samedi 21 juin 2025

Mon vrai nom est Elisabeth - Adèle Yon.

Éditions du sous-sol, 2025.
 
    Une chercheuse craignant de devenir folle mène une enquête pour tenter de rompre le silence qui entoure la maladie de son arrière-grand-mère Élisabeth, dite Betsy, diagnostiquée schizophrène dans les années 1950. La narratrice ne dispose, sur cette femme morte avant sa naissance, que de quelques légendes familiales dont les récits fluctuent. Une vieille dame coquette qui aimait nager, bonnet de bain en caoutchouc et saut façon grenouille, dans la piscine de la propriété de vacances. Une grand-mère avec une cavité de chaque côté du front qui accusait son petit-fils de la regarder nue à travers les murs. Une maison qui prend feu. Des grossesses non désirées. C’est à peu près tout. Les enfants d’Élisabeth ne parlent jamais de leur mère entre eux et ils n’en parlent pas à leurs enfants qui n’en parlent pas à leurs petits-enfants. “C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet.”
 
    Mon vrai nom est Elisabeth est un premier livre poignant à la lisière de différents genres : l’enquête familiale, le récit de soi, le road-trip, l’essai. À travers la voix de la narratrice, les archives et les entretiens, se déploient différentes histoires, celles du poids de l’hérédité, des violences faites aux femmes, de la psychiatrie du XXe siècle, d’une famille nombreuse et bourgeoise renfermant son lot de secrets.
 
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    Considéré comme le livre-événement de l'année 2025, encensé par la critique et déjà couronné de plusieurs prix littéraires, Mon vrai nom est Élisabeth est de ces lectures qui ne laissent pas indemne. La preuve : il nous aura fallu plus de trois mois pour rédiger cette chronique, le temps nécessaire pour que l'histoire de Betsy infuse puis se digère, que le tumulte qu'elle provoque s'apaise afin d'en parler, nous l'espérons, suffisamment bien.
 

"Est-ce cela, le sentiment d'une dette de mémoire?
Suis-je la seule à l'entendre, ce cri qui me déchire les tympans alors que je remonte les allées encombrées, pressée entre les rangées
d'étagères ? N'est-ce qu'une élucubration de ma conscience, le fruit de ma terreur de l'oubli, de l'ensevelissement, de la disparition?
Ces rayonnages d'archives compriment mon thorax comme autant de petites stèles qui finissent par former ensemble un rocher, une péninsule, une montagne, un sommet."

    L'autrice, Adèle Yon, est à la fois narratrice et protagoniste de son récit. Celui-là, ni tout à fait roman, ni tout à fait autobiographie, raconte au croisement des genres et des registres l'enquête menée sur son arrière-grand-mère Betsy (de son vrai nom Élisabeth), internée pour schizophrénie au début du siècle dernier. C'est lorsqu'elle est étudiante en école de cinéma qu'Adèle Yon début ses investigations : elle projette de rédiger une thèse sur la thématique du double-fantôme à l'écran : Rebecca, Jane Eyre, Laura, Vertigo, Dragonwyck, Obsession... – des œuvres qui confrontent une jeune héroïne au fantôme obsédant d'une autre femme afin de (re)devenir maîtresse de son destin. La lubie de l'autrice (qu'on devine rapidement poussée par quelque mécanisme inconscient) résonne bientôt avec ses propres démons : le souvenir étouffé, dissimulé, voire invisibilisé d’Élisabeth, qui continue de hanter toutes les femmes de la famille, les menaçant de cette certitude qu'un jour prochain, elles deviendront folles.
 

"Est-ce qu'on meurt de ne plus croire aux histoires avec lesquelles on s'est construit ?"

    Le suicide d'un grand-oncle et la crainte de basculer à son tour dans la schizophrénie vont convaincre Adèle Yon de questionner son entourage et de s'éloigner des réponses toutes faites pour creuser, encore et encore, le sillon de la vérité. Lever le suaire dont s'est drapé le fantôme de Betsy pour, d'une part, rendre sa dignité à Élisabeth et, d'autre part, conjurer la malédiction familiale dont tous ses aïeux sont les malheureux responsables à force de peurs et de secrets.
 
"Il est des établissements qui sont comme des familles et des familles qui sont des établissements. Des établissements qui sont des familles, je n’y crois pas trop, par contre des familles qui sont des établissements, ça j’y crois beaucoup. Des familles où une organisation est faite en dehors de l’affect. Des mécanismes d’autorité, des valeurs bourgeoises où l’émotion, la parole, n’ont aucune place..." 
 
