dimanche 23 juin 2024

La fille de Lake Placid - Marie Charrel.

Éditions Les Pérégrines, coll. "Les Audacieuses", 2024.

    « Comme les créatures nyctalopes, Lana sait voir au cœur de la nuit ce qui échappe aux autres. La fête discrète qui, pour peu que l’on sache la distinguer, se tient dans l’obscurité. Elle transforme le secret des heures sombres en or. Lana est une grande poétesse, mais pas seulement : c’est une alchimiste. ».
    1996 : au retour d’une de leurs escapades nocturnes dans les bois de Lake Placid, Elizabeth et son ami Parker font une étrange rencontre. Alors qu’elle grandit hantée par cette vision, la jeune fille découvre son don pour la poésie et la musique.
    2019 : Lana Del Rey tente d’approcher son idole Joan Baez, la mythique reine du folk qui vit retirée au cœur de la forêt californienne, pour la convaincre de chanter avec elle lors de son prochain concert.
    Au croisement de ces temporalités surgit une Lana Del Rey fascinante, irréductible aux clichés que l’on a voulu lui accoler. De sa plume inventive, Marie Charrel nous entraîne dans l’univers onirique de deux grandes artistes portant au cœur la nostalgie d’un rêve américain impossible et brisé.
 
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     Voilà un pitch qui avait de quoi retenir notre attention : un roman mettant en scène la queen Lana Del Rey, icône insaisissable d'une musique au croisement des genres. Concept aussi prometteur qu'audacieux, comme le suggère le nom de la collection dans laquelle il est paru en janvier 2024 : Les Audacieuses. Ce label des éditions Les Pérégrines ambitionne en effet de faire raconter par des autrices la vie romancée de leurs héroïnes historiques. Marie Charrel, journaliste, romancière et essayiste française notamment applaudie en 2023 pour Les mangeurs de nuit, approchée par Les Pérégrines afin de proposer un titre à cette collection aux belles couvertures irisées, n'a pas longtemps hésité avant de suggérer le nom de Lana del Rey, à son sens une artiste audacieuse à bien des égards.
 
Lake Placid, ville natale de Lana.
 
 "Ce midi, un peu plus que les autres, la mélancolie lui tombe déjà sur les épaules, fardeau doux et lourd dont elle n'est pas certaine de comprendre l'origine. Est-ce simplement qu'elle n'est pas née à la bonne époque ?" 
 
    Lake Placid, état de New-York, années 90 : la petite Elizabeth Grant s'échappe toutes les nuits de la demeure familiale pour s'enfoncer dans la forêt. Elle y retrouve son ami Parker, un nain avec qui elle rêve de poésie et de jours meilleurs. Alors qu'ils regagnent leurs maisons au lever du soleil, ils tombent nez à nez avec une femme étrange, qui déambule l'air hagard, le visage barbouillé de sang en marmonnant des paroles sans queue ni tête : "Why are we here ?". Des années plus tard, au sommet de son art et de son succès, Lana del Rey se souvient de la petite fille qu'elle était, restée depuis cette rencontre étrange obnubilée par cette apparition qui a nourri toutes ces années d'écriture et de création. A la question, lancinante, qui lui martèle le crâne depuis plus de vingt ans, Lana espère trouver réponse dans son nouveau projet : rencontrer la mythique et talentueuse Joan Baez afin de lui proposer un duo.
 
 
"L'aura sulfureuse de vamp gothique qu'elle a tissée pour se protéger est trop souvent prise au premier degré. Telle est la malédiction des femmes un peu trop belles et suffisamment malignes pour se servir de cet atout comme d'une arme. On pardonne l'ingénuité et la bêtise aux créatures de rêve, pas l'intelligence."

    Qu'on se le dise, La fille de Lake Placid n'est pas une biographie de Lana del Rey et c'est tout juste si l'on peut le qualifier de roman biographique. A l'image des autres publications de la collection Les Audacieuses, il s'agit davantage d'une relecture de sa vie par le truchement de la fiction. Marie Charrel ne dément pas avoir puisé dans des événements tout-à-fait véridiques pour ce qui est des grands temps forts du parcours de l'artiste, mais la chair fictive qu'elle met sur le squelette des éléments connus relève surtout du conte, de la fable.
 
"Je crois que les artistes doivent vivre légèrement au-dessus d'eux-mêmes s'ils veulent parvenir à transmettre un morceau du paradis."
 
