jeudi 4 décembre 2025

Un parfum de sang : interview de Maureen Desmailles.


    Il y a quelques semaines de cela, on publiait notre avis sur Les Ensangs, troisième roman de l'autrice Maureen Desmailles, et le premier de ses livres dans le registre des littératures de l'imaginaire. Alors qu'on avait craint un énième roman de vampire tout à fait dispensable, on s'était laissé prendre au jeu de l'intrigue et, surtout, laissé séduire par la plume très évocatrice de l'écrivaine. Cette dernière a accepté de nous accorder une interview afin de répondre à nos (nombreuses) questions. Attentions à ceux qui n'ont pas encore dévoré Les Ensangs, car il y a là quelques spoilers
 
 

 
Pedro Pan Rabbit : Vos précédents ouvrages n'avaient rien à voir avec Les Ensangs, au point qu'on pourrait croire cette histoire tombée de nulle part. Alors, ce livre : évidence secrète ou vraie surprise ?
 
Maureen Desmailles : C'est une bonne question, car elle permet de parler de calendrier éditorial. J'ai commencé à être publiée il y a trois ou quatre ans avec La chasse, sorti chez Thierry Magnier. Avant cela, j'étais déjà en contact avec Slalom et je leur avais soumis un projet sur la base d'un book composé d'extraits et d'écrits de jeunesse. Cela ne s'est finalement pas concrétisé et le projet a évolué jusqu'à devenir La chasse chez Thierry Magnier. Parallèlement, j'avais commencé à parler de ce potentiel récit de vampire à Slalom, mais les éditeurs n'ont pas tous le même processus de sélection ; en la matière, Slalom fonctionne beaucoup avec des pitchs ou des synopsis. Je n'en avais jamais rédigé, alors le temps que j'apprenne à écrire un synopsis correct et que Les Ensangs se concrétise, j'ai eu le temps de rédiger La chasse puis de commencer La candidate. Officiellement, c'est donc mon troisième roman, mais j'ai commencé à y travailler bien avant de finaliser les deux autres. Chez Thierry Magnier, ils font davantage de littérature blanche : ayant débuté avec eux, c'est dans ce registre que je me suis fait connaître dans un premier temps, mais j'avais envie de faire de l'imaginaire dès le départ.
 

 
PPR : Quel est votre avis sur cette littérature dite "de genre" et sur la liberté qu'elle permet ? 
 
MD : En termes de processus éditorial, je me suis sentie libre avec mes deux éditeurs, mais il est vrai que l'imaginaire offre des métaphores merveilleuses pour parler de nombreuses choses de façon moins directe. Ce qui me plaisait avec le vampirisme, c'était d'ouvrir un peu le sens du mot "vampire" et d'aller même chercher dans son sens commun : "être vampirisé par quelque chose ou par quelqu'un". C'était intéressant de travailler ce thème dans ce sens-là, ça permet de traiter la question de l'emprise d'une autre manière que dans la littérature blanche et de s'y autoriser peut-être plus de facéties. Je ne pense pas être moins libre en littérature blanche, mais on n'y compose pas avec les mêmes outils ; a priori, l'éventail des choses possibles parait plus large en littérature de l'imaginaire, mais ce n'est pas parce que c'est plus large que c'est mieux ! J'ai vraiment pris autant de plaisir à écrire en littérature blanche qu'en littérature de genre, mais à ce stade du troisième livre, je suis plus à l'aise avec ce que je fais et mon écriture est plus mûre. Je me sentais prête, par exemple, à travailler avec plusieurs personnages à la fois, des personnages ayant des objectifs différents, des objectifs qui vont s'opposer, etc. alors que je trouvais cela assez difficile et que je n'y étais pas encore prête avec mes eux précédents livres, où il n'y avait pas cette imbrication de personnages et d'enjeux. Cette capacité à mettre en place de nouvelles choses à un moment donné d'un parcours professionnel dépasse pour moi la question du genre de ce qu'on écrit.
 

 
PPR : Les vampires d'Anne Rice semblent constituer une inspiration majeure pour Les Ensangs. Est-ce une exception ou avez-vous été marquée, touchée ou influencée par d'autres récits de vampires "mythiques" ?
 
MD : J'ai découvert les vampires à l'adolescence et c'est vraiment un monstre qui a fait partie de mon identité culturelle car on en voyait alors un peu partout. Curieusement, je n'ai pas lu Twilight à cette époque, même si j'ai vu les films. J'ai eu la chance, très jeune, de voir le film Entretien avec un vampire et c'est devenu une sorte de référence ultime : une fois qu'on connait Lestat, c'est un peu difficile de passer à Edward Cullen – il ne fait pas vraiment le poids. J'y suis revenue plus tard et je m'y suis intéressée pour d'autres raisons. Je me suis également tournée vers les classiques comme le Dracula de Bram Stocker et j'ai lu Carmilla bien plus tard, une fois adulte. J'avais aussi beaucoup aimé, quand j'avais une vingtaine d'années, le travail de Poppy Z. Brite avec Âmes perdues qui m'avait interpellée. Ensuite j'ai lu plusieurs anthologies, dont une avec une nouvelle de Neil Gaiman qui était une relecture vampirique de Blanche-Neige, que j'avais bien aimée. En vrai, je pense que je n'ai pas lu tant de livres de vampires que ça, mais j'ai fait des études de cinéma et j'ai été marquée par de nombreux films comme Morse, le Dracula de Coppola ou le Nosferatu de Herzog. Mes influences viennent donc de médias différents, mais je n'ai pas une connaissance réellement pointue du corpus vampirique ; il y a des tas d'auteurs très connus dans ce registre dans la contre-culture américaine, mais je ne les ai pas lus et c'est vraiment Anne Rice et les sous-textes queer ou sur les relations amoureuses qui ont été fondateurs pour moi.
 


