samedi 29 novembre 2025

Penny Dreadful (saison 1) - Une série de John Logan.

 

Penny Dreadful

- Saison 1 -
 
Une série écrite et réalisée par John Logan
 
Avec : Eva Green, Timothy Dalton, Josh Hartnett, Harry Treadaway, Rory Kinnear, Reeve Carney, Billie Piper...
 
Date de diffusion originale : à partir du 11 mai 2014 sur Showtime
Date de diffusion française : à partir du 15 septembre 2014 sur Netflix
Sortie dvd française : 15 avril 2015
 
    Dans le Londres de l'époque Victorienne, Vanessa Ives, une jeune femme puissante aux pouvoirs hypnotiques, allie ses forces à celles d'Ethan, un garçon rebelle et violent aux allures de cowboy, et de Sir Malcolm, un vieil homme riche aux ressources inépuisables. Ensemble, ils combattent un ennemi inconnu, presque invisible, qui ne semble pas humain et qui massacre la population..
 
***
 
    Voilà bien longtemps qu'on souhaitait vous parler de cette série. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué : on aurait pu le faire en 2016 lors de notre première participation au Challenge Halloween – le thème était alors l'Angleterre – ou il y a deux ans – lorsqu'on célébrait Dracula. Ce challenge 2025 consacré à Frankenstein fait tout aussi bien l'affaire. En effet, le concept de la série est de rendre un hommage multiple à la littérature gothique et horrifique du XIXeme siècle britannique. Le titre est en cela tout un programme : le penny dreadful, équivalent anglais du "feuilleton à 4 sous", désigne dans la langue de Shakespeare les lectures d'horreur qu'on vendait à petit prix sous l'ère victorienne, à l'image de Sweeney Todd ou de Varney le vampire. Souvent perçue comme une adaptation non officielle de La ligue des Gentlemen Extraordinaires, Penny Dreadful est en réalité bien plus que cela.
 
Générique d'ouverture
 
    Le concept est certes peu ou prou le même : rassembler plusieurs héros et anti-héros de la littérature horrifique du XIXeme siècle pour leur faire vivre des aventures communes. Mais là où le pitch du comic book d'Alan Moore et Kenvin O'Neil est à la fois le principal et unique enjeu en adoptant très vite la direction du récit classique de super-héros, la série de John Logan se veut plus complexe et plus psychologique. D'ailleurs, plutôt que de simplement mettre en scène des protagonistes tirés de romans préexistants, le scénariste et réalisateur exploite surtout un environnement littéraire au sens large. Il entremêle parfois les personnages secondaires ou réinvente de nouveaux personnages qui entretiennent des liens plus ou moins resserrés avec les ouvrages du corpus d'inspiration. 
 

    Voyez plutôt : dans le Londres des années 1890, la mystérieuse et secrète Vanessa Ives approche Ethan Chandler, roi de la gâchette dans un cirque itinérant tout droit débarqué des États-Unis. La jeune femme, accompagnée d'un homme austère répondant au nom de Sir Malcolm Murray, propose de l'engager pour un travail bien particulier : retrouver Mina, la fille disparue du vieux lord. Si leur entreprise nécessite les talents de tireur de l'Américain, c'est que Mina a été enlevée par une créature qui n'a rien d'humain et qui semble étendre chaque nuit un peu plus son ombre maléfique sur la ville. Ils seront prochainement rejoints par le Dr Frankenstein, jeune médecin torturé aux centres d'intérêt forts utiles dans leur quête. Mais pendant que Sir Malcolm chasse le monstre qui a enlevé sa fille, Vanessa doit affronter ses propres démons, lesquels semblent se raviver alors qu'elle rencontre un certain Dorian Gray, mystérieux dandy à la beauté du diable...
 

    Petit bijou télévisuel, Penny Dreadful est de ces premières séries à avoir été mises en scène, tournées et montées comme des films. Un renouveau qui a marqué un véritable virage au début des années 2010 dans la façon de concevoir et de vendre une série, puis qui est devenu la marque de fabrique des plateformes. La création de John Logan impressionne par sa photographie et sa réalisation : loin de la surabondance esthétique habituellement associée aux séries fantastiques, Penny Dreadful se démarque par sa sobriété artistique, laquelle mise principalement sur la qualité de la reconstitution du Londres de 1890 – dans sa dimension visuelle comme dans sa réalité sociologique. Bien plus qu'une série de goules et de vampires, Penny Dreadful se regarde davantage comme une série historique ou un thriller psychologique. John Logan invente ici quelque chose d'unique qu'on pourrait baptiser "naturalisme fantastique".
 

    Car c'est bien la triste réalité sociale du Londres victorien et, surtout, la destinée des personnages qui importent. Qu'ils soient directement tirés d'un roman (comme le Dr Frankenstein et sa créature) ou de l'imagination du scénariste (à l'image de Vanessa Ives), ce sont eux les véritables sujets de la série. Eux, et leurs dualités – le monstre réel, symbolique, chimérique ou parfois métaphorique qu'ils tentent de dissimuler. Cette seconde nature, qui ne demande qu'à fendre l'armure pour s'échapper, est l'enjeu au centre de toutes les réflexions. Les différents génériques d'ouverture conçus pour la série l'illustrent d'ailleurs à merveille, avec des images quasi subliminales, toutes en suggestion. A la façon d'une métaphore filée, cette dualité résonne jusque dans les décors, à l'image du théâtre du Grand Guignol, lieu culte de cette première saison dont la symbolique fait superbement écho aux thèmes de la série, à la façon d'un jeu de miroir sans fin.
 