    Dans le prolongement de sa thèse, c'est donc davantage une recherche scientifique que mène l'autrice plus qu'elle ne rédige une roman à proprement parler. Selon les besoins qu'exige son enquête, elle passe de la narration à l'entretien, emprunte à la sociologie autant qu'à la psychanalyse et, lorsqu'un gouffre entre les souvenirs et les spéculations persiste, elle se fait archiviste pour le combler. Véritable OVNI du genre, Mon vrai nom est Élisabeth est un patchwork de fragments issus de sources et d'origines aussi diverses que variées : extraits de correspondances exhumées du grenier, copiés-collés de textos échangés avec les membres de sa famille, extraits de journaux, retranscriptions d'entretiens directifs, encarts de presse et publicités... La forme s'adapte dès que l'autrice change de support, diversifiant typographies et mises en page qui accrochent l’œil et redoublent l'intérêt du lecteur.
 

"Je suis très prudente sur le fait de réinterpréter les choses. Je crois que quand on s’approche de trop près des histoires–c’est un peu le même problème en psychanalyse.–on déterre des choses qui n’étaient pas forcément importantes, mais qui prennent soudain des dimensions fondamentales, comme si tout s’y était joué."

    Il ressort de ce foisonnement une étrange sensation de vertige, vertige qui s'accentue plus encore face aux témoignages récoltés par Adèle Yon. Jamais elle ne décrypte ni n'analyse les entretiens retranscrits : elle se contente de les livrer tels quels aux lecteurs. Les plus perspicaces d'entre-eux ou bien ceux familiers d'approche transgénérationnelle ou de psychanalyse auront tôt fait de percevoir l'inquiétante étrangeté qui se dégage de certains propos recueillis, de même que les indices qui s'expriment au détour d'une parole ou d'une autre. Une nouvelle vérité se dessine peu à peu, plus complexe et plus sournoise que celle de l'aïeule folle et de son mari bienveillant contraint de l'interner pour son bien. Une vérité qui finira par dépasser l'histoire de ce couple et qu'il faudra débusquer bien plus loin encore. Comme autant de traces d'une mémoire fossile, cette histoire transparait en filigrane des discours, au corps défendant des membres de la famille qui se sont prêtés au jeu des questions et des réponses.
 

"Ainsi, à la suite d'une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l'ordre."

    De l'intimité d'une famille corsetée par le silence aux archives de l'institution psychiatrique où avait séjourné Élisabeth, Adèle Yon embarque le lecteur dans ses pérégrinations. L'issue de son enquête, sidérante, vient nous rappeler que le réel a et aura toujours bien plus d'imagination que la fiction.
 
"Tous les Placements Sous Contrainte, toutes les femmes placées à Sainte-Anne sur décision d'un tiers ou d'un tribunal. Leurs entrées sont consignées dans des Livres de la Loi et classées par date. Dix ans de dates. Dix ans de matricules. Germaine, Madeleine, Laura, Odette, Françoise, Marcelle, Cécile, Alice, Adèle, Augustine. Des femmes violées. Des femmes battues. Des femmes adultères. Des miséreuses. Des oubliées. Des avortées. Olga, Ana, Malka. Eva, Zénaïde. Des Juives. Des Russes. Des Polonaises. Des Allemandes. Des femmes exilées, réfugiées, brisées par la guerre, par la misère, par la chasse à l'homme. J'ai découvert l'époque par ses folles. Leurs voix, hybrides, mi-rapportées mi-brutes, me tournent autour et s'agrippent à la sienne, manquante."
 
En bref : Certainement LE livre de l'année 2025, Mon vrai nom est Élisabeth, véritable OVNI littéraire, s'affranchit de toutes les formes possibles du récit pour les embrasser toutes à la fois. Jonglant entre le roman, l'enquête et l'essai, Adèle Yon livre ici le fruit d'une recherche familiale visant à lever un secret transmis sur quatre générations. En rétablissant la vérité sur son arrière-grand-mère, c'est aussi à des milliers de femmes malmenées par l'institution psychiatrique que l'autrice rend leur dignité. Un ouvrage à la fois nécessaire et remarquable. 
 
 
 
Et pour aller plus loin... 

samedi 17 mai 2025

Un hiver pour s'installer au Terrier...