PPR : L'éditeur présente Les Ensangs comme se situant au croisement d'Anne Rice, justement, et de Patrick Süskind. De fait, vous parsemez votre livre de nombreux clins d’œil au Parfum. Quelle place tient ce roman dans votre vie de lectrice ? 
 
MD : C'est un roman que j'aime énormément. Tout d'abord, c'est un roman extrêmement singulier dans le paysage littéraire contemporain – je dis contemporain car ça reste de la littérature du XXe siècle – et c'est le seul roman que j'ai relu plusieurs fois. J'ai relu Entretien avec un vampire, mais je l'ai relu parce que je travaillais sur Les Ensangs et parce que je voulais l'avoir en tête, mais Le Parfum, c'est un des seuls romans que j'ai relus deux ou trois fois spontanément, parce que c'est un roman fou. Ce que j'aime tout particulièrement dans ce roman, c'est la partie où il ne se passe absolument rien : quand Jean-Baptiste Grenouille est entre Paris et Grasse et qu'il vit en forêt dans une espèce de grotte, où il est constamment enivré d'odeurs. Ce passage m'avait déjà marquée à la première lecture et je continue de l'aimer énormément. L'histoire en elle-même est déjà assez folle, mais je réalise de plus en plus que j'aime surtout les univers qui ont une sorte de langage à proprement parler et c'est le cas de la parfumerie. D'ailleurs, même si on va sur le site de Séphora et qu'on va lire les descriptions de parfum, il y a une façon de mettre en langage ce qui, a priori, échappe complètement aux mots dans les odeurs, mais qui dans les fiches descriptives est toujours étonnamment évocateur ; on retrouve aussi ça avec le vin ou avec le thé. Ce que j'ai entendu en allant écouter des interviews de parfumeurs pendant mon travail d'écriture sur Les Ensangs je le retrouve chez Süskind : il est vraiment allé chercher cette langue-là pour décrire les odeurs et il a été un des seuls à le faire au point que cela devienne le principe structurant d'un roman. Il n'a pas d'équivalent en la matière et ce n'est pas un simple livre parmi d'autres.
 
Orchidée vampire, par Macharaology
 
PPR : Relativement à cet univers des parfums, Les Ensangs est écrit dans un style extrêmement sensoriel (voire charnel). Est-ce une approche propre à votre écriture en général ou est-ce quelque chose que vous avez dû mettre au travail pour ce livre en particulier ? 

MD : Un peu des deux, je dirais. Je suis très intéressée par cette idée d'aller chercher tout ce qui touche à la sensation et de l'attraper par le langage : dans mes deux précédents livres, il y a déjà beaucoup de renvois aux odeurs et aux couleurs. Je tricote et je couds, donc ça m'intéresse aussi beaucoup de nommer les teintes, les tissus et les textures, parce que je trouve que ce sont des éléments de description qui sont toujours très parlants ; ils permettent d'incarner quelque chose très concrètement – beaucoup plus que les descriptions physiques. D'ailleurs, même dans les descriptions des protagonistes, j'aime surtout aller chercher la sensation que provoque la découverte du personnage plus que sa dimension physique et à quoi il ressemble, ce qui n'est jamais quelque chose de vraiment très intéressant à mon sens. A moins que décrire le physique soit utile dans l'action et dans l'histoire qu'on raconte, cela ne me stimule pas vraiment. En revanche, qu'on sache l'effet que procure mon personnage, cela m'intéresse beaucoup plus : ce peut être l'effet dans le corps, ce qu'il donne envie de faire ou le type de texture que ça appelle. Il y a déjà quelque chose de cela dans La chasse et La candidate, mais à une échelle un peu moindre, parce qu'on est en littérature blanche et que toute cette sensualité ou sensorialité de l'écriture doit être une sorte de soutien. Dans Les Ensangs, à l'inverse, c'est au centre : c'est à la fois un point de départ pour caractériser le personnage de Charlie et c'est aussi un construit pour les vampires afin de les ramener à l'humanité ; j'étais donc obligée de m'appuyer dessus pour l'écriture. Le défi pour moi était que les odeurs évoquées fassent sens par rapport à la scène, par rapport aux personnages, par rapport à un paysage, là où les odeurs en littérature sont souvent utilisées de manière très poétique (mais alors on ne sait pas vraiment ce que ça sent) ou alors de façon un peu absurde (notamment dans la romance où les hommes sentent toujours le cuir ou le musc !). Je voulais que cela reste crédible et qu'il n'y ait pas de décalage, pour un œil profane, entre les odeurs que je voulais décrire et les types de parfum que je voulais mettre en place.
 

 
PPR : Pour rester dans cette dimension très sensorielle et parfois charnelle, je voulais aborder la scène de transformation en vampire de la narratrice : elle a quelque chose d'hyper érotique, non ?
 
MD : Oui, tout à fait. Ils auraient mieux fait de coucher ensemble, je pense ! (rires)
 
PPR : C'est très intéressant dans le traitement des personnages et dans ce que cela renvoie au lecteur. Lui-même se demande s'ils auraient dû ou non et, d'ailleurs, on en vient à se demander si vous-même vous avez vraiment fait un choix ou si vous êtes restée dans une sorte d'entre-deux ?
 