    L'écriture de Penny Dreadful est l'un de ses grands atouts, d'autant plus qu'elle est égale d'un épisode à l'autre. Et pour cause, là où les séries à succès d'aujourd'hui voient leurs épisodes écrits par des scénaristes différents, John Logan est le seul et unique auteur. Le résultat est d'une beauté et d'une finesse rares dont les dialogues sont les meilleurs exemples : les échanges hypnotiques entre Vanessa et Dorian ou les confrontations entre Frankenstein et sa créature laissent le téléspectateur exsangue. Cette force de l'écriture et cette qualité de la langue sont aussi des hommages aux origines littéraires de la série, comme un juste retour des choses. Aussi, bien qu'elle n'est en aucune manière une adaptation officielle ou même prétendument fidèle d'un des ouvrages dont elle s'inspire, Penny Dreadful est paradoxalement à ce jour la meilleure transposition des romans Dracula, Frankenstein et Dorian Gray, et ce en dépit de toutes les libertés prises pour entremêler les personnages, les voix et les intrigues autour d'une nouvelle trame. Cela parce qu'au-delà du seul respect des histoires, John Logan respecte avant tout l'esprit de ces œuvres jusque dans leurs versants les plus complexes. Jamais on n'avait vu de Dr Frankenstein et de créature aussi proches philosophiquement, spirituellement et psychologiquement de ceux de Mary Shelley, au point que chaque monologue du monstre nous fait encore fondre en larmes. Et si certains épisodes ou éléments visuels semblent jouer habilement la carte du clin d’œil (le vampire de cette première saison a quelque chose du Nosferatu de Murnau, et l'épisode 5, merveilleux, racontant la jeunesse de Mina et Vanessa rappelle par moment l'atmosphère du Dracula de Coppola), John Logan n'abuse jamais des références : sa série n'a pas besoin de fan service pour exister.
 

    Le casting, impeccable à tous points de vue, est l'autre grande réussite de la série. On retrouve avec plaisir Timothy Dalton et même, à notre grande surprise, John Hartnett, pour un rôle taillé à sa mesure, loin de la belle gueule insipide de teen movies par lesquels il s'était fait connaître dans les années 2000. On retrouve également avec plaisir la trop rare Billie Piper, géniale dans son rôle de prostituée irlandaise qui se meurt de tuberculose. Mais la palme revient évidemment à Eva Green dans le rôle de Vanessa Ives, lequel lui a donné cette aura de femme sombre et mystérieuse qui ne l'a pas quittée depuis. Ceux qui ont applaudi la prestation de Lily Rose Depp dans le dernier Nosferatu feraient bien de (re)voir celle d'Eva Green dans Penny Dreadful, bien plus impressionnante à notre sens. Ses scènes de transe et de possession sont aussi dérangeantes que réussies, justifiant cela dit que la série soit réservée à un public averti et interdite aux moins de 16 ans. 
 
 
    La cerise sur le gâteau de Penny Dreadful, c'est sa bande originale. Les mélodies et musiques, conçues par le compositeur polonais Abel Korzeniowski sont dignes du grand écran. D'ailleurs, l'artiste est connu pour son travail pour de nombreux films tels que A single man, Nocturnal Animals ou Wallis & Edward. Sombre, ensorcelante et souvent triste, elle se fait l'écho des personnages et donne une sonorité à leur solitude et à leur mélancolie.
 
Générique alternatif
 
 
En bref : Série télévisée d'une beauté rare pour le petit écran, Penny Dreadful s'empare de l'univers foisonnant de la littérature gothique anglaise pour donner matière à réflexion sur les différents visages de la monstruosité. Tournée comme un thriller psychologique et comme un film historique, cette première saison montre que Penny Dreadful est bien plus qu'un pitch attrayant ou qu'un concept. L'écriture, d'une rare qualité, est servie par une distribution impressionnante, le tout dans une musique à la portée cinématographique. Une merveille.
 
 
 
 

mardi 11 novembre 2025

Mary Shelley contre Frankenstein (La ligue des écrivaines extraordinaires) - Cat Merry Lishi.

Éditions Moltinus (coll. Les saisons de l'étrange), 2020.
 
    Lorsqu’elle entama la rédaction de Frankenstein, ou le Prométhée moderne, Mary Shelley n’imaginait pas que, parmi les contes d’horreur racontés par Shelley, Byron, Polidori et elle au bord du lac Léman, celui qui l’inspirait était véridique.
    Quand elle l’apprend, sans pouvoir révéler au monde la réalité de la menace, Mary se résout à lutter seule pour préserver les siens des perversités du scientifique et de sa créature. Sa détermination de femme libre et ses connaissances lui donneront toutes les audaces face aux cruautés du monstre.
 
