtres communs, dont, plus que jamais, elles considéraient le meilleur et seulement le meilleur comme allant de soi. D'ailleurs, le meilleur - c'est à dire le meilleur de la petite ville de Marr, mélancolique, ordinaire, déshéritée - n'était-il pas installé dans chaque fauteuil rigide de l'ancienne et respectable demeure et piqué dans l'ouvrage de chaque courtepointe bizarre et désuète?"

  Ce pourrait presque devenir une sympathique satire familiale si un fantôme ne faisait pas irruption entre les deux. Un fantôme, vraiment? Ou les affabulations de deux vieilles dames un peu trop romanesques qui s'ennuient? Car en fait, on ne voit jamais l'esprit à l’œuvre, on n'assiste à aucune de ses apparitions, et celles-là nous sont toujours rapportées indirectement par l'une ou l'autre des deux cousines qui viendrait de l'apercevoir. La trame fantastique et l'existence de ce spectre ne tiennent donc dès lors qu'au crédit qu'on accorde au discours des personnages et à leur confiance mutuelle...

" Si ce n'est que vous et moi ne doutions pas l'une de l'autre, il n'y aurait pas de créature"

  Car c'est dans ce personnage en creux, cette vraie/fausse présence qui va jusqu'à donner son nom à la nouvelle que se construit toute l’ambiguïté de l'histoire. D'autant que, loin de les effrayer totalement, le fantôme supposé de Cuthbert Frush est bientôt très apprécié des deux vieilles célibataires : enfin un homme à la maison! Elles en viendraient presque, dans le secret, à rechercher chacune sa présence et à s'en venter à l'autre, se trouvant à se crêper le chignon pour un homme ...qui n'existe peut-être pas, ou du moins est mort depuis belle lurette.

La petite ville de Rye, vers 1900.

  Henry James pousse le pastiche jusque dans le style même de son histoire, qu'honore la traduction d'Evelyne Clavaud : préciosité appuyée à l'extrême, phrase ponctuées et enchevêtrées à l'excès, vocabulaire abusivement soutenu... La plume du dix-neuvième siècle chère à la romance sociale est ici parodiée avec délice et malice, ajoutant encore un peu plus à l'écart entre le propos, les événements racontés, et les réactions des personnages, qui fait toute l'originalité de cette nouvelle.

 Lamb House

  N'oublions pas de parler de décor : la petite ville de Marr, largement décrite dans la nouvelle, participe par son ambiance minutieusement restituée à faire de ce conte une vraie histoire d'atmosphère. Pour l'anecdote, il ne s'agit ni plus ni moins que de la véritable ville côtière de Rye, où vécut l'auteur et dont il s'inspira pour La troisième personne. De là à supposer que la maison du XVIIIème siècle qu'il occupait alors, Lamb House, a quant à elle servi de modèle au manoir des deux cousines, il n'y a qu'un pas...

 Les rues de Rye...

En bref : Un pastiche de l'histoire de fantôme dans le fond comme dans la forme. Léger, drôle et inattendu, La troisième personne est probablement l'écrit le plus décalé d'Henry James. Personnages hauts en couleurs et atmosphère malicieuse, une nouvelle à redécouvrir.


Et pour aller plus loin...



- Découvrez l'adaptation en téléfilm français par Claire Devers : Le Pendu, avec Dominique Blanc, Dominique Raymond, et Denis Poladydès.

 

2 commentaires:

  1. Et bin cela donne envie de decouvrir ce decalage....tout une James et meme en espagnol dans le titre...;)

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