MD : Tout d'abord, je voulais que ce soit une scène longue car c'est très rarement le cas dans les scènes de transformation en vampire. Même chez Rice, c'est extrêmement rapide : ce sont toujours des moments hors champ, sans qu'on sache ce qui se passe dans le corps. Je voulais un vrai moment pour la transformation de Charlie, qu'il se passe quelque chose et que cela ait un sens. Je l'ai vraiment écrit comme une scène de sexe : les gestes sont très évocateurs, c'est ultra lisible, même si c'est au lecteur ou à la lectrice de le saisir. C'est donc bel et bien écrit comme une scène de sexe, mais pour autant, c'est une catastrophe à tous les points de vue : pour eux deux parce que ce n'est pas la raison pour laquelle ils ont commencé à travailler ensemble, pour Lazlo parce que Charlie prend la place de la personne qu'il aimait le plus au monde, et pour Charlie parce qu'elle voudrait que ce soit quelqu'un d'autre. Et c'est une tragédie pour leur propre sexualité. Il n'y a donc rien qui va dans cette décision qu'ils sont obligés de prendre et cela faisait sens de l'écrire comme ça. Je ne pense pas que j'aurais pu l'écrire autrement au vu de la perspective du roman et de ses thématiques, il me fallait partir de cette métaphore de la morsure dans toute sa symbolique érotique et interroger ce que cela signifiait de mettre ces deux personnages là dans cette situation à ce moment-là du roman, sachant que ce n'est pas quelque chose qu'ils souhaitent. Des romances entre des vampires et de jeunes humaines, il y en a eu plein, mais là ce n'est pas le thème de ce roman. Ici, ce serait une sorte de contresens.
 

 
PPR : Par ailleurs, votre image du vampire n'est pas hyper sexualisée, ce n'est pas un vampire de papier glacé. Le fait que le vampire puisse régresser à l'état de goule est très intéressant : ce n'est pas lisse et cela amène des choses très contrastées dans le rapport au physique. Comment avez-vous travaillé ces dimensions et ces éléments ? 
 
MD : Ça s'est consolidé au fil de l'écriture, car dans le synopsis de départ, il était déjà prévu qu'Alba ait besoin d'un type d'ensang particulier, mais je n'avais pas réfléchi à ce qui lui arrivait concrètement si elle n'y avait pas accès. Dans ma tête, c'était quelque chose dans la veine du female gothic : elle sombrait dans la folie, un peu à la façon de the mad woman in the attic. Ensuite, quand je suis entrée en écriture, j'ai réalisé que ce dont j'avais envie, c'était qu'on ressente que les vampires restaient des créatures dangereuses et monstrueuses, là où le vampire en littérature ado est aujourd'hui trop souvent traité comme une créature merveilleuse. Je voulais qu'on sente que, vivre avec des vampires, c'est pas ouf – même, ça peut être assez dégueu. Se rappeler que ce sont des cadavres. Au départ c'est donc passé par l'allure des vampires lorsqu'ils n'ont pas d'ensangs, par exemple lorsque Lazlo se réveille et qu'il dégage quelque chose d'inquiétant, mais aussi les fois où Charlie dort avec Alba et qu'elle ressemble à une sorte de momie : des détails qui se sont installés progressivement, sans que j'en aie pleinement conscience. La goule est arrivée après. Une fois qu'elle s'est imposée, j'ai poursuivi l'écriture du roman avec cette idée, jusqu'à ce que je décide à la fin du livre de faire d'Alba une sorte de monstre et que ce soit la raison pour laquelle il faut la sauver. Après ça, je suis retournée au début du texte pour ajuster le livre entier en ce sens.
 
 
 
PPR : Pour revenir à la question du non-choix de l'auteur vis-à-vis de certains personnages ou de certains événements de l'intrigue : que doit-on penser de Lazlo ? Pour notre part, malgré tout ce que vous suggérez, on ne parvient pas à le détester vraiment, aussi parce qu'il y a une vraie complexité dans la psychologie des protagonistes, loin de tout manichéisme. Vous ne nous servez pas une réponse rassurante, rapide et facile pour orienter le jugement qu'on doit avoir de lui, même si cela met mal à l'aise.
 
MD : Si vous réussissez à ne pas le considérer comme le pire des enfoirés, alors c'est que j'ai réussi quelque chose (rires). Moi non plus je n'arrive pas à le considérer comme un enfoiré, sinon je l'aurais traité complètement différemment. Je pense que Lazlo essaie de faire de son mieux, comme tous les personnages du livre. Je suis moi-même très intéressée par les personnages un peu "gris", les personnages ambigus, par les romans complexes qui ne donnent pas vraiment de réponses, mais qui interpellent le lecteur sur certaines choses : ce sont des outils plus efficaces, surtout pour aborder des mécanismes comme l'emprise, cela fait des personnages plus réalistes. Dans la vie , il n'y a pas vraiment de bons et de méchants, tout le monde fait un peu comme il peut dans la perspective qui est la sienne. Or, Lazlo est certainement convaincu de faire ce qu'il faut et c'est pour ça que le personnage fonctionne : les réactions qu'il a et même les conneries qu'il fait, il les fait pour une raison qu'il considère être bonne. Pas au sens moral, bien sûr, mais en ce sens que pour s'aider lui-même et pour aider Alba, cela se justifie. Même par rapport à Charlie, il est à la fois le pire et le meilleur qui ait pu lui arriver. Charlie elle aussi est ambiguë dans les choix qu'elle fait ou dans la relation qu'elle tisse avec lui. 
 
 
 
PPR : Finalement, ils sont profondément humains ces monstres...
 
MD : Tout à fait. C'était un peu le défi qu'avec ce personnage monstrueux à plein d'égard, on puisse quand même rester en empathie. Il fallait donner à sentir aux lecteurs et aux lectrices à quel point il est difficile de lui résister.
 
PPR : La question de la fin : on imagine qu'il y a un nouveau texte au travail actuellement ?
 
MD : Oui, je travaille sur deux projets, dont un qui est un peu plus avancé que l'autre. Il s'agit d'un roman illustré à destination des 8 - 10 ans, pour Thierry Magnier. Et puis je vais lancer bientôt l'écriture d'un nouveau roman imaginaire pour un public adolescent. 
 

 
    Un grand merci à Maureen Desmailles d'avoir pris le temps de répondre à nos questions. On souhaite à son roman tout le succès qu'il mérite !
 
 
 

samedi 29 novembre 2025

Penny Dreadful (saison 1) - Une série de John Logan.