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    Il y a deux ans, on avait présenté Ann Radcliffe contre Dracula, le premier opus du cycle de La ligue des écrivaines extraordinaires, une collection pensée par l'autrice Christine Luce (par ailleurs vrai nom de Cat Merry Lishi) pour le label Les saisons de l'étrange. Cette saga, imaginée dans la continuité du roman Ann Radcliffe contre les vampires (La ville-vampire) de Paul Féval, se veut une réjouissante réinterprétation des romancières du XIXe siècle fantastique en les confrontant à leurs propres monstres ou à des archétypes du genre. Chaque opus est ainsi confié à une autrice différente sur la base d'un tronc commun, les personnages évoluant dans le même univers : celui d'une ligue menée depuis l'Au-Delà par le spectre de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont pour éradiquer les créatures diaboliques qui ont l'outrecuidance de mener la vie dure aux êtres humains. Alors que Frankenstein connait cette année un intérêt nouveau en raison de l'adaptation du roman par Guillermo del Toro, c'était l'occasion ou jamais d'exhumer ce titre de notre PAL.
 
Percy Shelley, par Joseph Severn.
 
    Lorsque le récit débute, nous retrouvons Mary quelque temps après la publication de son roman, alors en séjour en Italie aux côtés de son époux Percy et de sa sœur Claire. Le jeune auteur doit quitter leur logement le temps de rencontrer un éditeur intéressé par ses poèmes, abandonnant les deux femmes, dont une Mary enceinte jusqu'au cou. Mais un matin, la romancière se lève et découvre la maison vide. Quelle n'est pas sa surprise de recevoir alors la visite d'un inconnu à l'allure aussi inquiétante qu'elle lui est familière, annoncer qu'il retient prisonnière sa demi-sœur et qu'il lui est déconseillé d'en prévenir qui que ce soit. Impossible pour Mary, même dans son état, de laisser Claire aux mains de ce monstre : elle quitte la maison à son tour et entame un périple aussi dangereux que fascinant pour retrouver la disparue. En chemin, elle sera aidée par un jeune colporteur et sa sœur, qui l'accompagneront dans sa quête. Une quête qui la ramènera aux inspirations réelles qui lui avaient soufflé l'idée de son Frankenstein quelques années plus tôt. Et si Mary s'était approprié sans s'en rendre compte la vie d'un homme, d'une famille, pour en faire un roman malgré elle bien plus près de la réalité qu'elle n'aurait pu le croire ? Et si cet inventeur, ou pire, sa créature, était venue se venger aujourd'hui ?
 
Page extraite des carnets de voyage de Mary et Percy Shelley.
 
    Ce qui frappe le lecteur de prime abord, c'est la maîtrise de l'oeuvre et de la vie de Mary Shelley par l'autrice : de l'oeuvre, parce que le style s'amuse à calquer le fond et la forme des ouvrages de la célèbre romancière, et de la vie car elle insère cet épisode tout à fait fictionnel dans les nombreux et véridiques voyages européens du couple Shelley. En cela, Mary Shelley contre Frankenstein respire quelque chose d'une authenticité littéraire et historique d'autant plus réjouissante que l'intrigue bascule peu à peu dans la totale science-fiction. On retrouve donc ici des codes qui avaient déjà retenu notre attention dans Ann Radcliffe contre Dracula et qui ne sont pas sans évoquer une sorte d'exercice de style à grande échelle : s'approprier la plume d'une femme de lettres qui devient héroïne et utiliser sa biographie avec rigueur au profit d'une relecture totalement fantaisiste. L'exigence stylistique est poussée à un tel paroxysme que cet ouvrage nécessite par ailleurs une attention soutenue afin de savourer pleinement le texte – texte qui, malheureusement, n'est pas sans quelques coquilles ayant échappé au travail de correction.
 

    L'évocation de l'Italie du début du XIXe siècle est plus vraie que nature et on retrouve dans ses décors pittoresques l'âme des carnets de voyage de Mary et Percy Shelley. Le personnage de Mary est également très fidèle à la jeune femme pétrie de poésie romantique (dans le sens premier du terme, s'il vous plait) et d'idées libertaires telles que celles défendues par ses parents, augustes figures des Lumières que Cat Merry Lishi semble avoir bien comprises.
 
Manuscrit de Frankenstein. 
 
    Mais (il faut bien qu'il y en ait un), on ne peut nier avoir parfois eu du mal à suivre l'intrigue de fond et ses enjeux. Est-ce dû au format de cette collection, trop court pour raconter un scénario qui nécessiterait un développement plus long ? Difficile à dire, mais le rythme n'y est pas totalement et certains éléments manquent de clarté, notamment une confusion récurrente entre créateur et créature, Frankenstein et le monstre (décidément, c'en est presque cocasse quand on sait à quel point la distinction entre les deux se fait parfois difficilement dans l'imaginaire collectif). Dommage, car cela laisse un sentiment d'inachevé une fois le livre refermé.
 

 
En bref : Un roman avec un excellent potentiel. Le fond et la forme témoignent d'une vraie connaissance de la vie et de l'oeuvre de Mary Shelley, que l'autrice place dans un contexte très historique et très documenté, le tout dans un style qui n'est pas sans évoquer la célèbre romancière. On regrette seulement la construction de l'intrigue, brouillonne, et le rythme, hétérogène, auxquels s'ajoutent des confusions quant à la place et aux rôles des antagonistes. C'est d'autant plus dommageable que c'était pourtant très bien parti...
 
 
 
 
 
Et pour aller plus loin... 
 

samedi 1 novembre 2025

Hideuse progéniture née des arts profanes - Halloween au laboratoire du Dr Frankenstein.

 

    N'avez-vous jamais désiré percer les secrets de la vie et de la mort ? N'avez-vous jamais imaginé surmonter la seconde et engendrer la première ? Ne vous êtes-vous jamais rêvé démiurge ? Seuls le deuil, la perte et l'abandon peuvent être la cause d'une telle ambition. Alors, il ne reste plus qu'une seule solution : créer.
 
