Née à Strasbourg en 1761, la jeune Marie Grosholz, future madame
Tussaud, est employée dès son plus jeune âge comme apprentie par un
sculpteur sur cire. Lorsque le duo devient célèbre à Paris pour ses
réalisations, Marie a pour modèles les plus grandes personnalités de
l’époque : Voltaire, Rousseau, Benjamin Franklin, etc. Bientôt elle est
accueillie à la Cour où elle prodigue des leçons de sculpture à la
princesse Élisabeth, sœur du roi. En 1789, la capitale entre en
ébullition, la foule exige des têtes. C’est le début d’une incroyable
décennie pour Marie qui, échappant de peu à la guillotine, se voit
chargée d’exécuter les masques mortuaires de ses amis les plus proches
(Louis XVI), comme de ses ennemis les plus acharnés (Robespierre).
Art, amour, Révolution : le récit d’une existence hors du commun.
Avec ce récit palpitant, illustré de magnifiques dessins de l’auteur, Edward Carey nous fait entrer dans l’intimité d’une femme au destin exceptionnel.
***
Sorti en librairie le 1er avril 2021, Petite, écrit et illustré par l'artiste aux multiples talents Edward Carey, a en l'espace de quelques semaines conquis les lecteurs français. Dramaturge, romancier, scénographe et illustrateur, l'auteur est notamment connu pour sa saga des Férailleurs, trilogie "fantasmagraphique" à mi-chemin entre Tim Burton et Charles Dickens. Avec Petite, Edward Carey frappe encore une fois un grand coup...
"Qu'est-ce qu'une vie ? Ce qu'on nous en a laissé : des histoires. Nous les portions comme des vêtements."
Petite nous plonge dans l'Alsace du XVIIIème siècle : Marie Grosholz, fille d'une modeste domestique et d'un soldat mort des suites de ses blessures au combat, est d'apparence tellement chétive que tout le monde prend l'habitude de la surnommer "Petite". Contraintes de subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens, mère et fille se font embaucher en Suisse comme employées de maison dans la demeure du solitaire et étrange Dr Curtius, anatomiste qui reproduit des organes humains en cire pour ses confrères médecins. La mère de Marie, psychologiquement fragile, se donne la mort quelques temps après leur arrivée, laissant Petite seule au monde. Ou presque. En dépit de son apparence commune et gracile, Petite témoigne d'un incroyable instinct pour la vie et d'une insatiable curiosité : fascinée par les créations du Dr Curtius, elle ne tarde pas à apprendre à ses côtés l'art de sculpter la cire puis de mouler des visages pour les reproduire à l'échelle. Devenue son assistante et apprentie, elle l'accompagne lorsque quelques grands noms de Paris leur fond miroiter le rayonnement que rencontrerait leur art à la capitale française. Là, en plein siècle des Lumières, leur musée de créations et de reproductions, véritable cabinet de curiosités, ne tarde pas à attirer les plus humbles comme les plus grands, désireux d'admirer ce travail confondant de vérité ou de payer pour une copie de leur propre visage. Leur logeuse, la veuve Picot, couturière, ne tarde pas à flairer les profits possibles et manipule de Dr Curtius afin de devenir son associée. Les bénéfices leur permettent rapidement de racheter un ancien hôtel particulier Boulevard du Temple et de créer un musée plus grand et plus populaire, qui fascine autant qu'il effraie les visiteurs. Reléguée au rang de simple bonne et malmenée par la veuve Picot, Petite continue cependant de créer en cachette, de dessiner et de raconter son histoire, prête à s'affranchir de cette condition à laquelle on l'assigne pour aller toucher du doigts les mystères de la vie et les reproduire dans la cire...
Paris, le Bvd du Temple au XVIIIème siècle.
"La maison sans joie logeait une double famille, la première, de chair et d'os, l'autre de tissu. On ne prêtait pas attention à la seconde ; ses membres, très réservés, formaient un clan sombre et boudeur. Mais, au bout d'un moment, sous leur enveloppe rêche, leurs formes humaines étaient reconnaissables. On entendait presque leurs soupirs."
Récit bouleversant à bien des égards, Petite aurait aussi pu s'appeler Simple, comme le sont à la fois l'héroïne et l'écriture d'Edward Carey. Rares sont en effet les auteurs qui cultivent le talent de toucher aussi profondément le cœur des lecteurs et susciter ainsi les plus vives émotions à travers une prose aussi sobre. La simplicité du style tient au choix de la narration, racontée par Marie elle-même à la façon d'un journal intime ou de mémoires illustrées. Le ton et le style reflètent l'humble condition de cette enfant, jeune fille puis femme qui contemple le monde et raconte les affres de l'existence à travers son regard à la fois si innocent et pourtant tellement clairvoyant.
Illustration intérieure d'E.Carey.
" Je m'installais auprès de ces messieurs dames, qui semblaient très heureux que je leur tienne compagnie. Sans doute auraient-ils bien aimé parler, mais ils ne le pouvaient pas. C'est le triste dilemme des têtes de cire : de naissance incertaine, elles reproduisent la vie mais celle-ci leur échappe."