Lana et Joan Baez.

"Il y avait en elle plus de douleurs et de fantômes que son jeune âge ne le laissait paraître."

    Désireuse de raconter la poétesse avant la chanteuse (Lana del Rey s'est fait connaître pour ses chansons, mais elle a toujours écrit de la poésie, et a d'ailleurs publié un recueil en 2022), Marie Charrel s'imprègne de la sensibilité de ses textes et des nombreux univers qu'elle a créés pour broder un scénario, onirique dans son fond comme dans sa forme, dont Lana et ses multiples visages sont les héroïnes. Multiples car, comme le plait à rappeler l'autrice à travers les prénoms et pseudonymes successifs de la star américaine, il y a eu entre Elizabeth et Lana plusieurs identités synonymes d'autant de styles différents, d'inspirations contrariées dont les transitions de l'une à l'autre relèvent presque de la mutation fantastique.
 

"Elle porte suffisamment de vies en elle pour tenir jusqu'à la fin des temps."

    Ces différentes étapes, le lecteur les suit au gré d'un jeu d'aller et retour dans le temps : la petite Elizabeth d'autrefois qui grandit et se cherche d'un côté, et la Lana d'aujourd'hui qui se trouve à travers le regard de Joan Baez de l'autre. Inspirés de la rencontre réelle entre les deux chanteuses et de leur duo en 2019 sur "Diamonds and Rust", les épisodes qui se déroulent au présent sont ancrés dans le plus profond réalisme, là où toute l'enfance de Lana/Elizabeth est une plongée totale dans la filmographie de David Lynch. S'amusant de l'inquiétante étrangeté propre à l'univers du réalisateur, Marie Charrel réinvente la jeunesse de la chanteuse par son filtre fantasmagorique. Lana del Rey étant une création on ne peut plus lynchienne, il fallait bien imaginer d'où Elizabeth Grant avait puisé l'inspiration pour composer son double scénique : l'autrice dresse ainsi un tableau où le mystère le dispute à l'effroi, où l'on croise une femme qui parle à sa buche et un nain comme échappés d'un épisode de Twin Peaks, entre autres clins d’œil que les fans reconnaîtront. L'apparition de cette femme barbouillée de sang, qui avait également inspiré Christophe Lambert pour son excellent Si tu vois le Wendigo, est par ailleurs un événement vécu enfant par David Lynch et qui a profondément marqué son cinéma.
 
Lana et son hommage à David Lynch, Blue Velvet, 2013.

"Elle sait toujours quoi dire, quoi faire, tel est le privilège des personnages de fiction."

    La plume de Marie Charrel pioche dans les chansons de Lana comme dans ses poésies de quoi forger sa narration, donnant parfois lieu à des envolées lyriques particulièrement inspirantes. Il est dommage que le style, cependant trop marqué par les superlatifs qui s'imposent avec pertes et fracas dès lors que Lana entre en scène, alourdisse le tout et lui donne trop souvent un côté factice, fabriqué. On regrette également un rythme un peu décousu et une plume qui, à quelques trop rares exceptions, résume et décrit davantage qu'elle ne raconte – pour paraphraser Chekhov, trop de "tell", pas assez de "show". C'est qu'il n'est pas aisé d'aborder un sujet aussi américain que Lana del Rey avec une prose aussi française.
 
Lana del Rey, peinte par Joan Baez en 2019.
 
"Ceux qui la conspuent voient dans ses paroles une glamourisation de la violence faite aux femmes. Elle n'a jamais compris ce procès. Il est injuste. Ne voient-ils donc pas que ses textes sont au contraire sa façon à elle de se réapproprier ce qu'elle et tant d'autres ont vécu, de faire à nouveau sien ce corps objet de tant de fantasmes qu'il pourrait facilement lui échapper ? D'exposer ses fragilités, aussi. D'être la voix de toutes les dames écarlates, de toutes les desperate housewives gâchant leur vie à préserver les apparences tandis que dans leurs intérieurs cosy elles meurent à petit feu, étouffées par un déguisement que d'autres ont taillé pour elles (...). Elle parle pour toutes celles qu'on refuse de croire parce qu'on pense qu'elles méritent ce qu'elles ont subi."
 