    Pour Mary Shelley, la création prit la forme de l'écriture. Pour son personnage, le Dr Victor Frankenstein, elle prit celle d'une autre sorte d'enfantement : un engendrement qui puisait sa source dans le charnier des cimetières et des nécropoles, lieux de prédilection des pilleurs de tombes comme des résurrectionnistes, d'où il rapporta la matière inerte propice aux arts profanes qu'il se mettait au défi d'explorer.

 
"Voici ce qui a été fait, mais moi, j'accomplirai plus, bien plus : suivant les pas déjà tracés, je créerai une nouvelle route, j'explorerai les pouvoirs inconnus, et révélerai au monde les mystères les plus profonds de la création."
 
 
    Nourri autant des œuvres chimériques de Cornelius Agrippa et de Paracelse que des découvertes issues de la chimie et de la physique modernes, le passionné mais prétentieux jeune médecin se proposa de pousser à son paroxysme les expériences de Galvani. Il ne s'agissait pas cette fois d'animer les muscles décharnés de quelque animal mort à l'aide d'une machine électrostatique, mais bien de dompter la foudre pour insuffler la vie à un homme – une créature ? – composée de pièces éparses, Adam d'un genre nouveau.


 
"Avant cet événement, j'ignorais tout des lois les plus élémentaires de l'électricité. Il se trouve qu'un physicien réputé se trouvait en cette occurrence avec nous. Excité par la catastrophe, il se mit en devoir de nous expliquer sa propre théorie sur l'électricité et le galvanisme : elle m'étonna considérablement."
 
 
    Nul ne sait vraiment ce qui composait le laboratoire du Dr Frankenstein pour qu'il arrivât à ses fins. Mary Shelley elle-même ne fait que le suggérer en évoquant, ici ou là, ses inspirations tant chimiques qu'alchimiques. Il en sera donc de l'imagination du lecteur : rouages, cadrans, câbles, générateur ou encore paratonnerre, il vous appartient de vous faire votre idée de l'antre du savant, même s'il ne fait aucun doute qu'on y trouvait tout ce que le siècle faisait alors de modernités.
 
 
 
 
"Un des phénomènes qui avaient particulièrement retenu mon attention était la structure du corps humain, et de tous les animaux doués de vie."
 
 
 
"Pour examiner les causes de la vie, il faut tout d'abord connaître celles de la mort. Je me tournai vers l'anatomie mais ce ne fut pas suffisant. Je devais aussi observer la décomposition naturelle et la corruption du corps humain. Dans mon éducation, mon père avait pris toutes ses précautions pour que mon esprit ne soit pas impressionné par des horreurs surnaturelles. Je ne souviens pas d'avoir tremblé pour une superstition ni d'avoir craint l'apparition d'un spectre. Les ténèbres n'avaient pas d'effet sur mon imagination et un cimetière était seulement pour moi le reposoir des corps privés de vie qui, après avoir connu la beauté et la force, deviennent la proie des vers. Et maintenant, j'étais amené à examiner les causes et l'évolution de la corruption, à passer mes jours et mes nuits dans des caveaux et des charniers. Mon attention se concentrait ainsi sur l'objet le plus insupportable à la délicatesse des sentiments humains. Je voyais l'enlaidissement et la dégradation des formes les plus pures, j'assistais à l'action dévastatrice de la mort ronger et, détruire la vie, je découvrais la vermine se nourrir de l'œil et du cerveau. Je fixais,
j'observais, j'analysais en détail les causes et les effets, les passages de la vie à la mort et de la mort à la vie." 
 
 
 
"Je décidai, au rebours de ma première intention, de mettre au point une créature de stature gigantesque : il aurait plus ou moins huit pieds de haut et sa carrure serait en proportion de sa taille. Cette décision prise, je passai plusieurs mois à rechercher et à se préparer mon matériel et je me mis au travail."
 
 
    Au milieu des notes, planches anatomiques et diverses esquisses préparatoires du Dr Frankenstein, on trouvait certainement tout un attirail d'outils chirurgicaux, du trépan aux pinces en passant par toutes les dimensions de scalpels. Argent, fer et fonte au service d'une science dévoyée par l'être humain désireux de jouer à Dieu. Et au milieu de tout cela, le corps – non, l'homme – en cours d'assemblage ou de réassemblage, son ossature gigantesque prête à prendre vie à nouveau.
 
    A moins qu'au lieu d'un nouvel Adam, le médecin ne s'apprête à donner naissance à son pire cauchemar ? 
 
 

"Ce fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins à mettre un terme à mes travaux. Avec une anxiété qui me rapprochait de l'agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient donner la vie et introduire une étincelle d'existence dans cette matière inerte qui gisait à mes pieds. Il était une heure du matin et la pluie frappait lugubrement contre les vitres. Ma bougie allait s'éteindre lorsque tout à coup, au milieu de cette lumière vacillante, je vis s'ouvrir l'œil jaune stupide de la créature. Elle se
mit à respirer et des mouvements convulsifs lui agitèrent les membres.
Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un tel prodige ? Comment pourrais-je dépeindre cet être horrible dont la création m'avait coûté tant de peines et tant de soins ? " 
 

 
 
    Dès lors, la créature échappera à son créateur et, délaissée par ce dernier, cherchera la vengeance. Celle-là prendra la forme d'une longue série de crimes, seule manière de causer une peine égale à l'abandon dont le monstre s'était senti la victime. Le dernier, comme tiré d'un mauvais rêve, sera l'incarnation des visions d'horreur du peintre Füssli, celui-là même qui obsédait tant Mary Shelley...
 