Utilisant pertinemment ses talents d'illustrateur au profit du format choisi et de son personnage, Edward Carey parsème son roman de dessins et d'esquisses qui deviennent les croquis de Marie, laquelle cherche à capturer sous le crayon ou dans ses sculptures les personnes et les événements qui retiennent son attention. Dès lors, la création devient un exutoire, voire un étrange exercice de sublimation des traumatismes et épreuves qu'elle doit affronter, participant à gravir les étapes vers l'âge adulte et sa résilience malgré les deuils et les pertes.
Illustration intérieure d'E.Carey.
"Quand je fus habituée à l'obscurité ambiante, que je pus me diriger dans le noir sans craindre de me cogner, j'ai commencé, pour ainsi dire, à y voir plus clair. Quelque chose se cachait sous le deuil. Une chose que le chagrin masquait si vous ne faisiez que passer, si vous étiez fort myope ou n'entriez que dans certaines pièces, comme la salle à manger ou le salon, dans lesquels les mannequins arboraient les confections de la veuve. Pourtant, elle était là, cette chose. Elle avait effiloché les rideaux, fendu le verre des fenêtres, élimé les draps ; elle laissait les bougies éteintes et vidait les placards. Cette chose était la misère."
Si l'on apprend rapidement que l'auteur raconte ici la vie de la célèbre Mme Tussaud, créatrice du non moins renommé musée de cire de Londres, on ne peut que remarquer le caractère délicieusement fantasmagorique du roman. Biographie fantasmée et onirique, Petite est à la vie de Mme Tussaud ce que le film Fur de Steven Shainberg est à celle de la photographe Diane Arbus : un portrait imaginaire entre Histoire et étrange étrangeté, fidèlement aux création et à l'univers de son personnage. Inspiré par les propres libertés et extrapolations de Mme Tussaud herself dans ses mémoires, Edward Carey s'est imposé un fort contexte historique et a conservé la plupart des éléments biographiques avérés pour broder autour d'eux un univers décalé et surréaliste. Ainsi, sa vision du Dr Curtius est davantage inspirée du physique émacié et du tempérament lunaire de Hans Christian Andersen, de même qu'il fait de Louis-Sébastien Mercier (auteur du célèbre Tableau de Paris qui inspire nombre des passages de ce roman) un de ses personnages principaux, guide de la ville Lumière.
"La France, comprends-tu, est un enfant rachitique dont le crâne se
nourrit, tandis que son corps reste faible et émacié. Le premier enfle
et l'autre fond. Et il dévore, ce crâne, poursuivi par la faim. La
France gave sa tête et affame ses membres. Combien de temps vivra-t-elle
encore, à ton avis ?"
Ancien cliché d'une représentation en cire de Mme Tussaud, jeune.
"Observe bien ... Paris, jadis appelée Lutèce, ce qui signifie - cela ne
t'étonnera pas : la cité de la boue. Nous la surnommerons Ville
souterraine. Ou Labyrinthe des ombres. Ou Abrégé de l'univers. Tout y
est, tout y vit, tout s'y meurt"
Ces libertés s'avèrent porteuses d'une dimension symbolique et stylistique toujours pertinente, participant à mieux mettre en relief le parcours incroyable de cette femme qui a traversé le Siècle des Lumières, la Révolution Française et le Nouvel Empire pour terminer sa vie dans l'Angleterre Victorienne. A travers son art qu'elle présente à la face du monde tel un miroir dénué de toute prise de parti, Marie raconte le bien comme le mal, la richesse comme la pauvreté, les vices comme les vertus. Dans la cire, elle montre, en dépit des différences de classes et des inégalités d'échelle sociale, ce qui fait le commun de toute humanité, ce qui accompagne l'avènement comme la chute des rois. Derrière ses excentricités et son ton volontairement baroque, Petite restitue mieux que jamais le bouillonnement et les renversements du siècle des Lumières autant que la capacité de résilience d'un petit bout de femme qui n'avait au départ rien d'une héroïne, mais qui allait survivre à tous ses contemporains.
"Ce
ne sont que des miroirs, Marie. Nous créons des reflets. Voilà la
mission du cabinet. Les gens n'aiment pas se voir dans la glace. Leur
image leur fait honte."
Reproduction en cire du visage de Marie-Antoinette d'après le
moulage effectué par Mme Tussaud après décapitation de la Reine.
En bref : Roman d'apprentissage qui se joue des limites entre réel et fiction pour mieux toucher le lecteur, Petite est une fable fantasmagorique qui restitue à la fois les fastes et la décadence d'une époque autant qu'il fait résonner en nous les peines et les joies de son héroïne. Troublant, palpitant, touchant, profondément inspirant et délicieusement étrange, Petite est certainement le livre le plus bouleversant et le plus réussi de ce début d'année.
Ton billet est particulièrement intriguant et enthousiasmant, je note avec empressement (et ça rime ^_^).
RépondreSupprimerJe te le recommande vivement, "Petite" est une pépite (ça rime aussi) ;)
Supprimer