En bref : Concept aussi audacieux que séduisant, La fille de Lake Placid propose de raconter une Lana del Rey au croisement du fictif et du réel. En imaginant l'artiste sous les traits d'une héroïne lynchienne dans une Amérique digne d'un roman de Jeffrey Eugenides, la romancière Marie Charrel donne à lire un petit OVNI littéraire qui se joue de la frontière entre fable et biographie. Si l'écriture n'y est pas tout-à-fait malgré de beaux passages, ce titre mérite le détour ne serait-ce que pour sa singularité et pour ses portraits de femmes inspirants, au-delà des clichés.

dimanche 16 juin 2024

Les voleurs d'innocence - Sarai Walker.

The cherry robbers
, Harper, 2022 - Gallmeister (trad. de J. Jouin-de Laurens), 2023 - Gallmeister, "Totem", 2024.

    Il était une fois dans les années 1950 six jeunes filles aux doux prénoms de fleurs – Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel – qui vivaient avec leurs parents dans l’opulence d’une grande bâtisse victorienne. Mais ceci n’est pas un conte de fée : c’est l’histoire de la malédiction des sœurs Chapel.
    Tout commence pourtant bien : par une noce. Mais à peine est-elle mariée, que la sœur aînée meurt mystérieusement, laissant sa famille en état de choc. Puis la deuxième connaît le même sort. Quel malheur pèse sur les Chapel ? Belinda, la mère à l’esprit torturé, hantée par les fantômes, semble pouvoir prédire leur funeste destin. Mais peut-on se fier à ce qui sort de son cerveau embrumé ? Quant à Iris, la cadette, elle est bien décidée à survivre. Quitte à devoir faire un bien sombre choix.
 
    Roman aux accents gothiques, Les Voleurs d’innocence est l’histoire poignante de jeunes femmes déterminées à échapper à leur destin.
 
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    Difficile de passer à côté de la plus anglo-saxonne des maisons d'édition françaises et de ses publications ô combien alléchantes : Gallmeister, qui s'est imposée en quelques années sur les étagères des librairies grâce à ses titres remarqués et à ses couvertures visuellement réussies. Difficile, aussi, de ne pas céder à l'appel de ces Voleurs d’innocence, applaudi depuis sa sortie en grand format puis en poche et récemment couronné du Prix des lecteurs 2024.
 

"On suppose depuis longtemps que refusée d'être interviewée, me dérober au regard du public, être représentée seulement par mon art est une sorte de manifeste féministe. Les femmes sont élevées pour être conciliantes, alors j'imagine que le simple fait, pour une femme, de tracer une frontière claire que les autres ne peuvent plus franchir la rend remarquable."

    Ester, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Six jeunes filles en fleurs, au propre comme au figuré. Six héritières de l'empire Chapel, du nom des armes à feu qui ont permis à l'Amérique de remporter cette fichue guerre. Une guerre qui vient tout juste de se terminer mais dont l'ombre plane encore sur ce milieu de XXème siècle, où leur patronyme évoque aux anciens soldats leur ultime planche de salut. Chapel. Un nom qu'on associe également au manoir familial, monstrueuse construction aux allures de pâtisserie à étages fort bien nommée "Le gâteau de mariage", comme une prédiction d'une vilaine ironie. Courtisées et désirées, les filles Chapel ne peuvent en effet attendre peu de choses de leur existence, si ce n'est l'espoir de rencontrer un homme en mesure de les entretenir pendant qu'elles passeront le reste de leur vie à changer des couches, passer l'aspirateur et faire la cuisine. Un avenir que leur mère, Belinda, ne leur souhaite pas davantage qu'elle ne le désirait pour elle-même, mais dans ce siècle patriarcale qui transforme la femme en ventre sur pattes et en bonne à tout faire, cette dernière a-t-elle son mot à dire ? Belinda, qui vit à moitié folle dans sa tour, entourée de fantômes qu'elle est la seule à voir, encore moins que les autres. Mais lorsqu'elle prédit une catastrophe imminente si son aînée ne rompt pas très vite ses fiançailles, Iris, l'une des plus jeunes de ses filles, décide de la croire. Et si elle et ses sœurs étaient maudites, destinées à ne pas survivre à l'hymen ?
 

" Emily Dickinson a écrit qu'il n'y a pas que les maisons qui sont hantées, mais que "le cerveau regorge de corridors". C'est vrai. Et les miens débordent. L'abîme de mon esprit – tous ces corridors hantés, selon la façon dont vous voulez le décrire – contient des éclats de verre brisé éparpillés sur tout le sol. J'attrape un tesson et je dépeins ce que je vois, puis je le repose. Cette histoire a des arêtes déchiquetées, pourrait infliger de profondes blessures. Ce n'est pas une histoire que je peux raconter avec du fil et une aiguille, cousue à petits points bien nets. Ce sont des tessons ou rien."