"Elle gisait, inerte et sans vie, en travers du lit, la tête pendante, les traits livides, contractés, à moitié cachés par sa chevelure. Où que je me tourne, je vois la même image – les bras ballants, étendue sur son lit nuptial, telle que le meurtrier l'avait laissée." 
 
 
    C'est sur cette scène effrayante que nous vous abandonnons – qui sait, peut-être tout autant curieux que terrifiés, aussi ne vous reste-t-il plus qu'à vous jeter sur le roman de Mary Shelley pour en savoir plus. 
 
De notre côté, nous vous souhaitons
 

Un Très Joyeux Halloween 

et vous donnons rendez-vous très prochainement pour de nouvelles lectures de saison.
 
    En effet, comme tous les ans, nous proposons de poursuivre les chroniques horrifiques tout au long du mois de novembre, dans l'idée de faire durer le plaisir encore quelque temps... 
 
 
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Les Ensangs - Maureen Desmailles.

Éditions Slalom, 2025.
 
 
    Chaque moment, chaque émotion de la vie de Charlie sont marqués par une odeur. Pour faire de ce don son métier, elle a intégré le prestigieux Institut International de Parfumerie à Paris. Quand ses parents lui coupent les vivres, elle craint de devoir y renoncer, mais son talent attire l'attention d'un professeur. Charismatique, brillant, exigeant, Lazlo Delafosse va offrir de financer ses études et de devenir son mentor en échange de son aide dans l'élaboration d'une gamme de parfums un peu singulière : les Ensangs. Ce que Charlie ignore, c'est que Lazlo est moins attiré par son odorat que par son sang...
 
 
***
 
    On en a lu quelques-uns, des livres sur les vampires : de plaisirs coupables en chefs-d’œuvre du genre, de Dracula à Fascination en passant par Le livre perdu des sortilèges, on a arpenté les territoires littéraires des non-morts et de la bit-lit par brèves incursions de-ci de-là. En picorant. Non pas parce qu'il ne faut pas abuser des bonnes choses, mais parce que celles-là sont plutôt rares dans un paysage livresque où le thème du buveur de sang, usé jusqu'à la moelle, donne à voir peu de belles surprises. Alors quand Les Ensangs est paru il y a quelques semaines, on s'est dit "Oh non, encore un roman qui prétend réinventer le mythe du vampire", refusant de céder à l'appel de sa superbe couverture illustrée par Micaela Alcaino. Mais on doit bien admettre qu'il y avait quelque chose dans le résumé qui retenait notre attention, et puis le parcours de l'autrice, aussi, intriguait, peut-être parce que rien dans son Curriculum Literae ne prédisait un roman de vampires. Alors quand l'occasion nous a été donnée de le lire, on s'est dit "Finalement, pourquoi pas"...
 

    Charlène a 19 ans et préfère qu'on l'appelle Charlie. Dotée d'une impressionnante hypersensibilité olfactive depuis l'enfance, sa vie est un parfum constant : multiple, entêtant, envahissant, parfois agressif. Don complexe qui lui permet d'analyser le monde, il la pousse naturellement à entamer des études de parfumerie dans l'école où enseigne le prestigieux Lazlo Delafosse, aux créations aussi obsédantes que mystérieuses. Mais quand Charlie annonce son homosexualité à ses parents, ces derniers décident en représailles de stopper le financement de ses études. Or, l'école de parfumerie est chère – très chère. Alors que tout semble perdu, Lazlo Delafosse propose d'embaucher Charlie pour l'aider à financer son cursus : son hyperosmie est un talent précieux pour le projet sur lequel l'enseignant travaille dans son laboratoire personnel en périphérie de la capitale. Un projet qui dépasse l'entendement et fait basculer Charlie dans une réalité à laquelle elle n'aurait jamais cru si son odorat ne l'avait pas mis sur la piste : celle du sang dont Lazlo fait des parfums, des bougies et des onguents. Un sang qui lui est nécessaire pour vivre, ainsi que la jeune protégée au nom d'Alba qui réside chez lui...
 

    On ne regrette pas d'avoir cédé à la curiosité : Les Ensangs est probablement la plus belle et la plus réussie des histoires de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis très longtemps. Maureen Desmailles, l'autrice, est française : une surprise tant la littérature hexagonale semble bouder les non-morts, un sujet décidément plus anglo-saxon si l'on en croit les publications de ces vingt dernières années (à quelques exceptions près : Coucou Fabrice Colin et Fabien Clavel). En young adult, ensuite, la bit-lit a rarement donné à lire des pépites – et de fait, tout a beaucoup ressemblé pendant très longtemps à du simulacre de Twilight / Fascination, pour le meilleur et surtout pour le pire. Autant dire que le terrain était doublement miné.
 

