vendredi 22 mars 2019

La maison biscornue - Agatha Christie

Crooked House, Dodd, Mean & Company, 1949 - Librairie des Champs Élysées, le Masque (trad. de M.Le Houbie), 1951 - Le livre de poche, depuis 1983.

  Une étrange famille habite cette maison biscornue. Sous la domination d’un aïeul tyrannique – mais adoré – d’origine levantine : deux fils, deux belles-filles, trois petits-enfants, une vieille tante… Il y aussi la toute jeune seconde épouse du grand-père et le précepteur qui pourrait bien être son amant…
Qui donc a tué le grand-père ?
  La seule personne qui semble avoir une idée précise là-dessus, c’est Joséphine, douze ans. Joséphine a des idées sur tout. Y compris sur l’art dramatique, les motivations des criminels et l’art d’empoisonner les gens. C’est un petit monstre sympathique.
Il faut être très attentif aux petits monstres.

***

  Qu'on adore Agatha Christie, qu'on la lise, qu'on regarde ses adaptations, ou qu'on la relise encore, il y a toujours quelque chose à découvrir. Il y a toujours un roman, un film, ou une nouvelle qu'on a, finalement, pas encore découvert. Son maître-mot, ce qui a fait la grande différence en littérature et qui lui permet d'être toujours aussi actuelle, c'est la psychologie : ses intrigues policières servent finalement presque d'excuse pour mettre en scène, de façon parfois quasi shakespearienne, la lutte des passions, les sentiments venimeux qui gangrènent les personnages, les tréfonds de l'inconscient, ou encore la subtile complexité des interactions humaines. L’œuvre d'Agatha Christie reste en cela une source d'inspiration inépuisable, la preuve en est des nombreuses transpositions qui continuent de pulluler sur les écrans, souvent réussies. C'est encore le cas tout récemment avec l'adaptation pour la première fois au cinéma de Crooked House, La maison biscornue, jusqu'ici seulement adapté à la radio. L'occasion de se replonger dans le roman de la Grande Dame du Crime!

 Crooked House, film anglais adapté du roman par le réalisateur français Gilles Paquet-Brenner, et scénarisé par Julian Fellowes, rien que ça!


 "Les meurtriers tuent plus souvent les gens qu'ils aiment que ceux qu'ils détestent, et cela parce que ce sont surtout ceux que nous aimons qui peuvent nous rendre la vie insupportable."

  L'intrigue est racontée par Charles Hayward, fils d'un éminent commissaire de Scotland Yard. Alors que le jeune homme était en poste au Caire pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait rencontré Sophia Leonides, jeune Anglaise occupant un poste au Bureau des Affaires Étrangères. Une idylle était née, et les deux amants s'étaient plus ou moins promis de se retrouver en Angleterre une fois le conflit terminé. De retour à Londres quelques années plus tard, Charles apprend le décès d'Aristide Leonides dans la presse : le grand-père de Sophia, riche patriarche de la famille Leonides, vient de décéder. Les circonstances de la mort, bien que naturelles, restent douteuses : Feu Monsieur Leonides est mort d'une overdose de son traitement quotidien... Des soupçons se portent sur sa toute jeune épouse, de plus de 20 ans sa cadette, qui passe clairement aux yeux de toute la famille pour une écervelée intéressée. Mais toute cette famille, justement, vit sous le même toit : trois générations de Leonides au grand complet vivaient dans la même maison qu'Aristide au moment de son décès, ce qui multiplie le nombre de suspects potentiels même si une coupable paraît déjà toute désignée. Face à l'absence de résultats de l'enquête de Scotland Yard, Charles propose d'aider son père et s'infiltre dans la mystérieuse demeure en utilisant sa relation avec Sophia comme ticket d'entrée pour mener ses propres investigations ; il faut dire que face à la violence des tabloïds,  la jeune fille refuse de l'épouser tant que le véritable meurtrier n'est pas appréhendé. Il découvre alors une famille composée de membres tous plus extravagants les uns que les autres, et qui ont tous des raisons d'être le coupable. Mais la vérité est peut-être encore bien plus sombre que tout ce qu'on pourra imaginer.