 

    C'est en retard – très, très en retard – que nous venons faire le bilan de notre dernier hiver, aussi le tout premier dans notre nouveau Terrier. Et c'est le Terrier, justement, qui est en cause dans notre procrastination, autant dans la lecture que dans la mise à jour du blog au cours des dernières semaines. Bon, d'accord, peut-être même des derniers mois. Même si nous avons peu avancé dans les travaux de rafraîchissement prévus, les quelques weekends consacrés à la tapisserie ont vite englouti le peu de temps libre qu'il nous restait. Ajoutez à cela un travail (malheureusement) toujours plus chronophage que d'habitude et des journées qui refusent de s'étendre au-delà de 24 heures, et vous obtiendrez un blog quasi vide. Essayons de remédier à cela : le récap' saisonnier sera bien rempli.
 
 
Escapades :
 
 
    Vous le savez, sans même aller très loin, rien ne nous enthousiasme plus qu'une bonne marche au-dehors. On a ainsi toujours aimé faire de grands tours et détours dans la cambrousse autour du Terrier, y compris lorsqu'on en change. Dans le dernier bilan saisonnier (celui d'Automne – ça commence à dater), on avait partagé nos premières promenades à proximité de notre nouveau chez-nous, entre chemins de ronde et de traverse, ruines de donjons et escaliers cachés. Le brouillard et le givre n'ayant jamais dissuadé votre humble serviteur d'arpenter les chemins, on a continué de grimper sur les buttes, de serpenter dans les vallées et de traquer les passages secrets.

 







    Au détour de nos balades, on est tombé sur ce nouveau point d'étape des marches autour du Terrier : la vieille usine abandonnée digne d'un décor de SF américaine. Moins romantique que nos lieux de prédilection habituels, l'endroit n'en reste pas moins romanesque, façon Stranger Things ou film d'horreur urbaine. Délicieusement inquiétant, n'est-il pas ?
 



Cadeaux, achats & acquisition :
 
 
    On avait oublié, lors du bilan de nos dernières fêtes hivernales, d'évoquer les cadeaux déposés sous le sapin. Corrigeons vite cet impair : au pied de l'arbre de Noël, il y a eu de forts jolies choses, à commencer par cette sacoche en trompe l’œil ressemblant à s'y méprendre à un livre de Sherlock Holmes. Une très touchante attention de notre petite sœur, qui avait joint au paquet une carte Cat's Eye home made, devenue depuis un marque-page fort pratique. Clochette-Tinker Bell, quant à elle, nous a gâté d'un énième magnifique carnet (avec une théière dessus – comme elle nous connait bien !), lequel a rejoint notre grande collection. Notre amie de la page Jane Austen lost in France, fidèle à ses valeurs, nous a fait cadeau d'un sympathique petit livre de recettes, Tea with Jane Austen, de la même collec' que Dinner with Jane Austen, qu'on avait offert l'année dernière à Pouchky-Ficelle. De la part de Mother Rabbit, du thé (et pas n'importe lequel : du Chai de chez Kusmi Tea, rien que ça), qu'on a savouré dans cette élégante tasse d'artisanat peinte à la main, offert par une collègue. Enfin, n'oublions pas ce corgi scintillant à suspendre au sapin de l'année prochaine, souvenir rapporté de Grande-Bretagne par une amie.
 
 
    Du côté des livres et de la fiction, on s'est offert (ou s'est fait offrir) quelques nouveaux compagnons, empilés ici et là en attendant la future bibliothèque. Plusieurs titres de la collection "Destins" des éditions Albin Michel Jeunesse, ces biographies romancées de personnages historiques dans leurs jeunes années, ainsi que le roman de la collection "Destinées" de chez Scrineo (concept très similaire, comme vous l'avez compris) Marie Curie : la femme de sciences, chroniqué tout récemment.
 

    Les très belles éditions France Loisir de La fileuse de verre et des Disparues de Nellie Bly ont rejoint notre PAL, de même que l'ouvrage biographico-sociologique Les origines de Gerald Bronner et le roman Zombi de l'inénarrable Joyce Carol Oates, inspiré de l'affaire Jeffrey Dahmer. Enfin, déjà lue et chroniquée, la pépite Le serment des sœurs Fossil de Noel Streatfeild, ainsi que son adaptation en téléfilm sous le titre original Ballet Shoes (dont ou vous parlera très bientôt).