   Le roman s'ouvre sur une artiste peintre vieillissante, vivant recluse au Nouveau Mexique sous un nom d'emprunt. Lorsqu'elle est approchée par une journaliste qui tente de percer sa véritable identité et les sombres secrets qui entourent son passé, on pense un peu à l'amorce du Treizième conte de Diane Setterfield. Mais là où le personnage de Vida Winter se confiait de son plein gré à la biographe invitée sous son toit, celui de Sylvia Wren se claquemure encore un peu plus dans sa maison, fuyant les courriers de la reporter en même temps que les souvenirs qui resurgissent. Souvenirs qu'il faut endiguer ou contrôler d'une façon ou d'une autre : tels des spectres vengeurs d'avoir été tenus à distance trop longtemps, ils viennent tambouriner chaque nuit à sa porte, espérant se frayer un chemin à l'intérieur. La solution prend la forme d'un carnet où la narratrice va pouvoir confier sa mémoire, coucher sur le papier sa vérité : celle des filles Chapel et de leur seule survivante. Une histoire de princesses qui attendent dans leur tour d'ivoire que leurs princes charmants viennent les cueillir (dans tous les sens du terme possibles – car n'ont-elles pas toutes des noms de fleurs ?). Une histoire qui ressemble à la parfaite image d’Épinal des années 1950, à l'atmosphère poudrée et aux couleurs saturées du Technicolor. Une histoire, l'autrice ne le dément pas, qui prend lentement la tournure d'un conte à la Sarah Winchester, cette célèbre veuve aux talents de spirite qui avait fait bâtir une maison monstrueuse pour y abriter les fantômes des victimes de la carabine inventée par feu son époux.


"— Le mariage, ça a l'air tellement ennuyeux, dit Calla. Si tragique, en un sens. Regardez notre mère.
— Notre mère était tragique avant de se marier, rétorqua Rosalind."

    Des fantômes ? Il y en a assurément dans cette histoire, bien qu'ils prennent souvent des contours flous. Ceux des souvenirs qui nous hantent, ceux des mensonges qu'on feint d'ignorer et ceux des désirs qu'on combat aussi ardemment qu'ils nous brûlent. Des spectres, il y en a aussi : en songe, sous la forme d'une robe de mariée portée par un mannequin sans tête, comme un funeste présage de ce qui attend les filles Chapel. Des spectres comme ceux que Belinda prétend voir entre deux crises de folie dans le boudoir où elle passe ses journées comme ses nuits. Au croisement de ces éléments d'une inquiétante (mais délicieuse) étrangeté qui donnent toute sa saveur à ce roman, Les voleurs d'innocence, conte sociétal aux accents gothiques, narre ainsi l'étrange histoire de filles que le mariage – et surtout la nuit de noce – voue à une mort quasi-immédiate, aussi spectaculaire que brutale.
 

"Le comportement étrange de maman ressemblait à une odeur de peinture fraîche. Au début, on la remarque, puis on s'habitue."

    Adoré de nombreux lecteurs, ce deuxième roman de Sarai Walker en a aussi laissé perplexes de nombreux autres : 600 pages et aucune explication quant à la cause réelle de ces morts pas plus qu'à l'origine de cette prétendue malédiction. Mais est-il nécessaire de savoir ? Pique-nique à Hanging Rock, autre bijou gothique aux accents féministes, a montré que non, bien au contraire. En ne révélant rien des rouages à l'oeuvre (car, après tout, la vraie vie le fait rarement, nous laissant face à des éléments ou des signes qu'on s'échine toute notre vie à interpréter, en vain), l'autrice déporte les enjeux et l'intérêt de son roman ailleurs : non pas sur la scène d'une quelconque cohérence dramatique, mais vers une réflexion plus large, un espace où tout un chacun pourra projeter ses propres interrogations.
 

" Belinda ne pouvait pas me laisser tranquille, avoir des angoisses normales d'une fille de mon âge ; elle devait soumettre ma vie à des rebondissements tordus comme si nous étions dans un Alice détective écrit par Mary Shelley."