 

Penny Dreadful

- Saison 1 -
 
Une série écrite et réalisée par John Logan
 
Avec : Eva Green, Timothy Dalton, Josh Hartnett, Harry Treadaway, Rory Kinnear, Reeve Carney, Billie Piper...
 
Date de diffusion originale : à partir du 11 mai 2014 sur Showtime
Date de diffusion française : à partir du 15 septembre 2014 sur Netflix
Sortie dvd française : 15 avril 2015
 
    Dans le Londres de l'époque Victorienne, Vanessa Ives, une jeune femme puissante aux pouvoirs hypnotiques, allie ses forces à celles d'Ethan, un garçon rebelle et violent aux allures de cowboy, et de Sir Malcolm, un vieil homme riche aux ressources inépuisables. Ensemble, ils combattent un ennemi inconnu, presque invisible, qui ne semble pas humain et qui massacre la population..
 
***
 
    Voilà bien longtemps qu'on souhaitait vous parler de cette série. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué : on aurait pu le faire en 2016 lors de notre première participation au Challenge Halloween – le thème était alors l'Angleterre – ou il y a deux ans – lorsqu'on célébrait Dracula. Ce challenge 2025 consacré à Frankenstein fait tout aussi bien l'affaire. En effet, le concept de la série est de rendre un hommage multiple à la littérature gothique et horrifique du XIXeme siècle britannique. Le titre est en cela tout un programme : le penny dreadful, équivalent anglais du "feuilleton à 4 sous", désigne dans la langue de Shakespeare les lectures d'horreur qu'on vendait à petit prix sous l'ère victorienne, à l'image de Sweeney Todd ou de Varney le vampire. Souvent perçue comme une adaptation non officielle de La ligue des Gentlemen Extraordinaires, Penny Dreadful est en réalité bien plus que cela.
 
Générique d'ouverture
 
    Le concept est certes peu ou prou le même : rassembler plusieurs héros et anti-héros de la littérature horrifique du XIXeme siècle pour leur faire vivre des aventures communes. Mais là où le pitch du comic book d'Alan Moore et Kenvin O'Neil est à la fois le principal et unique enjeu en adoptant très vite la direction du récit classique de super-héros, la série de John Logan se veut plus complexe et plus psychologique. D'ailleurs, plutôt que de simplement mettre en scène des protagonistes tirés de romans préexistants, le scénariste et réalisateur exploite surtout un environnement littéraire au sens large. Il entremêle parfois les personnages secondaires ou réinvente de nouveaux personnages qui entretiennent des liens plus ou moins resserrés avec les ouvrages du corpus d'inspiration. 
 

    Voyez plutôt : dans le Londres des années 1890, la mystérieuse et secrète Vanessa Ives approche Ethan Chandler, roi de la gâchette dans un cirque itinérant tout droit débarqué des États-Unis. La jeune femme, accompagnée d'un homme austère répondant au nom de Sir Malcolm Murray, propose de l'engager pour un travail bien particulier : retrouver Mina, la fille disparue du vieux lord. Si leur entreprise nécessite les talents de tireur de l'Américain, c'est que Mina a été enlevée par une créature qui n'a rien d'humain et qui semble étendre chaque nuit un peu plus son ombre maléfique sur la ville. Ils seront prochainement rejoints par le Dr Frankenstein, jeune médecin torturé aux centres d'intérêt forts utiles dans leur quête. Mais pendant que Sir Malcolm chasse le monstre qui a enlevé sa fille, Vanessa doit affronter ses propres démons, lesquels semblent se raviver alors qu'elle rencontre un certain Dorian Gray, mystérieux dandy à la beauté du diable...
 

    Petit bijou télévisuel, Penny Dreadful est de ces premières séries à avoir été mises en scène, tournées et montées comme des films. Un renouveau qui a marqué un véritable virage au début des années 2010 dans la façon de concevoir et de vendre une série, puis qui est devenu la marque de fabrique des plateformes. La création de John Logan impressionne par sa photographie et sa réalisation : loin de la surabondance esthétique habituellement associée aux séries fantastiques, Penny Dreadful se démarque par sa sobriété artistique, laquelle mise principalement sur la qualité de la reconstitution du Londres de 1890 – dans sa dimension visuelle comme dans sa réalité sociologique. Bien plus qu'une série de goules et de vampires, Penny Dreadful se regarde davantage comme une série historique ou un thriller psychologique. John Logan invente ici quelque chose d'unique qu'on pourrait baptiser "naturalisme fantastique".
 

    Car c'est bien la triste réalité sociale du Londres victorien et, surtout, la destinée des personnages qui importent. Qu'ils soient directement tirés d'un roman (comme le Dr Frankenstein et sa créature) ou de l'imagination du scénariste (à l'image de Vanessa Ives), ce sont eux les véritables sujets de la série. Eux, et leurs dualités – le monstre réel, symbolique, chimérique ou parfois métaphorique qu'ils tentent de dissimuler. Cette seconde nature, qui ne demande qu'à fendre l'armure pour s'échapper, est l'enjeu au centre de toutes les réflexions. Les différents génériques d'ouverture conçus pour la série l'illustrent d'ailleurs à merveille, avec des images quasi subliminales, toutes en suggestion. A la façon d'une métaphore filée, cette dualité résonne jusque dans les décors, à l'image du théâtre du Grand Guignol, lieu culte de cette première saison dont la symbolique fait superbement écho aux thèmes de la série, à la façon d'un jeu de miroir sans fin.
 