  La maison biscornue tire son titre d'une comptine anglaise "there was a crooked man", issue de l'inépuisable champ des nursery rhymes dans lequel Agatha Christie avait glané plus d'une fois des idées. Cet univers enfantin se révélait toujours plus inquiétant qu'il n'y parait de prime abord, et l'auteure savait merveilleusement bien faire tourner en intelligence macabre le contenu de ces chansonnettes infantiles. Exemple parmi d'autres inspirés de ce principe (Mon petit doigt m'a dit, Un, deux, trois, Une poignée de seigle, etc...), Crooked House n'en reste pas moins l'un des meilleurs titres de son auteure, pour ne pas dire, peut-être, son meilleur. Agatha Christie elle-même le considérait comme son œuvre favorite et la plus réussie avec Témoin indésirable. Et on comprend très vite pourquoi.

  Si l'infiltration de Charles au sein de la famille Leonides semble un peu trop "facile" par moment (admettons que, peu importe l'époque, ce n'est pas parce qu'on est le fils du commissaire en chef qu'on peut prétendre s'infiltrer pour enquêter en douce dans la maison de sa bien aimée) et que les passe-droits qu'il obtient dans le cadre de ses investigations paraissent assez peu crédibles, c'est probablement le seul reproche que l'on peut formuler à l'encontre de ce roman. Le reste, d'une surprenante efficacité, a de quoi clouer le lecteur au fauteuil. 


  Ce qui est à la fois grisant et déconcertant, c'est que l'intrigue est finalement assez simple dans son déroulement (on pourrait dire d'une simplicité enfantine...) et le roman, plutôt court. La vraie complexité tient au nombre impressionnant de suspects et à leur attitude pour le moins atypique qui brouille les pistes. De la très mystérieuse et observatrice Edith, belle-sœur d'Aristide qui fait désormais office de matriarche, à Magda, la fantasque bru du défunt et actrice déchue qui joue un rôle différent chaque jour, en passant par tous les hommes de la maisonnée et la perspicace petite Joséphine, c'est un défilé de personnages excentriques qui nous fascinent autant qu'ils nous mettent mal à l'aise. Fidèlement au genre du Whodunit, on tourne et retourne toutes les spéculations possibles dans notre tête pour démêler cet écheveau qui semble ne jamais trouver de solution.

  Cependant, il y en a bien une, mais qui fait tellement violence à notre propre inconscient qu'il est possible que nous nous censurions nous-mêmes quand nos réflexions nous font approcher de la bonne explication. En cela, le roman avait beaucoup choqué lors de sa publication : trop subversif, avait dit la critique, trop horrible, avait dit le lectorat, inimaginable, avait dit tout le monde. Et pourtant, peut-être le recul aidant, on réalise une fois le livre refermé, à quel point cette possibilité est plus que jamais crédible, amenant ainsi à une profonde réflexion sur la notion de culpabilité.


En bref : D'une rare efficacité, La maison biscornue est probablement l'un des meilleurs romans d'Agatha Christie. Le dénouement en surprendra plus d'un, à moins de se convaincre que c'est en supposant l'impensable qu'on touchera la vérité du doigt. Diabolique.


mercredi 20 mars 2019

Miniaturiste - Une mini-série de John Brownlow pour la BBC, d'après le roman de Jessie Burton.



Miniaturiste

(The Miniaturist)

Une mini-série de John Brownlow pour la BBC, d'après le roman de Jessie Burton.

Avec : Anya Taylor-Joy, Romola Garai, Hayley Suires, Alex Hassell...

Diffusion originale : 2017
Sortie dvd française : Mars 2019

  Nella Oortman n'a que dix-huit ans ce jour d'automne 1686 où elle quitte son petit village pour rejoindre à Amsterdam son mari, Johannes Brandt, l'un des marchands les plus en vue de la ville. Il vit dans une opulente demeure au bord du canal, entouré de ses serviteurs et de sa soeur. En guise de cadeau de mariage, Johannes offre à son épouse une maison de poupées extraordinaire, représentant leur propre intérieur. La jeune fille entreprend de l’animer grâce aux talents d'un miniaturiste. Les fascinantes créations de l'artisan permettent à Nella de lever peu à peu le voile sur les mystères de la maison des Brandt.
  Cette mini-série restitue avec précision l'ambiance de la ville à la fin du XVIIème siècle mais aussi le pouvoir des guildes, l'intransigeance religieuse et la rigueur morale de l’époque.

***

  Présenté tout récemment sur le blog, le roman Miniaturiste de Jessie Burton a vite intéressé les réalisateurs en vue d'une adaptation. Ce sort réservé à nombre de best-sellers s'est concrétisé avec une transposition en mini-série (3 épisodes de 50 minutes) produite par la BBC et tournée pendant l'hiver 2016/2017 en Hollande et au Royaume-Uni. Le dvd de la version française vient tout juste de sortir chez Koba films, l'occasion de parler de cette adaptation après vous avoir parlé du livre.