Popotes et casseroles :
 
 
    Rien de révolutionnaire dans les cuisines du Terrier, si ce n'est que ce sont celles du nouveau Terrier (oui, on risque de le rabâcher souvent). Saumon en papillote et fondue de poireaux, poulet vindaloo aux lentilles corail et au potimarron, tarte aux poireaux et, enfin, (un classique pas cuisiné depuis trèèès longtemps) les lasagnes épinard, butternut et mozzarella. Parmi les nouveauté, une invention récente : le pilaf au chou kale, très réconfortant en cette saison hivernale et désormais ajouté à la liste de nos plats favoris.
 
 
 
 
 
    Pour finir du côté des casseroles, mais pas des nôtres : ces roulés à la cannelle confectionnés avec amour par Mother Rabbit, qu'on a savourés accompagnés d'une tisane zen de production cent pour cent locale offerte par un ami et collègue (parait que ça ne pouvait pas nous faire de mal...).
 


Bricoles et fariboles :


    A part le papier peint, autant vous dire qu'on n'a pas tellement eu le temps pour le bricolage et les créations hand made cet hiver. Seule exception : le colis traditionnel à l'attention de Pouchky-Ficelle, qui aurait d'ailleurs du être le colis d'Halloween, lequel s'est finalement transformé en colis de Noëlloween. Le hasard fait bien les choses : quoi de plus Noëlloweenesque qu'une thématique burtonienne ? La paquet contenait donc le roman original de Sweeney Todd, vieux penny dreadful comme seule l'Angleterre savait en publier, un carnet noir (parce que noir, c'est noir), le Guide pour personnes décédées, du rooibos d'Halloween, des serviettes très automnales, des zebra cakes aux couleurs de Tim Burton et des flyers publicitaires pour contacter Beetlejuice en cas de nécessité. On a maintenant hâte de savoir si Pouchky a eu besoin de faire appel au bioexorciste le plus célèbre de la pop culture !

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     Voilà pour notre hiver au nouveau Terrier, un nid dont on se satisfait qu'il prenne peu à peu nos couleurs (et ce même si ça prend du temps !). On se retrouve très vite pour faire état des évolutions et partager les anecdotes de notre printemps.
 

samedi 10 mai 2025

Marie Curie : la femme de sciences - Sylvie Baussier.

Éditions Scrinéo, collection "Destinées", 2024.
 
    Maria Sklodowska grandit dans une Pologne sous occupation russe, où les femmes ont peu d’avenir. Or, elle rêve de savoir et de liberté ! Mais où les trouver ? Pour surmonter deuils et solitude, elle se jette à corps perdu dans ses études de sciences. Quelques années plus tard, en France, elle rencontre Pierre et devient une physicienne et chimiste renommée, sous le nom de Marie Curie. Très amoureux, ils partagent toutes leurs recherches. Pour combien de temps ?
    Seule femme lauréate d’un double Prix Nobel, Marie a changé le monde grâce à ses travaux sur la radioactivité.
 
De la Pologne à Paris, découvrez l’histoire d’une femme hors du commun : guidée par son respect de la vie et sa foi en la science, elle a sauvé des millions d’êtres humains.
 
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    Tout récemment, on a partagé notre avis sur Marie et Bronia, premier opus de la collection "Destins" aux éditions Albin Michel, consacré à la jeunesse de la future Marie Curie. Publié pour le 90ème anniversaire de la mort de la célèbre chimiste, Marie Curie : la femme de sciences a inauguré chez Scrinéo la collection "Destinées", pendant de la collection "Destins" d'Albin Michel. L'occasion de comparer autant les deux ouvrages que les deux collections.
 
Marie dans ses jeunes années.
 
    En ouvrant son roman sur une citation de Marie Curie, l'autrice Sylvie Baussier annonce d'emblée sa volonté de restituer l'ambition inaltérable de la chercheuse pour les sciences. Son ambition, mais aussi la grande sensibilité avec laquelle elle abordait la chimie, qu'elle élevait au rang de quasi merveille : "Je suis de ceux qui pensent que la science a une grande beauté. Un savant dans son laboratoire n'est pas seulement un technicien ; c'est aussi un enfant placé en face de phénomènes qui l'impressionnent comme un conte de fées." On trouve dans ces quelques lignes l'essence même du texte de Sylvie Baussier, probablement très inspirée par la passion et la fascination qui s'en dégagent.
 
Pierre et Marie Curie.
 
