Trois mètres de toile manquent à la fameuse tapisserie de Bayeux, qui
décrit la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant. Que
représentaient-ils ? Les historiens se perdent en conjectures. Une jeune
conservatrice du patrimoine, Pénélope Breuil, s’ennuie au musée de
Bayeux, jusqu’au jour où la directrice du musée, dont elle est
l’adjointe, est victime d’une tentative de meurtre ! Entre-temps, des
fragments de tapisserie ont été mis aux enchères à Drouot. Pénélope,
chargée par le directeur du Louvre de mener discrètement une enquête, va
jouer les détectives et reconstituer l’histoire millénaire de la
tapisserie, de 1066 à la mort tragique de Lady Diana sous le pont de
l’Alma…
***
Il en aura fallu, du temps, pour qu'on ressorte cette Intrigue à l'anglaise de notre PAL, où elle dormait depuis plus de dix ans. Dégoté à l'époque dans notre librairie d'occasion favorite, on avait acheté ce roman en raison de notre goût pour ce qu'on appelle les énigmes artistiques et dans l'idée de découvrir la série initiée ici par Adrien Goetz. Couronné du prix Arsène Lupin à sa publication, ce premier opus des enquêtes de Pénélope nous est revenu en mémoire après un intense bingewatching de la série L'art du crime. Pour rester dans la même veine, il nous fallait de l'art, des meurtres et des enquêtes. Ainsi avons nous exhumé des tréfonds de notre bibliothèque le roman d'Adrien Goetz.
Paris, 1997. A quelques jours du décès de Lady Di, Pénélope, 29 ans, jeune conservatrice fraichement diplômée, est catapultée loin de son bien aimé musée du Louvre et des fouilles égyptiennes qui sont pourtant sa spécialité. Pour son premier poste, on l'envoie à Bayeux, où elle devra suppléer Solange Fulgence, la conservatrice en chef du musée de la tapisserie. Ah, la tapisserie de Bayeux : 70 mètres de lin brodé de 623 personnages, 994 animaux et moitié de végétaux pour raconter la bataille d'Hastings et l'accession au trône d'Angleterre de Guillaume le conquérant, duc de Normandie. Il y fait bon vivre, à Bayeux : à peine Pénélope arrive-t-elle qu'un homme est assassiné, ses yeux entreposés dans un verre à dents, et que sa patronne Solange est agressée. Dans un profond coma, incapable de révéler ce qui lui est arrivé, elle laisse son adjointe se débattre avec les mystères qu'elle a laissés dans ses bureaux du musée. La conservatrice s’apprêtait à acquérir aux enchères de vieilles broderies au titre des Musées de France ; serait-ce la raison de l'attaque dont elle a été la malheureuse victime ? Parallèlement, le musée du Louvre missionne discrètement Pénélope d'enquêter sur l'authenticité de la tapisserie : on a retrouvé dans les archives une lettre datant de l'époque napoléonienne, suggérant que le trésor de Bayeux serait un faux, créé de toutes pièces par des brodeuses égyptiennes sur ordre de Bonaparte. Et comme si cela ne suffisait pas, un ami collectionneur de Wandrille, reporter et petit-ami de Pénélope, prétend avoir retrouvé une copie des scènes manquantes de la tapisserie. Agressée à son tour, Pénélope décide de mener l'enquête : il y a décidément quelque chose de pourri au royaume de Normandie...
OVNI assez surprenant dans son écriture, Intrigue à l'anglaise est de ces livres qui ne laissent pas indifférent. En quelques mots : on aime ou on n'aime pas, mais il y aura peu d'entre-deux. Cela explique les avis très polarisés des lecteurs qu'on peut trouver sur le net. Et pour cause, le style, léger dans son fond mais complexe dans sa forme, parait très foutraque de prime abord. Il demande une certaine concentration pour ne pas perdre le fil de la narration, de qui parle et de qui fait quoi. Il y a donc un cap à passer avant de prendre du plaisir, d'autant qu'Adrien Goetz cultive la distance entre sa plume et ses personnages, ce qui peut donner l'impression d'un traitement assez impersonnel, en défaveur d'un attachement du lecteur aux protagonistes.
Le charme de Bayeux...
Et puis... et puis, contre toute attente, une fois qu'on s'est bien échauffé, on se prend au jeu. Parce que oui, l'écriture, sans concession, a quelque chose de féroce, mais aussi de férocement drôle et parce que, s'il entretient autant que faire se peut l'exactitude historique (pour mieux en jouer, on y reviendra plus tard), Adrien Goetz ne s'encombre pas avec la psychologie des personnages ou la finesse qu'on leur imagine nécessaire. Leur traitement n'est pas exempt de subtilité mais ils semblent tous autant qu'ils sont tout droit sortis d'une BD de Tardi ou d'un polar de Charles Exbrayat.
Les 70 mètres de la tapisserie exposée au musée de Bayeux.
Le reste est un mélange de recherches et de fantaisie. De recherches tout d'abord parce qu'Adrien Goetz connait bien son sujet. Enseignant en histoire de l'art à la Sorbonne et rédacteur en chef d'une revue d'art et d'histoire, ce sont toutes ses connaissances qu'il met au profit de son intrigue – peut-être un peu trop, car on peut parfois lui reprocher de n'écrire que pour lui, ou de ne s'adresser qu'à des étudiants de l'école de Louvre, tant certains passages relèvent davantage du cours magistral que du roman. Mais fantaisie aussi, car il connait justement tellement son sujet qu'il maîtrise aussi suffisamment bien les failles historiques pour y fictionner à loisir, quitte à partir pour cela dans les directions les plus folles.
Alors, oui, le résultat a quelque chose d'une tempête dans un verre d'eau, même si l'on s'imagine que, peut-être, ces scènes manquantes à la tapisserie, si elles racontaient effectivement une autre fin que celle que l'on connait, pourraient véritablement remettre en question la légitimité de la couronne d'Angleterre actuelle. Plus c'est gros, plus ça passe : comme l'auteur le précise à la fin, ce sont les théories les plus capillotractées et les conjectures les plus abracadabrantesques qui s'avèrent les mieux documentées. Comme quoi la réalité a bien plus d'imagination que la fiction.
En bref : Si l'écriture de cette Intrigue à l'anglaise peut rebuter, il n'en reste pas moins que sa lecture peut s'avérer particulièrement savoureuse. Entre la férocité du style, la fantaisie du scénario et la véracité des faits historiques avec lesquels il s'amuse joyeusement, Adrien Goetz signe ici une nouvelle forme de polar. On aime ou on aime pas, mais nous, contre toute attente, on n'a pas trouvé ça déplaisant.