Trailer de la série.

  Reconnaissons que la BBC reste fidèle à elle-même : comme la plupart de ses productions, Miniaturiste n'échappe pas à ses habituelles règles de finesse et d'esthétique, et la série surpasse en bien des points ce qu'on attendrait d'une réalisation purement "télévisée". En effet, ces trois épisodes de 50 minutes auraient tout aussi bien pu être un long-métrage de 2h30, tant leur qualité égale celle du grand écran. 


  Car impossible, dès les premières minutes, de ne pas songer à l'adaptation de La jeune fille à la perle (2003), qui prenait pour cadre la ville de Delft à la même époque, et certainement un des seuls grands films restés dans les mémoires pour donner à voir la Hollande du Siècle d'Or. Pour autant, bien qu'une telle comparaison soit un vrai compliment, il serait aussi réducteur de limiter la série Miniaturiste à son aîné spirituel et esthétique : la série de John Brownlow a ses propres codes et ses propres atouts


  Revenons tout d'abord à ce qui nous évoque tant La jeune fille à la perle. C'est l'ambiance, bien sûr, suggérée par le contexte historique et celui, très domestique, que les deux intrigues ont en commun. En cela, chaque scène, chaque plan de Miniaturiste est un véritable tableau : les angles de vue, les couleurs, les jeux d'ombres, l'ensemble se superposant à la richesse des décors et des costumes, tout nous évoque les peintures flamandes du XVIIème siècle. L'inspiration semble évidente, mais encore faut-il parvenir à restituer l'effet voulu, défi ici relevé grâce à un véritable travail de recherches artistiques prenant pour exemple les toiles de Vermeer, Rembrandt, et de Hooch. Le moindre détail présenté à l'écran, tel des images subliminales, fait se superposer dans notre esprit les scènes filmées et les tableaux de ces célèbres artistes. Il en résulte une reconstitution de l'Amsterdam du Siècle d'Or - intérieurs et extérieurs - visuellement magnifique.

  La façon dont sont filmés les décors, en particulier de la maison Brandt, est une des grandes réussites propres à Miniaturiste et à son directeur de photographie : les plans épousent parfaitement les lignes architecturales de chaque pièce élégamment décorée, donnant déjà l'illusion de tourner dans... une maison de poupées. Effet renforcé avec le cabinet de miniatures de Nella, d'une finesse à couper le souffle, dont chaque prise de vue agrandie nous fait croire que la caméra filme alors... la véritable maison! Dès lors, impossible de ne pas penser à l'effet miroir également présent dans le roman : qui de l'original ou de la copie miniature influence l'autre? La caméra nous offre aussi parfois des surprises inattendues : flash-back après un brusque mouvement depuis le reflet saisi dans une vitre, travelling soudain sur un lourd rideau que l'on referme... des audaces bienvenues qui alourdissent l'ambiance déjà pesante ou participent à intensifier la tension dramatique, resserrer l'éteau.


  L'arrivée de Nella (interprétée par la jeune Anya Taylor-Joy) dans la maison des Brandt est filmée avec une touche toute anglaise, quasi-gothique (la jeune épouse évoluant à la lueur de la bougie dans les corridors de l'imposante bâtisse, tandis que des bruits et chuchotements se font entendre derrière les portes et les tapisseries : vous voyez le tableau?), qui nous rappellent Jane Eyre ou Rebecca et dessinent ce schéma Hitchcockien que l'on percevait aussi dans le premier tiers du livre. Aussi, tout comme dans le roman, du rôle d'observatrice qui 'subit', le personnage de Nella prend peu à peu son autonomie, ce qui permet d'instaurer une évolution d'un épisode à l'autre et justifie de découper cette adaptation en trois parties qui suivent cette progression par palier.


  A ce titre, le scénario reprend fidèlement l’œuvre de Jessie Burton, effectuant quelques modifications mineures, essentiellement dans l'ordre et le contenu des paquets envoyés par l'artisan miniaturiste : rien de bien notable, si ce n'est que le parti pris du scénariste est clairement d'accentuer l'interprétation quasi-surnaturelle du cabinet de miniatures, en redoublant ses connexions avec le réel. La seule liberté majeure, loin d'être interprétée comme une trahison, sera bien acceptée des lecteurs en ce qu'elle viendra "réparer" une grande déception du livre original. En effet, dans le roman, Nella ne rencontre jamais "vraiment" l'artisan miniaturiste tandis que dans la série, le scénario offre une confrontation qui permet de mettre en exergue la question de la place de la femme, jusqu'ici moins palpable à l'écran alors qu'elle est présente tout au long du roman.