    Le roman, s'il nous fait remonter à l'enfance de Marie Curie en Pologne, s'attache en effet à raconter sa vie entière, jusqu'à son décès, et laisse entendre au lecteur à quel point les deuils qui ont semé son parcours de jeune fille, de femme, de mère, et de scientifique n'ont eu de cesse d'alimenter sa vocation. Parce que raconter une destinée entière en 191 pages est un défi particulièrement complexe, la construction du récit peut déstabiliser : le roman se lit comme on suivrait une frise chronologique pour s'arrêter ponctuellement à telle puis telle année, chaque nouveau chapitre s'attachant ainsi à photographier un instant charnière du parcours de l'héroïne. Pendant toute la première moitié du livre, certains chapitres existent en double afin de s'attacher à ce que vit, au même moment, Pierre Curie à des kilomètres de Marie. Cet astucieux procédé narratif se répète jusqu'à la rencontre du couple, habile et poétique tour de passe-passe pour dessiner leurs destins en miroir et montrer au lecteur que ces deux-là étaient faits pour se rencontrer.
 
Marie Curie et Paul Langevin.
 
    On apprécie, malgré la dureté de certains événements, que le récit se poursuive au-delà du décès de Pierre et fasse découvrir à un jeune lectorat la seconde passion que Marie connut ensuite avec Paul Langevin – y compris ce que cela engendra de scandale. Cet épisode, même s'il n'est raconté que brièvement, met en évidence à quel point une personnalité scientifique reconnue peut soudain se retrouver victime du qu'en-dira-t-on dès lors qu'elle est aussi... une femme. On suit également Marie sur le front de la Grande Guerre, alors qu'elle met les rayons X au service de la radiologie et du soin des soldats, un évènement au croisement de la grande et de la petite histoire, si souvent oublié. L'ouvrage se termine sur sa mort, mais s'ouvre aussi sur les générations de Curie qui suivront, invitant le lecteur à découvrir les destins d'Eve Curie et Irène Joliot Curie, tout aussi romanesques et captivants.
 
Marie et sa fille ainée sur le front.
 
    On peut regretter encore une fois (c'est déjà ce qu'on avait reproché à Marie et Bronia) un style un peu trop explicatif, celui-là étant accentué par la nécessité de résumer la vie de Marie Curie plutôt que de vraiment la raconter. La contrainte du nombre limité de pages face aux nombreux événements à restituer, le tout recoupé à la forme très épisodique qui semble constituer une règle en devenir de la collection "Destinées", l'oblige certainement. Pour autant, on a apprécié ressentir davantage dans le texte de Sylvie Baussier la passion des personnages et le feu qui les habitait, laissant deviner ce qu'on peut ranimer et animer de vie même lorsqu'il ne nous restait que des braises.
 


En bref : En inaugurant sa collection "Destinées" avec le personnage de Marie Curie, les éditions Scrinéo semblent vouloir suivre le modèle d'Albin Michel avec sa collection "Destins". Ici, cependant, la vie entière de la personnalité choisie est restituée, de sa jeunesse jusqu'à sa mort, un choix qui contraint à une structure narrative très épisodique où les événements sont peut-être plus résumés que racontés. Pour autant, Marie Curie : la femme de sciences met en évidence la résilience qu'a constituée la recherche scientifique dans le parcours de cette femme aussi décidée que passionnée, et ce malgré les embûches qui se sont dressées tout le long de son chemin. Un livre parfait pour faire découvrir Marie Curie aux jeunes lecteurs.
 
 
Et pour aller plus loin...
 

vendredi 9 mai 2025

Marie & Bronia : le pacte des soeurs - Natacha Henry.

Albin Michel Jeunesse, coll. "Destins", 2017 - Le livre de poche jeunesse, 2019 - Éditions France Loisirs, 2020.
 
 
    Varsovie, fin du XIXe siècle, Marie et Bronia, deux soeurs vivant dans une Pologne asservie par la Russie, n'ont qu'une obsession: Aller à l'université. Marie rêve de devenir chimiste, et Bronia, médecin.
    Malheureusement, l'occupant russe interdit aux femmes de faire des études. C'est compter sans l'esprit de rébellion des deux jeunes filles.
    Un soir d'automne, à la lueur d'une lampe à pétrole, les deux sœurs décident de sceller un pacte incroyable, qui les mènera jusqu'aux portes de la Sorbonne, à Paris...
 