    Mais voilà, Maureen Desmailles surprend son lecteur comme personne, son postulat de base n'ayant rien de gratuit ou de facile. Outre la soif de sang, ses vampires ont besoin de créations de parfumerie spécifiques afin de garder une apparence humaine, mais aussi leurs souvenirs et tout ce qui constitue leur humanité originelle. Chaque composition – bougie, pot-pourri, encens, onguent, etc. – est donc personnelle et doit être une parfaite évocation de l'individu pour qui elle est créée, sans quoi il risquerait de régresser à l'état de goule monstrueuse et décharnée. L'autrice imagine également un système politique strict et précis propre aux vampires, lequel existe secrètement en parallèle du nôtre, formé en conclaves. Conclaves dont on verra que certains groupes réunis en cénacles indépendants et libertaires tentent d'échapper...
 

    Un univers complet et finement élaboré, ancré dans un réel extrêmement concret que la romancière magnifie d'un style puissant où tout passe par les parfums et le sensoriel, voire le charnel. A travers la narration de l'héroïne qui perçoit le monde au filtre de son hyperosmie, le lecteur est emporté dans une profusion d'effluves, d'émanations et de fragrances diverses qui apportent une dimension unique, faisant presque de cette lecture une expérience à réalité augmentée, tant l'écriture est évocatrice. Rarement on a eu entre les mains un roman de vampires de cette qualité stylistique, quelque part entre la précision scientifique et la poésie. Un plaisir qui nous a rappelé Le livre perdu des sortilèges, où le monde des créatures était raconté en parallèle de la recherche historique, avec une rigueur et un sérieux qui faisaient honneur à la littérature de genre.
 

    Que dire, enfin, des personnages ? On est un peu tombé amoureux de chacun d'entre eux au cours de cette lecture, ce qui explique probablement notre terrible deuil littéraire une fois le livre refermé. Complexes et multiples, les protagonistes pensés par Maureen Desmailles échappent aux stéréotypes un peu simples auxquels nous avait habitué la bit-lit pour ados. Ils sont d'autant plus intéressants que la romancière, qui ne tombe jamais dans le manichéisme, propose des personnages troubles dont on ne sait jamais si on peut leur faire confiance, quand bien même on en meurt d'envie. En diagonale de ce qui aurait donc pu n'être qu'une très bonne histoire de vampires (ce qui n'aurait été déjà pas mal), l'autrice nous parle aussi des mécanismes de l'emprise, qu'ils soient physiques ou psychiques, auxquels le lecteur ne saura résister... 
 

En bref : Très justement présenté comme se situant à mi-chemin entre Anne Rice et Patrick Süskind, Les Ensangs est le plus beau roman de vampires qu'il nous ait été donné de lire depuis longtemps. L'univers, aussi rigoureux scientifiquement qu'il est poétique nous immerge dans un monde d'effluves complexes, à l'image des personnages. Le style, impeccable à tous points de vue, magnifie ce superbe conte d'amour et de mort dont on ne sort pas indemne. Un coup de cœur.
 
 
 
Un grand merci aux éditions Slalom pour cette lecture !
 
 

samedi 25 octobre 2025

Sarah des Limbes - Maxime Fontaine.

Poulpe Fictions, 2025.
 
    Orpheline, insignifiante – presque invisible – aux yeux des autres, Sarah a basculé dans les Limbes, un univers parallèle où errent les âmes oubliées. Traquée par un mystérieux Contrôleur qui exige son " permis d'exister ", elle comprend que plus le temps passe dans cette étrange dimension, plus elle risque d'y rester prisonnière à jamais. Entre créatures dévorantes et fantômes en tout genre, Sarah devra choisir : tenter de retrouver sa vie d'avant... ou révolutionner ce monde de l'ombre ? 

Tombée dans le monde des Oubliés, saura-t-elle en sortir ?
 
Une histoire frissonnante dans un univers aussi fascinant que dangereux.
 
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     On ne va pas vous raconter d'histoires : c'est une fois de plus la couverture qui nous a poussé à la lecture. Une cité brumeuse, des fantômes, un monstre aux dents pointues et une fillette aux faux airs de Lydia Deetz... il ne nous en fallait pas plus pour réveiller en nous l'amateur d'intrigues creepy et de films burtoniens. L'éditeur est d'ailleurs le premier à citer le célèbre réalisateur pour qualifier l'univers de Sarah des Limbes, mentionnant Miss Peregrine et les enfants particuliers. De quoi attiser notre curiosité...
 

    Sarah est une gamine au caractère bien trempé – et du caractère, il en faut quand on est orpheline et qu'on a passé toute sa vie en familles d'accueil ou en foyers. La fillette aux cheveux châtains a appris à ne pas se laisser marcher sur les pieds et à donner les coups de poing nécessaires à sa survie... quitte à se faire détester de la plupart de ses congénères, voire peut-être même jusqu'à se faire oublier. C'est en tout cas la seule explication à ce qui lui arrive, car voilà qu'après s'être assoupie au dîner, elle s'est réveillée... dans les Limbes ! Cet entre-deux monde gris réservé aux âmes errantes et aux humains délaissés existe en parallèle du monde ordinaire, comme par superposition, mais séparé d'un voile quasiment infranchissable. Les tentatives de Sarah de rejoindre sa réalité sont par ailleurs complexifiées par le Contrôleur, sorte d'agent de sécurité qui s'assure bien que personne ne s'échappe de ce monde alternatif. L'horrible bonhomme menace également de mettre sous les verrous tous ceux qui ne possèdent pas un permis d'exister en cours de validité. Dans sa quête pour regagner son monde, Sarah croisera des personnages aussi farfelus que mystérieux, de Phil le rouquin à Wassim le vagabond, sans oublier une certaine Mamie Négoce, qui semble être la seule à pouvoir lui accorder un billet de retour chez les vivants...
 