    L'écriture de Penny Dreadful est l'un de ses grands atouts, d'autant plus qu'elle est égale d'un épisode à l'autre. Et pour cause, là où les séries à succès d'aujourd'hui voient leurs épisodes écrits par des scénaristes différents, John Logan est le seul et unique auteur. Le résultat est d'une beauté et d'une finesse rares dont les dialogues sont les meilleurs exemples : les échanges hypnotiques entre Vanessa et Dorian ou les confrontations entre Frankenstein et sa créature laissent le téléspectateur exsangue. Cette force de l'écriture et cette qualité de la langue sont aussi des hommages aux origines littéraires de la série, comme un juste retour des choses. Aussi, bien qu'elle n'est en aucune manière une adaptation officielle ou même prétendument fidèle d'un des ouvrages dont elle s'inspire, Penny Dreadful est paradoxalement à ce jour la meilleure transposition des romans Dracula, Frankenstein et Dorian Gray, et ce en dépit de toutes les libertés prises pour entremêler les personnages, les voix et les intrigues autour d'une nouvelle trame. Cela parce qu'au-delà du seul respect des histoires, John Logan respecte avant tout l'esprit de ces œuvres jusque dans leurs versants les plus complexes. Jamais on n'avait vu de Dr Frankenstein et de créature aussi proches philosophiquement, spirituellement et psychologiquement de ceux de Mary Shelley, au point que chaque monologue du monstre nous fait encore fondre en larmes. Et si certains épisodes ou éléments visuels semblent jouer habilement la carte du clin d’œil (le vampire de cette première saison a quelque chose du Nosferatu de Murnau, et l'épisode 5, merveilleux, racontant la jeunesse de Mina et Vanessa rappelle par moment l'atmosphère du Dracula de Coppola), John Logan n'abuse jamais des références : sa série n'a pas besoin de fan service pour exister.
 

    Le casting, impeccable à tous points de vue, est l'autre grande réussite de la série. On retrouve avec plaisir Timothy Dalton et même, à notre grande surprise, John Hartnett, pour un rôle taillé à sa mesure, loin de la belle gueule insipide de teen movies par lesquels il s'était fait connaître dans les années 2000. On retrouve également avec plaisir la trop rare Billie Piper, géniale dans son rôle de prostituée irlandaise qui se meurt de tuberculose. Mais la palme revient évidemment à Eva Green dans le rôle de Vanessa Ives, lequel lui a donné cette aura de femme sombre et mystérieuse qui ne l'a pas quittée depuis. Ceux qui ont applaudi la prestation de Lily Rose Depp dans le dernier Nosferatu feraient bien de (re)voir celle d'Eva Green dans Penny Dreadful, bien plus impressionnante à notre sens. Ses scènes de transe et de possession sont aussi dérangeantes que réussies, justifiant cela dit que la série soit réservée à un public averti et interdite aux moins de 16 ans. 
 
 
    La cerise sur le gâteau de Penny Dreadful, c'est sa bande originale. Les mélodies et musiques, conçues par le compositeur polonais Abel Korzeniowski sont dignes du grand écran. D'ailleurs, l'artiste est connu pour son travail pour de nombreux films tels que A single man, Nocturnal Animals ou Wallis & Edward. Sombre, ensorcelante et souvent triste, elle se fait l'écho des personnages et donne une sonorité à leur solitude et à leur mélancolie.
 
Générique alternatif
 
 
En bref : Série télévisée d'une beauté rare pour le petit écran, Penny Dreadful s'empare de l'univers foisonnant de la littérature gothique anglaise pour donner matière à réflexion sur les différents visages de la monstruosité. Tournée comme un thriller psychologique et comme un film historique, cette première saison montre que Penny Dreadful est bien plus qu'un pitch attrayant ou qu'un concept. L'écriture, d'une rare qualité, est servie par une distribution impressionnante, le tout dans une musique à la portée cinématographique. Une merveille.
 
 
 
 

mardi 11 novembre 2025

Mary Shelley contre Frankenstein (La ligue des écrivaines extraordinaires) - Cat Merry Lishi.

Éditions Moltinus (coll. Les saisons de l'étrange), 2020.
 
    Lorsqu’elle entama la rédaction de Frankenstein, ou le Prométhée moderne, Mary Shelley n’imaginait pas que, parmi les contes d’horreur racontés par Shelley, Byron, Polidori et elle au bord du lac Léman, celui qui l’inspirait était véridique.
    Quand elle l’apprend, sans pouvoir révéler au monde la réalité de la menace, Mary se résout à lutter seule pour préserver les siens des perversités du scientifique et de sa créature. Sa détermination de femme libre et ses connaissances lui donneront toutes les audaces face aux cruautés du monstre.
 
***
 
    Il y a deux ans, on avait présenté Ann Radcliffe contre Dracula, le premier opus du cycle de La ligue des écrivaines extraordinaires, une collection pensée par l'autrice Christine Luce (par ailleurs vrai nom de Cat Merry Lishi) pour le label Les saisons de l'étrange. Cette saga, imaginée dans la continuité du roman Ann Radcliffe contre les vampires (La ville-vampire) de Paul Féval, se veut une réjouissante réinterprétation des romancières du XIXe siècle fantastique en les confrontant à leurs propres monstres ou à des archétypes du genre. Chaque opus est ainsi confié à une autrice différente sur la base d'un tronc commun, les personnages évoluant dans le même univers : celui d'une ligue menée depuis l'Au-Delà par le spectre de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont pour éradiquer les créatures diaboliques qui ont l'outrecuidance de mener la vie dure aux êtres humains. Alors que Frankenstein connait cette année un intérêt nouveau en raison de l'adaptation du roman par Guillermo del Toro, c'était l'occasion ou jamais d'exhumer ce titre de notre PAL.
 
Percy Shelley, par Joseph Severn.
 