  Le casting, composé essentiellement d'acteurs de la télévision anglaise ou de récents visages du cinéma, est très convainquant. On donnera même une mention spéciale à Romola Garai, qui interprète superbement le difficile rôle de Majin, l'austère mais surprenante sœur de Johannes. Anya Taylor-Joy, qui semble faite de porcelaine, est parfaite en Nella même si elle l'interprète mieux dans le rôle de la candide jeune fille du début que dans celui de la femme affranchie ; elle rend cependant son personnage très attachant.


  Enfin, je termine en évoquant un élément qu'il ne faut pas oublier en télévision et cinéma (ou en tout cas que je n'oublie jamais) : la bande-originale! Celle de Miniaturiste, composée par Dan Jones, est envoutante et immersive à souhait!

"Nella arrives", thème musical d'ouverture de Miniaturiste.

En bref : L'adaptation en mini-série du roman Miniaturiste fait honneur au best-seller de J.Burton. Une photographie éblouissante, une esthétique de tableau, et une mise en scène finement ouvragée... Pas de doute, cette transposition est visuellement réussie. La réalisation, si elle met plus difficilement en relief la question de la place de la femme que le livre, restitue cependant à merveille le contexte historique plein d’ambiguïtés et de contradictions que nous avait fait découvrir le roman. A voir : c'est un petit bijou de télévision qui vaut largement le cinéma!




Et pour aller plus loin...

mardi 19 mars 2019

Miniaturiste - Jessie Burton

The miniaturist, Ecco Press, 2014 - Gallimard (trad. de D.Letellier), 2015 - Folio, 2017.

  Nella Oortman n’a que dix-huit ans ce jour d’automne 1686 où elle quitte son petit village pour rejoindre à Amsterdam son mari, Johannes Brandt. Homme d’âge mûr, il est l’un des marchands les plus en vue de la ville. Il vit dans une opulente demeure au bord du canal, entouré de ses serviteurs et de sa sœur, Marin, une femme restée célibataire qui accueille Nella avec une extrême froideur. En guise de cadeau de mariage, Johannes offre à son épouse une maison de poupée, représentant leur propre intérieur, que la jeune fille entreprend d’animer grâce aux talents d’un miniaturiste. Les fascinantes créations de l’artisan permettent à Nella de lever peu à peu le voile sur les mystères de la maison des Brandt, faisant tomber les masques de ceux qui l’habitent et mettant au jour de dangereux secrets. 

  S’inspirant d'une maison de poupée d’époque exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, Jessie Burton livre ici un premier roman qui restitue avec précision l’ambiance de la ville à la fin du XVIIe siècle. Au sein de ce monde hostile, où le pouvoir des guildes le dispute à l'intransigeance religieuse et à la rigueur morale, la jeune Nella apparaît comme une figure féminine résolument moderne. Œuvre richement documentée et conte fantastique,
Miniaturiste est un récit haletant et puissant sur la force du destin et la capacité de chacun à déterminer sa propre existence. 

*** 

  Alors, oui, je sais, nous arrivons après la fête : voilà déjà quatre ans que le roman Miniaturiste a conquis le public et rencontrer le succès. Autant de temps qu'il nous faisait de l’œil et qu'il patientait dans notre PAL. A l'occasion de la sortie en France du dvd de l'adaptation télévisuelle du roman par la BBC, nous avons fini par nous plonger dedans pour vous donner notre avis...