 
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    Sorti il y a déjà quelques années, Marie et Bronia a inauguré la collection "Destins" des éditions Albin Michel Jeunesse : des romans biographiques de personnalités historiques à travers leurs jeunes années ou leurs premiers succès. Une collection dont on aime l'ambition et les nombreuses figures mises en lumière depuis sa création, des plus connues aux plus secrètes : Marie Curie, Marilyn Monroe, Rosa Bonheur... Car si la parité est au rendez-vous, on apprécie tout particulièrement les titres qui donnent l'occasion de (re)découvrir les vies de femmes tantôt célébrées, tantôt oubliées par la grande histoire.
 
Marie, au début des années 1900.
 
    Célébrée, Marie Curie l'est assurément. Mais si tout le monde connait et reconnait la femme de sciences là où tant d'autres physiciennes, chimistes et mathématiciennes sont redécouvertes sur le tard, sa vie familiale et intime, semée de nombreux drames et embûches, reste assez secrète. Que sait-on aujourd'hui de Marie Curie ? On se souvient évidemment de son époux, Pierre, de leurs recherches sur le radium et de son prix Nobel, mais de quoi d'autre ? Natacha Henry, autrice d'une précédente biographie sur Marie Curie et sa sœur Bronia, illustre méconnue, propose de remonter le temps jusqu'à la Pologne du XIXe siècle pour y rencontrer celle qu'on appelle alors encore Maria Slodowska.
 
La fratrie Slodowski en 1872 (avec Marie, au centre, et Bronia, à droite).
 
    Dernière née d'une grande fratrie de 5 enfants, Marie grandit au contact d'une famille aimante malgré les nombreux malheurs qui s'enchaînent. L'occupation russe qui bannit la culture polonaise, la maladie qui cloue sa mère au lit et lui fait perdre son travail d'enseignante, puis la mort qui l'emporte après avoir aussi fauché l'aînée des enfants. Alors qu'elles souhaitent embrasser une carrière scientifique, Marie et sa sœur Bronia ne peuvent aspirer qu'à une place de gouvernante ou d'institutrice, les seules voies professionnelles autorisées aux femme par le pouvoir en place. Une première brèche s'ouvre dans le carcan imposé par l'Occupant quand se déploie à Varsovie l'Université Volante : une université clandestine et itinérante ouverte aux jeunes gens qui, comme Marie et Bronia, souhaitent étudier malgré les interdits. Puis, très vite, l'envie d'apprendre et d'expérimenter davantage leur fait envisager de partir à Paris pour y suivre un véritable cursus : médecine pour Bronia, chimie pour Marie. Financièrement, le projet n'est guère envisageable. Sauf si... Sauf si les deux sœurs s'entraident : Marie trouvera une place de gouvernante et partagera ses gages avec Bronia afin de lui financer ses études en France, après quoi Bronia, une fois diplômée, paiera à son tour les études de Marie à Paris. Ce pacte changera leur destin à tout jamais et les fera entrer dans l'Histoire.
 
Marie et Bronia en 1886.
 
    On ne peut qu'applaudir la volonté de l'autrice de mettre en lumière cette "Marie avant Curie", tant le parcours de la célèbre scientifique est passionnant. Le récit est d'autant plus intéressant qu'il raconte à part égale celui de Bronia, sa sœur ainée injustement oubliée de la mémoire collective alors que leurs vies sont étroitement entremêlées. Jamais les deux femmes ne seraient en effet devenues ce qu'elles aspiraient tant à devenir sans ce pacte de jeunesse autour duquel s'articule et se consolide le roman de Natacha Henry. Furieusement romanesque, cette anecdote de la vie des deux sœurs est pourtant bien réelle. Elle s'ancre dans une jeunesse douloureuse semée de deuils et de catastrophes, l'occupation russe d'alors faisant aujourd'hui écho à une actualité toujours aussi sombre, nous rappelant à quel point les hommes sont doués pour rejouer les mêmes drames.
 
Casimir Zorawski, premier grand amour de Marie, en 1888.
 
    Dans ce contexte particulièrement noir, pourtant, on se plait à les voir braver les interdits pour apprendre puis concevoir le plan qui leur permettra de décrocher un diplôme. On les suit avec fascination tantôt dans les rues de Paris où Bronia s'installe, tantôt à la campagne où Marie prend une place de gouvernante, chez les  riches Zorawski. On apprend qu'elle et le fils aîné de ses employeurs, amené à devenir un éminent mathématicien, tomberont follement amoureux l'un de l'autre avant que les parents du jeune garçon ne mettent un terme à cette relation en invoquant la différence de condition sociale. Ce n'est qu'à travers la passion des études et de la recherche que Marie retrouvera finalement goût à la vie, passion qui la fera rencontrer un certain Pierre Curie...
 