    Lorsque le récit débute, nous retrouvons Mary quelque temps après la publication de son roman, alors en séjour en Italie aux côtés de son époux Percy et de sa sœur Claire. Le jeune auteur doit quitter leur logement le temps de rencontrer un éditeur intéressé par ses poèmes, abandonnant les deux femmes, dont une Mary enceinte jusqu'au cou. Mais un matin, la romancière se lève et découvre la maison vide. Quelle n'est pas sa surprise de recevoir alors la visite d'un inconnu à l'allure aussi inquiétante qu'elle lui est familière, annoncer qu'il retient prisonnière sa demi-sœur et qu'il lui est déconseillé d'en prévenir qui que ce soit. Impossible pour Mary, même dans son état, de laisser Claire aux mains de ce monstre : elle quitte la maison à son tour et entame un périple aussi dangereux que fascinant pour retrouver la disparue. En chemin, elle sera aidée par un jeune colporteur et sa sœur, qui l'accompagneront dans sa quête. Une quête qui la ramènera aux inspirations réelles qui lui avaient soufflé l'idée de son Frankenstein quelques années plus tôt. Et si Mary s'était approprié sans s'en rendre compte la vie d'un homme, d'une famille, pour en faire un roman malgré elle bien plus près de la réalité qu'elle n'aurait pu le croire ? Et si cet inventeur, ou pire, sa créature, était venue se venger aujourd'hui ?
 
Page extraite des carnets de voyage de Mary et Percy Shelley.
 
    Ce qui frappe le lecteur de prime abord, c'est la maîtrise de l'oeuvre et de la vie de Mary Shelley par l'autrice : de l'oeuvre, parce que le style s'amuse à calquer le fond et la forme des ouvrages de la célèbre romancière, et de la vie car elle insère cet épisode tout à fait fictionnel dans les nombreux et véridiques voyages européens du couple Shelley. En cela, Mary Shelley contre Frankenstein respire quelque chose d'une authenticité littéraire et historique d'autant plus réjouissante que l'intrigue bascule peu à peu dans la totale science-fiction. On retrouve donc ici des codes qui avaient déjà retenu notre attention dans Ann Radcliffe contre Dracula et qui ne sont pas sans évoquer une sorte d'exercice de style à grande échelle : s'approprier la plume d'une femme de lettres qui devient héroïne et utiliser sa biographie avec rigueur au profit d'une relecture totalement fantaisiste. L'exigence stylistique est poussée à un tel paroxysme que cet ouvrage nécessite par ailleurs une attention soutenue afin de savourer pleinement le texte – texte qui, malheureusement, n'est pas sans quelques coquilles ayant échappé au travail de correction.
 

    L'évocation de l'Italie du début du XIXe siècle est plus vraie que nature et on retrouve dans ses décors pittoresques l'âme des carnets de voyage de Mary et Percy Shelley. Le personnage de Mary est également très fidèle à la jeune femme pétrie de poésie romantique (dans le sens premier du terme, s'il vous plait) et d'idées libertaires telles que celles défendues par ses parents, augustes figures des Lumières que Cat Merry Lishi semble avoir bien comprises.
 
Manuscrit de Frankenstein. 
 
    Mais (il faut bien qu'il y en ait un), on ne peut nier avoir parfois eu du mal à suivre l'intrigue de fond et ses enjeux. Est-ce dû au format de cette collection, trop court pour raconter un scénario qui nécessiterait un développement plus long ? Difficile à dire, mais le rythme n'y est pas totalement et certains éléments manquent de clarté, notamment une confusion récurrente entre créateur et créature, Frankenstein et le monstre (décidément, c'en est presque cocasse quand on sait à quel point la distinction entre les deux se fait parfois difficilement dans l'imaginaire collectif). Dommage, car cela laisse un sentiment d'inachevé une fois le livre refermé.
 

 
En bref : Un roman avec un excellent potentiel. Le fond et la forme témoignent d'une vraie connaissance de la vie et de l'oeuvre de Mary Shelley, que l'autrice place dans un contexte très historique et très documenté, le tout dans un style qui n'est pas sans évoquer la célèbre romancière. On regrette seulement la construction de l'intrigue, brouillonne, et le rythme, hétérogène, auxquels s'ajoutent des confusions quant à la place et aux rôles des antagonistes. C'est d'autant plus dommageable que c'était pourtant très bien parti...
 
 
 
 
 
Et pour aller plus loin... 
 

samedi 1 novembre 2025

Hideuse progéniture née des arts profanes - Halloween au laboratoire du Dr Frankenstein.

 

    N'avez-vous jamais désiré percer les secrets de la vie et de la mort ? N'avez-vous jamais imaginé surmonter la seconde et engendrer la première ? Ne vous êtes-vous jamais rêvé démiurge ? Seuls le deuil, la perte et l'abandon peuvent être la cause d'une telle ambition. Alors, il ne reste plus qu'une seule solution : créer.
 
    Pour Mary Shelley, la création prit la forme de l'écriture. Pour son personnage, le Dr Victor Frankenstein, elle prit celle d'une autre sorte d'enfantement : un engendrement qui puisait sa source dans le charnier des cimetières et des nécropoles, lieux de prédilection des pilleurs de tombes comme des résurrectionnistes, d'où il rapporta la matière inerte propice aux arts profanes qu'il se mettait au défi d'explorer.

 
"Voici ce qui a été fait, mais moi, j'accomplirai plus, bien plus : suivant les pas déjà tracés, je créerai une nouvelle route, j'explorerai les pouvoirs inconnus, et révélerai au monde les mystères les plus profonds de la création."
 
 
    Nourri autant des œuvres chimériques de Cornelius Agrippa et de Paracelse que des découvertes issues de la chimie et de la physique modernes, le passionné mais prétentieux jeune médecin se proposa de pousser à son paroxysme les expériences de Galvani. Il ne s'agissait pas cette fois d'animer les muscles décharnés de quelque animal mort à l'aide d'une machine électrostatique, mais bien de dompter la foudre pour insuffler la vie à un homme – une créature ? – composée de pièces éparses, Adam d'un genre nouveau.


 
"Avant cet événement, j'ignorais tout des lois les plus élémentaires de l'électricité. Il se trouve qu'un physicien réputé se trouvait en cette occurrence avec nous. Excité par la catastrophe, il se mit en devoir de nous expliquer sa propre théorie sur l'électricité et le galvanisme : elle m'étonna considérablement."
 