  Amsterdam, XVIIème siècle. La toute jeune Petronella "Nella" Ooortman vient d'être mariée à un riche marchand de la ville, plus vieux d'elle de vingt ans, Johannes Brandt. Inexpérimentée et effacée, Nella part s'installer dans la fastueuse demeure de son époux où sa nouvelle belle-sœur, l'austère et pieuse Marin, mène la maison d'une poigne de fer. Délaissée par un époux toujours parti par monts et par vaux, écrasée par l'omniprésence de Marin, Nella se laisse sombrer dans la mélancolie et le doute : quels sont ces chuchotements et ces grincements de porte qu'elle entend dans la maison une fois la nuit tombée? Quel est le but de cette union, si ce n'est permettre à Johannes de pouvoir exhiber une jolie épouse en public? Bien que charmant, il fuit la couche nuptiale. Afin de distraire Nella, Johannes lui offre un splendide et gigantesque cabinet, reproduisant à échelle miniature la maison Brandt, afin qu'elle le garnisse selon son envie. A défaut de gérer sa nouvelle demeure comme elle l'aimerait, Nella s'approprie ce fac-similé : prenant contact par courrier avec un artisan miniaturiste de la ville, elle commande des objets à disposer dans son cabinet. Mais très vite, le miniaturiste lui envoie des créations que Nella n'a pas commandées, qui s'avèrent être les répliques exactes d'objets de la maison. Très vite, ce sont des poupées, fidèles reproductions de Nella, Johannes, Marin, et même des domestiques... Tandis qu'elle réalise que la position de son époux est plus délicate que ses moyens financiers le laissent à penser (ou en tout cas, que son compte en banque ne peut le protéger de tout), les cadeaux du miniaturiste, curieux prophète qui s'exprime à travers les objets, aident Nella à percer les secrets de la maison Brandt...

Book trailer pour la sortie en VO de Miniaturiste.

"Les mots sont comme de l'eau, dans cette ville, Nella. Une goutte de rumeur pourrait tous nous noyer."

  Jessie Burton nous plonge dans l'Amsterdam du "siècle d'or", période pendant laquelle la ville est la plus riche du monde. Cette grande puissance commerciale doit alors toute sa réussite aux nombreux marchands de la cité, qui savent profiter d'une position stratégique dans le réseau des commerces maritimes. Épices, soie, argenterie... ces transactions de par le monde, permises grâce à la "VOC", Compagnie néerlandaise des indes orientales, assurent une pérennité financière plus que confortable à la ville. C'est à ce faste que Nella, "sauvée" d'une famille noble mais désargentée grâce à ce mariage arrangé, est confrontée en premier lieu. Mais très vite, le voile des illusions se lève et l'auteure s'emploie à décrire un monde plus complexe qu'il n'y parait, fait de nuances et surtout de contrastes : l'austérité apparente de Marin et le train-train quotidien qu'elle fait vivre à toute la maisonnée (robes noires empesées, nourriture frugale, lecture de la Bible et offices réguliers à l'église) s'oppose en tout point au monde de Johannes et au confort que sa profession offre pourtant à toute la famille. A travers cette situation écrasante de contradictions, l'auteure dresse un tableau d'une réalité qui s'étend à toute la ville, à la fois étouffée et écartelée entre le rigorisme instauré par le protestantisme d'un côté, et les florins et l'opulence qui font pourtant tourner Amsterdam de l'autre. 
"Nous forgeons nous-même les barreaux de notre cage."

Amsterdam et son canal au XVIIème siècle.

  Cette toile de fond minutieusement restituée sert de décor à un véritable thriller domestique et social. L'atmosphère du premier tiers du livre évoquerait presque un scénario hitchcockien prenant pour cadre un tableau de Vermeer ou de P.de Hooch. En s'inspirant d'une réelle maison de poupées exposée au Rijksmuseum d'Amsterdam, Jessie Burton réinvente toute l'histoire de ses possesseurs : Nella et Johannes Brandt ont véritablement existé, mais Miniaturiste est une interprétation totalement fictive de leur vie, l'auteure brodant son intrigue imaginaire autour du cabinet de miniatures qui devient l'élément pivot de son roman. L'objet, déjà intriguant, presque hypnotique, peut aussi être effrayant : l'héroïne n'a de cesse de s'interroger quant au pouvoir de prédiction que suggèrent les agréments que l'artisan lui envoie, et à quel point ce qui se met en scène dans la maison de poupées reflète la réalité de la maison Brandt... ou l'influence. Une atmosphère légèrement fantastique, un grain ésotérique, s'instaure alors, mais sans jamais briser la crédibilité de l'histoire.

 La véritable maison de poupée de la véritable Petronella Brandt, conservée au Rijksmuseum.

"Le comportement de chacun est observé en permanence. Et toute cette bigoterie - les voisins qui surveillent leurs voisins, tressant des cordes pour tous nous ligoter !"