Maxime Fontaine, auteur.
 
    Ne tergiversons pas : Sarah des Limbes est un roman jeunesse très sympathique, en plus d'être parfaitement adapté à la saison. L'éditeur ne s'y est pas trompé en évoquant Tim Burton, mais on pense davantage à Beetlejuice qu'à Miss Peregrine en lisant le livre de Maxime Fontaine. Pas en raison de l'éventuelle présence d'un esprit farceur aux goûts vestimentaires douteux, mais plutôt dans les codes esthétiques et – peut-on l'exprimer ainsi ? – politiques des Limbes tels qu'il les imagine. En effet, comme le monde des morts de Burton qui s'avère être une insupportable bureaucratie, celui de Maxime Fontaine est régi par un fonctionnement tout aussi strict qu'il est ridicule. On y trouve une parodie de notre monde, où des contrôleurs effrayants arpentent chaque millimètre de terrain pour capturer les sans-papiers, le tout sous l'autorité d'un dictateur qui a, semble-t-il, oublié de réfléchir depuis longtemps.
 

    Mais comme tout système dysfonctionnel, les Limbes ont engendré leurs propres fonctionnements alternatifs, aussi y trouve-t-on quelques rebelles et... une mafia ! Si elle n'est pas clairement nommée ainsi, aucun doute possible : le personnage de Mamie Négoce a tout d'un Parrain – enfin, d'une marraine, en l’occurrence. Installée dans un décor de boite de nuit abandonnée, elle est protégée par une troupe de gardes du corps en costards armés jusqu'aux dents, personnages totalement improbables dans ce décor hanté de maisons biscornues et de manoirs perdus dans la brume. 
 
Benjamin Strickler, illustrateur.
 
    Comme une Dorothy traversant le pays d'Oz pour trouver de quoi rentrer au Kansas, Sarah rencontre en chemin des compagnons de route qui l'aideront dans les quêtes dont elle sera missionnée en échange d'un droit de passage pour retourner chez elle. Parmi ceux-là, outre Wassim le SDF plein de sagesse, Ninée la fantôme morcelée et Junk le tas de déraille,  on a un petit faible pour Phil, rouquin au nœud papillon et à l'humeur on ne peut plus lunatique, justifiant un tordant jeu de mots sur les titres de deux chapitres successifs : "Phil Good" et "Phil Bad". Au milieu de cette galerie de portraits fantaisiste, Sarah s'impose bel et bien comme la fille spirituelle de Lydia Deetz – une analogie confirmée par son style gothique tout en rayures et en jupe plissée à volants et par le coup de crayon de l'illustrateur Benjamin Strickler. Ses personnages filiformes aux grands yeux ronds ne tromperont personne quant aux influences esthétiques qui se cachent derrière ce style.
 
 
    Mais Sarah des Limbes, ce n'est pas qu'une aventure de fantasy gentiment macabre, c'est aussi une histoire émouvante, en toile de fond, sur l'oubli et la solitude. Délaissée par son entourage (et avant cela, par ses parents), Sarah glisse dans les Limbes parce qu'elle ne compte plus pour personne chez les vivants. Il y a ainsi une touchante réflexion qui se dessine en diagonale du scénario et dont chaque personnage, à sa façon, se fait l'écho.
 
    Notre seule petite déception sera dans la construction de l'intrigue, qui souffre d'un rythme à notre sens un peu inégal. Le scénario prend souvent des virages abrupts et les ellipses nécessitent ensuite trop souvent de revenir en arrière pour préciser des informations que le lecteur, de fait, n'a pas. Cela vient casser la fluidité d'une lecture au demeurant très sympathique et dont l'issue, qu'on pourrait croire évidente, prend en fait le contre-pied du final tout tracé que le lecteur imaginait.
 

En bref : Sarah des Limbes, c'est un peu le nouveau Beetlejuice ! Avec son héroïne pleine de caractère toute de rayures noires vêtue et son monde d'esprits errants façonné comme une dictature aussi diabolique que farfelue, ce roman jeunesse n'est pas sans évoquer la fantaisie du Burton des débuts. Si l'on regrette une construction de l'intrigue un peu laborieuse, on aime beaucoup l'univers pensé par Maxime Fontaine et les illustrations de Benjamin Strickler, que le célèbre réalisateur américain n'aurait pas reniées.
 
Un grand merci à Poulpe Fictions pour cette lecture !
 
 
 
 

vendredi 24 octobre 2025

Frankenstein - Mary Shelley.

Frankenstein ; or the modern Prometheus
, Lackington, Hughes, Harding, Marvor & Jones, 1818 - Éditions Corréard (trad. de J. Saladin), 1821 - Multiples éditions et traductions françaises depuis 1821 - Éditions Pocket (trad. d'E. Rocartel & G. Cuvelier), 2018, 2024.
 
 
    Lors d'un voyage au pôle Nord, Robert Walton vient en aide à Victor Frankenstein. L'homme lui raconte alors son histoire. Passionné de sciences, il a réussi à créer la vie à partir de cadavres. Effrayé par sa propre création, l'homme prend la fuite. Toutefois, le dangereux monstre est prêt à tout pour que le scientifique lui crée une compagne...
 
Une histoire de vie après la mort et de savant fou. 
 
