Blackwater II : The levee, Avon Books, 1983 - Editions Monsieur Toussaint Louverture (trad. de Y.Lacour avec H.Charrier), 2022.
Tandis que la ville se remet à peine d’une crue dévastatrice, le
chantier d’une digue censée la protéger charrie son lot de conséquences :
main d’œuvre incontrôlable, courants capricieux, disparitions
inquiétantes. Pendant ce temps, dans le clan Caskey, Mary-Love, la
matriarche, voit ses machinations se heurter à celles d’Elinor, son
étrange belle-fille, mais la lutte ne fait que commencer. Manigances,
alliances contre-nature, sacrifices, tout est permis. À Perdido, les
mutations seront profondes, et les conséquences, irréversibles.
Découvrez le deuxième épisode de Blackwater, une saga matriarcale avec une touche de surnaturel et un soupçon d’horreur.
***
Après le premier tome du cycle Blackwater dévoré à sa sortie, difficile de ne pas se jeter avec voracité sur la suite. Il faut dire qu'au rythme d'un tome tous les quinze jours et avec ces couvertures dignes de véritables bijoux, les éditions Monsieur Toussaint Louverture savent cultiver l'addiction. On avait terminé le précédent opus sur l'installation dans leur nouvelle maison d'Oscar et d'Elinor après des mois de conflit avec Mary-Love, matriarche des Caskey. Cette dernière n'avait finalement toléré le départ de son fils et de sa belle-fille qu'en contrepartie de leur premier enfant... Jusqu'à quelles extrémités va cette fois-ci conduire l'étrange guerre qui anime les deux femmes ?
"Quand j'étais à l'université de Huntingdon, répondit-elle, j'avais un
cours sur les civilisations anciennes, et chaque fois qu'elles
commençaient la construction de quelque chose de très grand, par exemple
un temple, un aqueduc ou un palais, ces sociétés lui offraient
quelqu'un en sacrifice qu'elles enterraient sous la première pierre. La
victime encore en vie, on lui arrachait les bras et les jambes, et on
empilait les morceaux, qu on recouvrait ensuite de pierres, de briques,
ou de quoi que ce soit dont on se servait pour bâtir le monument. Ces
civilisations croyaient que le sang aidait à solidifier le mortier. En
tout cas, c'était leur façon d'honorer les dieux."
Tandis que la digue se construit afin d'éviter les crues à venir, Elinor, qui n'a pas manqué de faire sentir son aversion pour ce projet (sans qu'on en comprenne la cause), fait contre mauvaise fortune bon cœur en affichant une dignité implacable en toute circonstance. Tandis que sa belle-mère et Sister, sa belle-soeur, élèvent sa fille dans la maison voisine, Elinor s'apprête à donner naissance à un nouvel enfant. De quoi rendre tout le monde heureux, alors ? Pas sûr, car secrètement, il semble que les habitants de Perdido ne savent pas faire autre chose que de s'entre-déchirer. Ne supportant plus d'être sous la coupe de Mary-Love, Sister est prête à tout pour s'enfuir de la maison familiale, quitte à verser dans les arts occultes afin d'envouter Hearly Haskew, l'ingénieur chargé d'élaborer les plans de la digue. Parallèlement, comme dans une tragédie antique où les bouleversements se succèdent, James Caskey voit débarquer en ville Queenie, son insupportable belle-sœur, bien décidée à s'installer là avec son insupportable marmaille afin d'y être généreusement entretenue. Quant aux travaux du barrage, ils avancent péniblement, comme si les rives boueuses de la rivière refusaient d'y laisser bâtir quoi que ce soit... A moins qu'en échange de cette construction, la Perdido ne réclame du sang ? Les Caskey devraient pourtant savoir qu'on n'obtient jamais rien sans sacrifice...
"Les enfants de Perdido ne se faisaient pas mordre par des chiens enragés
et ne tombaient pas au fond de puits asséchés, ils ne succombaient pas à
un tragique accident en "jouant" au barbier ou en se déchargeant un
pistolet dans le crâne. A Perdido, les enfants malchanceux se noyaient
dans la rivière, un point c'est tout."
On rejoint avec délectation l'univers à la fois étrange et pourtant tellement réaliste de Blackwater. Car c'est dans ce mystérieux clivage, sur cette ligne de crête entre deux tonalités farouchement opposées et pourtant en totale adéquation grâce au talent de M.McDowell, que réside probablement tout l'intérêt du roman. On suit cette saga familiale comme on le ferait d'une grande saga historique racontant la destinée d'une famille de propriétaires américains à la veille de la grande dépression, avant de se rappeler que certains éléments, à Perdido, sont décidément loin d'être tout à fait normaux...
Cette anormalité, évidemment, elle suit le personnage d'Elinor partout ou cette dernière passe. Et pourtant, bien que l'auteur ne fasse pas totalement de mystère de sa véritable nature, il parvient tout à la fois à narrer la chose de manière à toujours susciter un peu plus la curiosité du lecteur. Passée la soudaine surprise provoquée par quelques scènes de morts aussi violentes que théâtrales (et loin d'être très naturelles), le lecteur retourne à des préoccupations plus terre à terre : savoir, qui d'Elinor ou de Mary-Love, va remporter la bataille que ces deux-là ont décidé d'entretenir depuis leurs porches respectifs.
"Mary-Love aimait s’imaginer en mécène de la famille, prodiguant sans
relâche et à longueur de journée richesses et largesses. Elle s’estimait
largement récompensée par la gratitude de ses enfants ; et dans le cas
où, à ses yeux, celle-ci ne serait pas suffisante, elle pouvait sévir."
Luttes de pouvoir et manipulations sur fond de matriarchie, voilà le réel noyau autour duquel Blackwater parvient finalement à construire (à notre plus grand étonnement, mais aussi pour notre plus grand plaisir) son principal ressort dramatique. Le lecteur, comme les habitants de Perdido, compte les points mais doit choisir son camp, ce qui n'est jamais facile lorsque les agissements de l'une comme de l'autre semblent tantôt louables, tantôt répréhensibles. Encore une fois, l'intrigue brille de ces personnages complexes aux nombreuses nuances. On referme ce second tome avec de brûlantes questions, dont la principale : que cherche exactement la secrète Elinor ? Pour le savoir, il faudra continuer cette saga on ne peut plus addictive !
"— Moi vivante, et tant que j’habiterai dans cette maison, il n’y aura
pas de crue à Perdido, avec ou sans digue. Les rivières ne monteront
pas.
— Mam’selle Elinor, vous pouvez pas…
Elinor ignora cette protestation.
— Mam’selle Elinor, vous pouvez pas…
Elinor ignora cette protestation.
— Par contre Zaddie, quand je serai morte, reprit-elle, avec ou sans
digue, cette ville et tous ses habitants disparaîtront de la surface de
la terre..."
En bref : Dans la continuité d'un premier tome très accrocheur, Michael McDowell tient ses promesses avec ce second tome de Blackwater. Entre intrigues familiales et meurtres rituels, entre saga historique et chimères horrifiques, l'auteur distille un genre qui n'est pas sans évoquer l'univers de Stephen King. On en redemande.
Et pour aller plus loin...