    Car qu'il s'agisse d'un mauvais sort jeté par quelque esprit mort au champ de bataille sous les tirs d'une Chapel ou de l'accomplissement aussi implacable d'une prophétie auto-réalisatrice, le résultat n'en est-il pas tout aussi glaçant, voire plus ? Les symptômes des jeunes filles dans leurs derniers instants avant le trépas évoquent d'ailleurs furieusement l'hystérie selon ce bon vieux Sigmund Freud, nous invitant ainsi à envisager la possibilité d'une interprétation psychanalytique. Dans un monde et une époque gouvernés par les hommes où la femme est sans cesse objectivée, quels échappatoires lui reste-t-il, si ce ne sont la mort ou la folie ? Une brèche, peut-être, subsiste encore, celle de fuir et réinventer sa vie.
 

" Mais je crois que j'ai fini par comprendre que c'est mon destin d'être une de ces folles. Une de ces femmes qui disent la vérité, aussi terrifiante soit-elle. Une de ces femmes qui se tiennent à l'écart de la foule, se concentrant non pas sur les visages en colère et désapprobateurs, mais au-dessus d'eux, sur le ciel d'un bleu jacinthe éclatant qui ressemble aux fleurs qui poussent dans son jardin."


En bref : Conte gothique hanté par les fantômes réels et les spectres métaphoriques, Les voleurs d'innocence mêle l'atmosphère poudrée des années 50 américaines au goût de cendre qu'a laissé la guerre derrière elle. Ajoutez-y celui du sang des filles Chapel, symbole d'une condition féminine vouée à une totale abnégation, et vous obtiendrez cet étrange et fascinant roman, au croisement de La maison aux esprits d'Isabel Allende et d'un livre de Shirley Jackson. Venimeux et captivant.

dimanche 2 juin 2024

Quatre enterrements et peut-être un mariage (Son espionne royale mène l'enquête #12) - Rhys Bowen.

Four funerals and maybe a wedding (Her Royal Spyness #12)
, Berkley, 2018 - Editions Robert Laffont, coll. La Bête Noire (trad. de B. Longre), 2023 - Editions France Loisirs, 2024.

    Royaume-Uni, 1935. Si seulement Georgie s’était enfuie avec son grand amour, Darcy O’Mara ! Au lieu de cela, elle doit maintenant organiser un « petit » mariage, auquel toute la famille royale sera présente. Mais, d’abord, il lui faut trouver un logement approprié pour commencer sa nouvelle vie…
    Alors que la situation semble désespérée, elle hérite miraculeusement de la propriété de son beau-père. Darcy étant de nouveau en mission, Georgie doit remettre seule le manoir en état, ce qui est loin d’être une chose aisée ! La maison est délabrée, le personnel incompétent, et de mystérieux événements aussi inexplicables que terrifiants commencent à se produire, éveillant ses soupçons. Est-ce de la paranoïa, ou quelqu’un en a-t-il réellement après elle ?
 
La nouvelle mission de Georgie : arriver jusqu'à l'autel ! 

Le douzième tome de la série de cosy crime historique à la croisée de 
Downton Abbey, The Crown et Agatha Christie.

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    Difficile de ne pas enchaîner directement sur le douzième opus de Son espionne royale après avoir refermé le précédent. Alors que la publication française rattrape progressivement la publication originale de la série, le tome 12 était évidemment attendu comme un tournant dans l'univers créé par Rhys Bowen : Lady Georgiana de Rannoch, aristocrate sans le sou et 35ème dans la liste d'accession au trône britannique, se marie enfin. Le titre s'amuse d'ailleurs d'un clin d’œil évident à l'une des plus célèbres romcom anglaises, renouant en même temps avec la tradition toute cosy mystery des titres en jeux de mots et en références.
 