 
    Nul ne sait vraiment ce qui composait le laboratoire du Dr Frankenstein pour qu'il arrivât à ses fins. Mary Shelley elle-même ne fait que le suggérer en évoquant, ici ou là, ses inspirations tant chimiques qu'alchimiques. Il en sera donc de l'imagination du lecteur : rouages, cadrans, câbles, générateur ou encore paratonnerre, il vous appartient de vous faire votre idée de l'antre du savant, même s'il ne fait aucun doute qu'on y trouvait tout ce que le siècle faisait alors de modernités.
 
 
 
 
"Un des phénomènes qui avaient particulièrement retenu mon attention était la structure du corps humain, et de tous les animaux doués de vie."
 
 
 
"Pour examiner les causes de la vie, il faut tout d'abord connaître celles de la mort. Je me tournai vers l'anatomie mais ce ne fut pas suffisant. Je devais aussi observer la décomposition naturelle et la corruption du corps humain. Dans mon éducation, mon père avait pris toutes ses précautions pour que mon esprit ne soit pas impressionné par des horreurs surnaturelles. Je ne souviens pas d'avoir tremblé pour une superstition ni d'avoir craint l'apparition d'un spectre. Les ténèbres n'avaient pas d'effet sur mon imagination et un cimetière était seulement pour moi le reposoir des corps privés de vie qui, après avoir connu la beauté et la force, deviennent la proie des vers. Et maintenant, j'étais amené à examiner les causes et l'évolution de la corruption, à passer mes jours et mes nuits dans des caveaux et des charniers. Mon attention se concentrait ainsi sur l'objet le plus insupportable à la délicatesse des sentiments humains. Je voyais l'enlaidissement et la dégradation des formes les plus pures, j'assistais à l'action dévastatrice de la mort ronger et, détruire la vie, je découvrais la vermine se nourrir de l'œil et du cerveau. Je fixais,
j'observais, j'analysais en détail les causes et les effets, les passages de la vie à la mort et de la mort à la vie." 
 
 
 
"Je décidai, au rebours de ma première intention, de mettre au point une créature de stature gigantesque : il aurait plus ou moins huit pieds de haut et sa carrure serait en proportion de sa taille. Cette décision prise, je passai plusieurs mois à rechercher et à se préparer mon matériel et je me mis au travail."
 
 
    Au milieu des notes, planches anatomiques et diverses esquisses préparatoires du Dr Frankenstein, on trouvait certainement tout un attirail d'outils chirurgicaux, du trépan aux pinces en passant par toutes les dimensions de scalpels. Argent, fer et fonte au service d'une science dévoyée par l'être humain désireux de jouer à Dieu. Et au milieu de tout cela, le corps – non, l'homme – en cours d'assemblage ou de réassemblage, son ossature gigantesque prête à prendre vie à nouveau.
 
    A moins qu'au lieu d'un nouvel Adam, le médecin ne s'apprête à donner naissance à son pire cauchemar ? 
 
 

"Ce fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins à mettre un terme à mes travaux. Avec une anxiété qui me rapprochait de l'agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient donner la vie et introduire une étincelle d'existence dans cette matière inerte qui gisait à mes pieds. Il était une heure du matin et la pluie frappait lugubrement contre les vitres. Ma bougie allait s'éteindre lorsque tout à coup, au milieu de cette lumière vacillante, je vis s'ouvrir l'œil jaune stupide de la créature. Elle se
mit à respirer et des mouvements convulsifs lui agitèrent les membres.
Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un tel prodige ? Comment pourrais-je dépeindre cet être horrible dont la création m'avait coûté tant de peines et tant de soins ? " 
 

 
 
    Dès lors, la créature échappera à son créateur et, délaissée par ce dernier, cherchera la vengeance. Celle-là prendra la forme d'une longue série de crimes, seule manière de causer une peine égale à l'abandon dont le monstre s'était senti la victime. Le dernier, comme tiré d'un mauvais rêve, sera l'incarnation des visions d'horreur du peintre Füssli, celui-là même qui obsédait tant Mary Shelley...
 


"Elle gisait, inerte et sans vie, en travers du lit, la tête pendante, les traits livides, contractés, à moitié cachés par sa chevelure. Où que je me tourne, je vois la même image – les bras ballants, étendue sur son lit nuptial, telle que le meurtrier l'avait laissée." 
 
 
    C'est sur cette scène effrayante que nous vous abandonnons – qui sait, peut-être tout autant curieux que terrifiés, aussi ne vous reste-t-il plus qu'à vous jeter sur le roman de Mary Shelley pour en savoir plus. 
 
De notre côté, nous vous souhaitons
 

Un Très Joyeux Halloween 

et vous donnons rendez-vous très prochainement pour de nouvelles lectures de saison.
 
    En effet, comme tous les ans, nous proposons de poursuivre les chroniques horrifiques tout au long du mois de novembre, dans l'idée de faire durer le plaisir encore quelque temps... 
 
 
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Les Ensangs - Maureen Desmailles.

Éditions Slalom, 2025.
 
 
    Chaque moment, chaque émotion de la vie de Charlie sont marqués par une odeur. Pour faire de ce don son métier, elle a intégré le prestigieux Institut International de Parfumerie à Paris. Quand ses parents lui coupent les vivres, elle craint de devoir y renoncer, mais son talent attire l'attention d'un professeur. Charismatique, brillant, exigeant, Lazlo Delafosse va offrir de financer ses études et de devenir son mentor en échange de son aide dans l'élaboration d'une gamme de parfums un peu singulière : les Ensangs. Ce que Charlie ignore, c'est que Lazlo est moins attiré par son odorat que par son sang...
 