Marie et Pierre Curie, 1903.
 
    C'est là le point positif de ce roman : raconter l'arrière-scène, les coulisses et l'origine des destins de ces deux femmes, la belle sororité qui les fera surmonter les obstacles qui se dresseront sur leur chemin au gré des allers retours entre France et Pologne. On ne regrette qu'une chose : que le style ne soit pas à la hauteur de la vie de ces deux figures incroyables. Raconté d'une plume très informative qui caractérise davantage les biographies que les romans, Marie et Bronia manque d'une écriture plus sensible qui aurait rendu justice à la passion de ces deux héroïnes.
 
 
En bref : Un roman à découvrir pour retracer les premières années de Marie Curie avant Curie, ainsi que le pacte qui la liait à sa sœur aînée, Bronia. Une approche intime de l'une des plus grandes scientifiques du XXe siècle avant qu'elle n'accède à la postérité et qui résume bien l'ambition de la collection "Destins". On regrette seulement le style, malheureusement plus proche de la biographie que du roman, qui nous empêche de goûter à toutes les émotions de cette histoire.
 
 
Et pour aller plus loin... 

lundi 21 avril 2025

Le serment des soeurs Fossil - Noel Streatfeild.

Ballet Shoes
, J.M. Dent & Sons, 1936 - Éditions Novel (trad. de J.Martine), 2025.
 
    « Nous, les trois sœurs Fossil, nous jurons de faire entrer notre nom de famille dans les livres d’Histoire, parce qu’il n’appartient qu’à nous, et que personne ne pourra dire qu’on est devenues célèbres à cause de nos parents. »
    Lorsque Matthew Brown, un explorateur anglais passionné de fossiles, adopte trois orphelines au cours de ses voyages, il leur donne le nom de « Fossil » et les confie à sa nièce avant de repartir en mer. 
    Mais lors de ses pérégrinations, le vieil homme disparaît, et sa famille adoptive subit un revers de fortune. Espérant devenir indépendantes, les trois orphelines Fossil intègrent alors une académie de danse et de théâtre. Parviendront-elles à vivre de leur art ?
 
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"La cliente : Vous avez les livres des Chaussures ?
Le vendeur : Les livres des Chaussures ? De quel auteur ?
La cliente : Je ne sais pas. J'ai une amie qui m'a dit que ma fille devait lire Les chaussures, alors je suis venue.
Kathleen Kelly : Noel Streatfeild. Noël Streatfeild a écrit Petites galoches, et Petits chaussons de danse, et Petits patins à glace et Petites bottes. Je lui ferais lire Petites galoches en premier, c'est mon préféré. Bien que Petits chaussons de danse soit une pure merveille, mais c'est épuisé."
 
Vous avez un mess@ge, film de Nora Ephron.
 

    C'est dans le film Vous avez un mess@ge, comédie romantique phare des années 90, qu'on a entendu parler pour la première fois de Ballet Shoes, ce grand classique de la littérature jeunesse anglaise. Dans ce film où la librairie de l'héroïne (angélique Kathleen Kelly campée par une adorable Meg Ryan) occupe une place centrale, on ne se lasse pas de traquer et de reconnaître les ouvrages qui garnissent les étagères – même au centième visionnage. Quand le film sort dans l'Hexagone, Ballet Shoes est encore inconnu de ce côté-ci de la Manche et de l'Atlantique (de même que les autres romans de Noel Streatfeild), aussi la VF traduit-elle plus ou moins littéralement le dialogue et le titre du roman. Comment ne pas se laisser attendrir par ce passage (Meg Ryan finit en larmes au terme de la scène) et comment ne pas prendre en compte une recommandation de Kathleen Kelly ? "Une pure merveille", nous dit-elle.
 

    Il fallut attendre près d'un siècle pour que le roman sorte enfin en France, un cas rare mais pas forcément isolé si on se penche sur la ligne éditoriale des éditions Novel, celles qui ont rendu la chose possible : le credo de cette maison, pari aussi incroyable que réussi, c'est de faire (re)découvrir au lectorat francophone les pépites oubliées ou inédites de la littérature jeunesse anglo-saxonne. C'était donc une évidence, après avoir donné une nouvelle vie aux chefs-d’œuvre d'Edith Nesbit et de Franklin W. Dixon, de faire enfin connaître les sœurs Fossil !
 