    Cette fois, ça y est : Georgie va enfin épouser Darcy ! En attendant les festivités, la jeune femme séjourne à Londres chez Zou Zou, qui joue les marraines à la perfection. Entre la confection de sa robe de mariée par Belinda et le trousseau que doit lui acheter sa mère, la jeune femme nage dans le bonheur. Tout serait absolument parfait si Leurs Majestés n'avaient pas suggéré à Georgie d'inviter toutes les têtes couronnées d'Europe, elle qui rêvait d'une union en toute intimité. Mais très vite, la future mariée apprend une nouvelle qui a de quoi lui remonter le moral : Sir Hubert, le second époux de sa mère, lui fait cadeau de sa demeure d'Eynsleigh pour qu'elle puisse s'y installer après la cérémonie. L'ancien beau-père de Georgie, qui l'aimait comme sa propre fille, lui propose d'aller y séjourner afin de faire connaissance avec les domestiques et réfléchir aux aménagements qu'elle souhaite y faire par la suite. Sir Hubert, explorateur fantasque, est en effet à l'étranger pour quelque temps encore et n'est pas sûr de pouvoir rentrer pour le mariage. Aux anges, Georgie se présente aux portes d'Eynsleigh dans l'idée d'y passer quelques jours en temps que future maîtresse de maison. Mais arrivée sur place, c'est un bien triste spectacle qui l'attend : la maison semble à l'abandon et les domestiques se montrent tantôt de mauvaise humeur, tantôt carrément hostiles. Alors que Georgie échappe de peu à une tentative de meurtre, elle réalise que sa présence gêne manifestement la maisonnée. Mais pour quelle raison ? Est-ce que cela aurait à voir avec la silhouette de vieille femme qui ère, la nuit, dans les couloirs du manoir ? Ou avec le trafic auquel se livrent les domestiques avec les produits qui poussent sur le domaine ? Bien décidée à faire toute la lumière sur cette histoire, Georgie se fait aider dans son enquête par son extravagante mère et par son bien-aimé grand-père. Et ils ne seront pas trop de trois pour faire face aux dangers qui les menacent...
 

    On aurait pu croire que ce douzième tome nous raconterait un meurtre en pleine cérémonie de mariage (les couvertures mettant en scène une Georgie prête à rejoindre l'autel, les confusions et les attentes pouvaient être nombreuses), mais il n'en est rien. L'union des deux tourtereaux ne survient qu'en fin de roman, après une affaire qui prend en vérité pour contexte les préparatifs – non pas tellement du mariage lui-même, mais surtout de la future vie de mari et femme de Lady Georgiana et de Darcy. Plus une intrigue au sens premier du terme qu'une enquête à proprement parler, Quatre enterrements et peut-être un mariage se déroule donc dans le manoir qu'occupera le jeune couple une fois leurs vœux échangés, et où séjourne l'héroïne afin de se familiariser avec les lieux.
 

    Pas de mort suspecte (du moins dans un premier temps) pour lancer Georgie dans ses habituelles investigations, donc, mais un ensemble d'événements aussi perturbants qu'étranges dans cette grande maison quasi-vide, allant de la froideur des domestiques à la disparition de certains éléments décoratifs. Le doute plane longtemps quant à la véracité des faits et Georgie elle-même hésite, tergiverse, doute : se trame-t-il véritablement quelque chose au manoir d'Eynsleigh ou se montre-t-elle tout simplement trop suspicieuse ? Si le questionnement occupe presque une trop grande partie du livre, nous laissant parfois longtemps dans l'expectative, l'arrivée progressive de personnages secondaires qu'on adore retrouver permet de ne pas perdre en rythme : la mère de Georgie, son grand-père et même Queenie s'invitent à Eynsleigh pour prêter main forte à la future épouse. Concernant la catastrophique femme de chambre de notre jeune lady, si on s'était réjouit de ne pas la voir de tout le précédent opus, on avoue l'avoir ici retrouvée avec plaisir : Rhys Bowen a fait murir le personnage, ce qui évite de rejouer éternellement les mêmes gags.

 
    On devine rapidement les dessous de l'intrigue et ses ressorts, mais on apprécie de voir le registre se renouveler avec ce tome qui s'éloigne des trames habituelles pour explorer à sa façon le thriller d'ambiance à la Hitchcock. Sans être le meilleur de la saga (Son espionne royale et les douze crimes de Noël tient toujours le haut du panier), Quatre enterrements et peut-être un mariage séduit par ce changement d'atmosphère et par la transition qui a lieu dans la vie de l'héroïne. On espère retrouver un plaisir équivalent dans les prochains opus, une fois que Georgie et Darcy se seront dits oui.
 

En bref : Un tome de transition qui s'amuse d'une ambiance à la Hitchcock assez inédite et inattendue, mais qui a le mérite d'être rafraîchissante et de renouveler quelque peu l'univers de la série. L'intrigue, si elle est assez transparente, joue cependant à merveille son rôle de lecture cosy, à savourer avec du thé et des scones. Enjoy !