  Mais comme la petite maison dans la grande, ce roman est construit autour de plusieurs récits enchâssés les uns dans les autres : l'intrigue historique, l'intrigue sociale, et, enfin, l'intrigue intimiste (dans tous les sens du terme, peut-être, car c'est le nom que l'on donne aux peintres représentant les scènes d'intérieur, comme le faisaient justement de nombreux artistes flamands), voir... féministe? Une fois le roman dépouillé des éléments propres à la reconstitution et à l'atmosphère, le nœud central de l'intrigue s'avère finalement être la place des femmes (leur rôle, ce qu'elles peuvent se permettre dans la société flamande du XVIIème, ce qu'elles peuvent laisser paraître et... ce qu'elles peuvent faire une fois les apparences sauvées, quand tout le monde détourne le regard) et le cheminement identitaire de Nella. La jeune fille inexpérimentée, encouragée par les étranges missives laissées par le miniaturiste, devient femme quand elle comprend qu'elle peut elle aussi prendre les choses en main face au vernis des Brandt qui s'écaille...

" Le problème, Seigneur, c'est que ceux qui n'ont pas d'horizons veulent nous arracher les vôtres."

 Nella attendant la livraison du miniaturiste?

"– Les femmes portent malchance à bord.
– Elles portent la chance que les hommes leur accordent."

  Aussi, l'écriture, presque "trop" fluide et "trop" accessible dans le premier tiers du roman (et qui parait alors presque décevante face à l'audace de la trame), évolue avec Nella : progressivement, les métaphores se multiplient et le langage symbolique s'instaure tandis que le mystère redouble et que l'héroïne, à défaut d'être la maîtresse de maison qu'elle croyait devenir, devient surtout maîtresse de son propre destin.

"Nous formons ensemble une trame tissée d'espoir dont la confection ne revient qu'à nous."

En bref : Récit fictif prenant pour cadre l'Amsterdam opulente du XVIIème, Miniaturiste parvient à mêler Histoire et mystère sans jamais perdre en solidité. A la fois thriller domestique et drame social dans un décor de peinture flamande, ce roman s'attache à montrer les contradictions d'une société hypocrite et le combat d'une femme pour "garder la tête hors de l'eau", expression pleine de symbolique qui revient souvent dans le livre, en écho aux eaux du canal toujours prêtes à déborder si on n'y prend pas garde. Un ouvrage magistral, à peine entaché par sa fin un tantinet lapidaire.

"La pitié,contrairement à la haine, peut-être enfermée et mise de côté."

 Jessie Burton, l'auteure.

Et pour aller plus loin...

samedi 16 mars 2019

Léonard de Vinci, l'indomptable - Henriette Chardak

Editions de Borée, 2019.

  Au cœur du 16ème siècle, après une enfance sans histoire en Italie, Léonard de Vinci est dépêché par François pour devenir un artiste officiel de la cour de France. L’occasion pour le peintre de se retourner sur son passé et refaire le parcourt de sa vie. Car l’histoire de Léonard est loin d’être aussi idyllique qu’il le prétend : né d’une mère très vite accusée d’être une femme de mauvaise vie et un père, italien dans toute sa splendeur, la créativité de l’enfant et son amour
pour les chats ne sont pas vus d’un très bon œil. Ce qui lui vaudra bientôt d’être accusé de déficience mentale.
  Bien décidé à vivre sa passion pour la peinture, le jeune homme part pour Florence où il intègre une école. Mais alors que son talent émerge, le jeune s’intéresse de plus en plus aux sciences de son temps et aux conditions politiques dans lesquelles il vit, notamment en ce qui concerne les guerres de religions. Mais parce que le jeune homme n’a pas de compagne, on s’interroge à son sujet et fait l’objet de nombreuses questions jusqu’au jour où il lui est demandé de peindre une femme… celle que l’Histoire appellera La Joconde…

***

 « Ce que Léonard terminait tuait, ce qu’il inachevait blessait. Peindre sans commande lui rendait son âme. »

  Il y a trois, nous avions lu et aimé les deux tomes d'une biographie consacrée à Shakespeare par Henriette Chardak, à la fois auteure, réalisatrice et journaliste. Passionnée d'Histoire si l'on en croit ses précédents ouvrages sur Pythagore, Rabelais, Cervantes, ou encore Marguerite de Navarre, elle s'attaque cette fois ci à Léonard de Vinci, génie parmi les génies dont on fête cette année le 500ème anniversaire de naissance.

Couverture alternative.