 
    Les sœurs Fossil, ce sont trois fillettes adoptées au gré de ses voyages par un excentrique paléontologue. Parce que sa nièce et pupille Sylvia et sa gouvernante Nana se plaignent du désordre causé par sa collection de pierres, ossements préhistoriques et fossiles divers et variés, le chercheur promet de ne plus rapporter de cailloux de ses périples... mais lorsque des orphelines lui tombent dans les bras et qu'il ne peut se résigner à les abandonner à leur triste sort, le vieil aventurier décide de les ramener à la maison. Ainsi grandissent Pauline, Petrova et Posy : au sein d'une famille atypique qui tente de leur offrir ce qu'il y a de mieux pour elles. Lorsque leur père adoptif, affectivement surnommé oncle Gom, disparait pendant un énième voyage, Sylvia et Nana doivent retrousser leurs manches pour faire tourner la maison. Afin d'avoir de quoi élever les fillettes, elles transforment la demeure en pension et hébergent toute une galerie de personnages charismatiques qui viennent rapidement agrandir la famille de cœur des orphelines. Lorsque l'une des locataires, professeure de danse dans une grande institution des arts de la scène, propose aux sœurs de rejoindre l'école, c'est tout un monde nouveau qui s'ouvre à elles.
 

    Sorti en Angleterre en 1936, Ballet Shoes est cité au palmarès des 1001 livres d'enfants qu'il faut avoir lu pour bien grandir (véritable bible du genre, qui ne liste que des valeurs sûres) – et pour cause : ce roman se lit encore parfaitement bien malgré ses presque cent ans et n'a à l'évidence rien perdu de son charme. L'écriture, tout d'abord, est délicieusement anglaise (les anglophiles comprendront) et ravira tous les lecteurs férus de classiques de littérature enfantine comme seule la Grande-Bretagne sait en produire. La traduction française parvient à conserver cet élan, cette patte et cette fantaisie caractéristiques du genre. On retrouve aussi au programme les archétypes qui ont fait le succès d'une littérature de jeunesse alors encore émergente, à savoir des héros ou héroïnes orphelin.e.s contraints de développer des trésors d'imagination pour se frayer un chemin dans l'existence et aller au bout de leurs rêves.
 

    Autour de cette situation initiale qui pourrait passer pour relativement convenue, l'autrice développe des personnages et des rebondissements qui font de Ballet Shoes une histoire inoubliable. On s'attache à chacun des protagonistes (autant aux sœurs qu'aux locataires, qui ont plus d'une fois un rôle à jouer dans le devenir des héroïnes), tous attendrissants sans jamais être mièvres. Pauline, Petrova et Posy se distinguent par des personnalités et des ambitions divergentes qui, d'ailleurs (et c'est en cela que l'intrigue n'est ni lisse ni facile) ne vont pas forcément dans le sens qu'on s'imaginerait tout tracé de l'histoire. Avec le personnage de Petrova, par exemple, Noel Streatfeild se révèle furieusement moderne en lui préférant des aspirations en décalage avec ce qu'on pouvait attendre d'une fille à cette époque et, surtout, en les valorisant. On pense ainsi souvent aux Quatre filles du Dr March, le monde de la scène en plus. En effet, l'univers dans lequel évolue les trois filles fait la part belle à la culture littéraire et théâtrale anglaise, un écrin dans lequel on s'immerge avec délice.
 

    Initialement illustré par Ruth Gervis, la sœur aînée de l'autrice, Ballet Shoes bénéficie pour cette édition française d'une impeccable mise en image par Marine Cabidoche, dont on découvre ici le travail et le talent. Les bouilles pleines de malice des personnages apportent une fraicheur qui fait échos au dynamisme de l'écriture, le charme d'antan étant parfaitement restitué.
 

En bref : Enfin édité en France près d'un siècle après sa publication originale, Le serment des sœurs Fossil (Ballet Shoes) n'a rien perdu du charme qui l'a rendu célèbre. Ce grand classique de la littérature de jeunesse anglaise est une véritable pépite : les personnages y sont aussi variés qu'attachants et le lecteur se laisse emporter par le tumulte et les péripéties autour des nombreux rêves d'avenir de ses héroïnes. On pense aux personnalités fortes et contrastées des Quatre filles du Dr March que serait venue relever de sa fantaisie coutumière une Angleterre d'antan. Touchant et malicieux, ce livre est une petite merveille.