 
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    On en a lu quelques-uns, des livres sur les vampires : de plaisirs coupables en chefs-d’œuvre du genre, de Dracula à Fascination en passant par Le livre perdu des sortilèges, on a arpenté les territoires littéraires des non-morts et de la bit-lit par brèves incursions de-ci de-là. En picorant. Non pas parce qu'il ne faut pas abuser des bonnes choses, mais parce que celles-là sont plutôt rares dans un paysage livresque où le thème du buveur de sang, usé jusqu'à la moelle, donne à voir peu de belles surprises. Alors quand Les Ensangs est paru il y a quelques semaines, on s'est dit "Oh non, encore un roman qui prétend réinventer le mythe du vampire", refusant de céder à l'appel de sa superbe couverture illustrée par Micaela Alcaino. Mais on doit bien admettre qu'il y avait quelque chose dans le résumé qui retenait notre attention, et puis le parcours de l'autrice, aussi, intriguait, peut-être parce que rien dans son Curriculum Literae ne prédisait un roman de vampires. Alors quand l'occasion nous a été donnée de le lire, on s'est dit "Finalement, pourquoi pas"...
 

    Charlène a 19 ans et préfère qu'on l'appelle Charlie. Dotée d'une impressionnante hypersensibilité olfactive depuis l'enfance, sa vie est un parfum constant : multiple, entêtant, envahissant, parfois agressif. Don complexe qui lui permet d'analyser le monde, il la pousse naturellement à entamer des études de parfumerie dans l'école où enseigne le prestigieux Lazlo Delafosse, aux créations aussi obsédantes que mystérieuses. Mais quand Charlie annonce son homosexualité à ses parents, ces derniers décident en représailles de stopper le financement de ses études. Or, l'école de parfumerie est chère – très chère. Alors que tout semble perdu, Lazlo Delafosse propose d'embaucher Charlie pour l'aider à financer son cursus : son hyperosmie est un talent précieux pour le projet sur lequel l'enseignant travaille dans son laboratoire personnel en périphérie de la capitale. Un projet qui dépasse l'entendement et fait basculer Charlie dans une réalité à laquelle elle n'aurait jamais cru si son odorat ne l'avait pas mis sur la piste : celle du sang dont Lazlo fait des parfums, des bougies et des onguents. Un sang qui lui est nécessaire pour vivre, ainsi que la jeune protégée au nom d'Alba qui réside chez lui...
 

    On ne regrette pas d'avoir cédé à la curiosité : Les Ensangs est probablement la plus belle et la plus réussie des histoires de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis très longtemps. Maureen Desmailles, l'autrice, est française : une surprise tant la littérature hexagonale semble bouder les non-morts, un sujet décidément plus anglo-saxon si l'on en croit les publications de ces vingt dernières années (à quelques exceptions près : Coucou Fabrice Colin et Fabien Clavel). En young adult, ensuite, la bit-lit a rarement donné à lire des pépites – et de fait, tout a beaucoup ressemblé pendant très longtemps à du simulacre de Twilight / Fascination, pour le meilleur et surtout pour le pire. Autant dire que le terrain était doublement miné.
 

    Mais voilà, Maureen Desmailles surprend son lecteur comme personne, son postulat de base n'ayant rien de gratuit ou de facile. Outre la soif de sang, ses vampires ont besoin de créations de parfumerie spécifiques afin de garder une apparence humaine, mais aussi leurs souvenirs et tout ce qui constitue leur humanité originelle. Chaque composition – bougie, pot-pourri, encens, onguent, etc. – est donc personnelle et doit être une parfaite évocation de l'individu pour qui elle est créée, sans quoi il risquerait de régresser à l'état de goule monstrueuse et décharnée. L'autrice imagine également un système politique strict et précis propre aux vampires, lequel existe secrètement en parallèle du nôtre, formé en conclaves. Conclaves dont on verra que certains groupes réunis en cénacles indépendants et libertaires tentent d'échapper...
 

    Un univers complet et finement élaboré, ancré dans un réel extrêmement concret que la romancière magnifie d'un style puissant où tout passe par les parfums et le sensoriel, voire le charnel. A travers la narration de l'héroïne qui perçoit le monde au filtre de son hyperosmie, le lecteur est emporté dans une profusion d'effluves, d'émanations et de fragrances diverses qui apportent une dimension unique, faisant presque de cette lecture une expérience à réalité augmentée, tant l'écriture est évocatrice. Rarement on a eu entre les mains un roman de vampires de cette qualité stylistique, quelque part entre la précision scientifique et la poésie. Un plaisir qui nous a rappelé Le livre perdu des sortilèges, où le monde des créatures était raconté en parallèle de la recherche historique, avec une rigueur et un sérieux qui faisaient honneur à la littérature de genre.
 

    Que dire, enfin, des personnages ? On est un peu tombé amoureux de chacun d'entre eux au cours de cette lecture, ce qui explique probablement notre terrible deuil littéraire une fois le livre refermé. Complexes et multiples, les protagonistes pensés par Maureen Desmailles échappent aux stéréotypes un peu simples auxquels nous avait habitué la bit-lit pour ados. Ils sont d'autant plus intéressants que la romancière, qui ne tombe jamais dans le manichéisme, propose des personnages troubles dont on ne sait jamais si on peut leur faire confiance, quand bien même on en meurt d'envie. En diagonale de ce qui aurait donc pu n'être qu'une très bonne histoire de vampires (ce qui n'aurait été déjà pas mal), l'autrice nous parle aussi des mécanismes de l'emprise, qu'ils soient physiques ou psychiques, auxquels le lecteur ne saura résister... 
 

En bref : Très justement présenté comme se situant à mi-chemin entre Anne Rice et Patrick Süskind, Les Ensangs est le plus beau roman de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis longtemps. L'univers, aussi rigoureux scientifiquement qu'il est poétique nous immerge dans un monde d'effluves complexes, à l'image des personnages. Le style, impeccable à tous points de vue, magnifie ce superbe conte d'amour et de mort dont on ne sort pas indemne. Un coup de cœur.
 
 
 
Un grand merci aux éditions Slalom pour cette lecture !