  Empruntant cette fois davantage la forme du roman que dans ses deux ouvrages sur Shakespeare (dont la configuration restait très proche de la biographie, à laquelle l'auteure ajoutait des dialogues imaginés), ce livre consacré à la vie de Leonard de Vinci n'en reste pas moins le fruit de recherches très denses, comme en témoignent la bibliographie et la chronologie en fin d'ouvrage. Du reste, la vie foisonnante de cet artiste aussi ingénieur ne demande pas moins de 700 pages pour être racontée ! C'est en tout cas ce qu'il a fallu à Henriette Chardak pour reconstituer petit à petit la gigantesque toile d'araignée de l'existence du Maître. 



  Ce récit s'ouvre sur l'arrivée de Léonard de Vinci en France et son accueil par le roi François Ier : à partir de ce premier angle d'approche, l'auteure nous offre des allers et retours vertigineux dans le passé et à travers l'Europe pour raconter par le menu, parfois à l'année près, la vie et l'œuvre du grand Léonard. Le ton du roman est dès lors justifié, car il permet une telle mouvance avec une fluidité plus agréable que ne l'aurait permis un texte purement documentaire. Les nombreux dialogues sont aussi un recours supplémentaire (et une excellente astuce) pour évoquer de façon apparemment anodine des détails sur chaque protagoniste en filigrane de leurs discussions, et de proposer ainsi un éclairage progressif sur les zones d'ombre dans l'histoire du peintre et inventeur.


  Ces zones d'ombre, justement, trouvent-elles à être totalement mises en lumière? Non, évidemment, et comme le fruit du travail de nombreux chercheurs ou les hypothèses formulées par de nombreux historiens, Henriette Chardak propose à sa travers son ouvrage "une" vision de la vie de Léonard de Vinci, parmi d'autres qui lui sont encore supposées ou qui trouvent à se contredire sur certains points. Entre autres partis pris et préférences, l'auteure a par exemple choisi de se référer à une théorie apparue en 2006 suggérant que la mère de Léonard serait d'origine orientale. Si on ne peut affirmer cette idée, on ne peut la réfuter totalement non plus... alors pourquoi pas? On veut bien se laisser porter par les éclairages que l'écrivaine à choisi : ils sont bien servis, et l'ensemble est bien ficelé.

  Le style rappellera à ceux qui l'ont lue sa biographie de Shakespeare : les tournures de phrases et l'abondante richesse des dialogues qui siéent si bien à l'époque de la Renaissance sont les mêmes. Si elles témoignent d'une véritable qualité de narration et d'un honorable désir d'immersion, cette profusion de langage nécessite aussi qu'on s'en rende digne : l'ouvrage requiert qu'on s'adonne sans demi-mesure à sa lecture pour le savourer tout entier.

La mort de L.de Vinci, dans les bras de François Ier.

En bref : Une biographie dense et foisonnante qui propose de raconter sous la forme du roman ce qu'a pu être l'existence incroyable de Léonard de Vinci, tout en mettant en exergue le caractère autodidacte de l'artiste. Le style, aussi coloré que le personnage, exigera une lecture attentive, mais il rend justice à l'aura du personnage. Un bel hommage pour le 500ème anniversaire de la naissance de ce génie.


Un grand merci aux éditions de Borée pour cette lecture.

jeudi 14 mars 2019

Les taties flingueuses (Une enquête de Loulou Chandeleur #2) - Frédéric Lenormand

Createspace publishing, 2019.

  Alors que les Français sont happés les uns après les autres par la guerre de 14, Ray Février a fait un choix radical afin d’échapper à la mitraille : le policier en godillots s’est lancé dans une carrière de détective privée en jupon sous le nom de Loulou Chandeleur.
  Pour sauver son ancien commissaire menacé par une étrange dénonciation dans une affaire de mœurs, Ray-Loulou n’hésite pas à enquêter à l’intérieur d’une maison de tolérance située impasse du Bout-du-Monde, entre un café louche et une caserne où l’armée conduit à grand bruit des recherches mystérieuses. Notre détective en escarpins embarque dans cette aventure la fidèle Léonie, chanteuse au bagout inénarrable, et Cecily, la très sage patronne de l’agence de détectives féminines Barnett.

  Dans un enchaînement de péripéties rocambolesques, Frédéric Lenormand brosse le tableau d’une France où les femmes qui font tourner l'économie rêvent de supplanter les hommes auxquels elles restent subordonnées. 