 
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    Au panthéon des grands monstres de la pop culture, la créature de Frankenstein se tient en bonne place aux côtés de Dracula et du loup-garou – des figures nourries davantage de la (ré)vision hollywoodienne que de leur essence originelle, tant elles ont été déformées au fil des adaptations et relectures successives. Que nous reste-t-il aujourd'hui du monstre qu'enfanta Mary Shelley ? Plus grand-chose de ce qu'il était à sa conception : un mort-vivant verdâtre à la carrure impressionnante, au crâne disproportionné et à l'intelligence limitée, façonné dans un château gothique transformé en laboratoire par un savant fou et son assistant bossu Igor. Rien n'est plus éloigné de l'oeuvre originale. Frankenstein est bien plus que cela : livre inclassable qui inventa la science-fiction, l'oeuvre est une mise en abîme à elle toute seule. Imaginée une nuit d'orage à l'occasion d'un concours d'histoires de fantôme improvisé par Lord Byron, l'intrigue se veut plus effrayante que les vieux contes avec lesquels on se faisait frissonner au coin du feu, mais se révèle aussi être une puissante évocation de la vie de son autrice
 
 
    Histoire dans l'histoire, le texte évoque dès son commencement la construction des nouvelles fantastiques alors très en vogue et dont la structure fera ses preuves jusqu'au début du XXe siècle : un vieillard dans une auberge qui raconte une histoire entendue autrefois et qu'il tient pour vraie, un voyageur qui confie un fait divers qui dépasse l'entendement à un compagnon de route, etc. Cette fois, c'est le capitaine d'un navire avançant péniblement au milieu de la mer de Glace qui ouvre le bal : il confie par lettre à sa sœur le récit dont il a été le dépositaire. S'ensuit alors un entremêlement de voix et de correspondances, les narrations se relayant pour retracer l'histoire de Victor Frankenstein, l'homme qui avait défié la mort, et de la créature qu'il a engendrée.
 

    Nourri de l'expérience de l'autrice, Frankenstein, à l'image de la créature, est un patchwork. Certains passages, directement inspirés des notes de Mary Shelley pendant ses nombreuses pérégrinations, empruntent la forme du journal de voyage. D'autres sont soufflés par les sciences et techniques émergentes, notamment l'électricité et la capacité de cette dernière à animer des muscles morts. Des éléments sont inspirés par certaines figures aussi charismatiques que contestées, à l'image de l'alchimiste Johan Conrad Dippel (né dans le véridique château Frankenstein, en Allemagne, où la rumeur dit qu'il aurait tenté de créer un être artificiellement au XVIIe siècle) ou d'Erasmus Darwin. Le tout, à la façon des récits d'anticipation d'aujourd'hui, semble être une parabole pour mettre en garde l'être humain face aux dérives de sa propre science et aux risques qu'il y a à jouer à Dieu : la venue de la Bête, comme on le dit dans les textes bibliques, sera peut-être du seul fait de l'homme et de ses excès d'ambition.
 
Véritable château de Frankenstein, en Allemagne.
 
    Mais la créature n'est pas que destruction, pas plus qu'elle n'est le monstre simplet des premières adaptations hollywoodiennes. Sensible, brisée dans son âme comme dans sa chair, elle fait preuve d'un discours éloquent et témoigne d'une intelligence complexe, nourrie des lectures et de l'observation du monde qui ont constitué ses deux seuls éducateurs, à défaut de celui qui l'a abandonnée. Elle se fait l'écho des propres deuils de Mary Shelley, notamment celui de sa mère, l'auguste philosophe et féministe Mary Wollstonecraft – mère et filles ont porté le même nom et son souvent confondues, comme on confond encore aujourd'hui le nom du créateur et de sa créature. Elle est aussi la métaphore de tous les enfants de la romancière, décédés précocement et dont elle rêvait la nuit qu'elle pouvait les réanimer – d'ailleurs, elle nommera souvent ce premier roman son "hideuse progéniture".
 

    La véritable horreur de Frankenstein se situe dans la part de probabilité que la fiction prédit ici à la façon d'un oracle, pas tant dans la créature, quand bien même sa solitude finit par engendrer la mort sur son passage. Cette dernière le justifie, ou du moins tente de l'expliquer : puisqu'elle ne pouvait inspirer l'amour, que lui restait-il sinon la peur ? Créature et créateur s'engagent alors dans une course poursuite sans fin, un cercle vicieux où l'on ne sait plus très bien qui et le chasseur et qui est la proie, le monstre laissant à son poursuivant de quoi se nourrir pour s'assurer qu'il soit en mesure de continuer sa quête. La scène finale et les dernières lignes de dialogue du monstre, déchirantes, nous montreront ainsi que Frankenstein est aussi "une histoire d'amour", pour citer le romancier Martin Quenehen : "une histoire d'amour entre Frankenstein et sa créature".
 

En bref : Premier véritable roman de science-fiction, Frankenstein est aussi bien plus que cela. Parabole qui vient mettre en garde des dangers de l'ambition scientifique, réflexion sur la responsabilité et sur les conséquences des actes de l'homme, métaphore du deuil et de l'abandon, miroir tendu aux vrais visages de la monstruosité... Récit enchâssé dans son fond comme dans sa forme, le roman de Mary Shelley est d'une rare complexité et reste, plus de deux cents ans après son écriture, d'une incroyable actualité. C'est une œuvre belle, profonde et triste qui résonnera différemment chez chaque lecteur.