***

  Hourra! Voilà le grand retour de Loulou Chandeleur! Fin 2017, Frédéric Lenormand inaugurait le premier tome de cette série consacrée aux enquêtes de Raymond Février, obligé de devenir Loulou Chandeleur pour éviter le massacre du front. De policier talentueux, le déserteur devient la première détective privée (sous couverture, fard, et maquillage) du Paris de 1914. Pastichant le fait divers Paul Grappe (entre autre raconté par le déjà célèbre essai La garçonne et l'assassin), l'auteur proposait une enquête historique tantôt légère, tantôt grave, évoquant le cloisonnement et le croisement des genres. Parce que l'éditeur ne souhaitait pas poursuivre la série, Frédéric Lenormand poursuit ses enquêtes travesties en auto-édition, et c'est heureux!

 Le grand retour de Raymond! 
Euh, pardon, Raymonde,
euh, non, Loulou!

" Le jour se leva le lendemain matin sur une nouvelle journée riche en promesses d'aventures. Celles-ci débutèrent avec la concoction d'un petit-déjeuner par temps de pénurie. La chicorée était un produit merveilleux : plus besoin de moudre le café, de filtrer le café, de faire infuser le café... Il était seulement dommage que le goût fit tant regretter le café!"

  Le lecteur retrouve donc un Raymond/Loulou qui ne supporte plus de porter jupe et perruque. Il faut dire qu'il y perd tout : sa dignité, mais aussi ses économies, qui passent en bas, collants, et autres cosmétiques nécessaires à dissimuler sa pilosité bien masculine. C'est prêt à se rendre à ses anciens collègues qu'il se présente aux bureaux de la police, lorsque son ancien supérieur et ami le commissaire Letourneau (mis dans la confidence), fait appel à ses services : inutile de faire tomber les masques, il a besoin d'une femme enquêtrice! Loulou sera son homme, et la mission est de taille... Il semblerait que quelqu'un cherche à compromettre son ancien supérieur en éclaboussant sa réputation d'une sale affaire de mœurs. Les indices conduisent à une maison close située dans la bien nommée rue du bout-du-monde, où le moindre képi éveillerait les soupçons... Loulou ayant l'allure mais pas encore l'anatomie nécessaire pour s'infiltrer dans le plus simple appareil, il/elle fait appel à sa voisine de palier, la chanteuse de cabaret à l'honnêteté toute relative, Léonie. Une fois toutes les deux dans la place - l'une comme maquerelle et videuse, l'autre comme cocotte façon Moulin Rouge - et en étroite relation avec Cecily qu'il a fallu convaincre d'accepter cette sordide affaire, l'enquête peut commencer...

Maison close dans les années 14-18

"- De belles filles, de l'alcool, de bon lits : c'est le paradis, chez nous!
- Je ne suis pas sûr que l'évêché serait du même avis, dit Loulou."

  Quand Frédéric Lenormand ne fait pas des merveilles avec le siècle des Lumières (cf la série des Voltaire mène l'enquête), il conte avec un égal talent le Paris de 14-18. Le décor d'une capitale envahie par les femmes, obligées de remplacer les hommes, déjà planté avec minutie dans le premier opus, l'auteur accorde ici toute son attention à son intrigue. Pour autant, le filigrane des situations racontées ou des différentes scènes qui s'enchaînent continue de restituer un contexte socio-économique unique et des tensions d'ordre politique très véridiques.

"Il apparut finalement qu'il était bien suivi. Deux bonshommes leur filèrent le train dès qu'ils se remirent en marche. Pour semer son poursuivant, Letourneau s'offrit un des derniers taxis électriques encore en service, et Loulou perdit le sien dans une foule de clientes énervées qui se pressaient sous un panneau "arrivage de patates", l'autre n'avait aucune chance."

  Ce souci historique ne tombe fort heureusement jamais dans un tableau trop noir, puisque le talent de narrateur  de F.Lenormand est de toujours tirer le parti le plus ironique de chaque scène pour en faire un bijou d'humour et d'esprit. Le titre, dans la grande tradition Lenormand (il pourra bientôt déposer un brevet) parodie de façon très évocatrice la pop culture, sa manière à lui d'annoncer la couleur, le ton de la lecture. La drôlerie n'est cependant jamais très loin de l'intelligence car en dépit de tout l'humour véhiculé par le personnage de Raymond Février obligé de vivre les turpitudes de sa condition féminine nouvelle, pointe derrière la légèreté du propos une vraie réflexion sur les rapports hommes/femmes ou sur les conditions de vie de ces dernières. Le détective prend en effet conscience que porter la robe est loin d'être une partie de plaisir!

Maison close dans les années 14-18.

" Il ne s'était pas attendu, en optant pour des habits féminins, à prendre place sur le grand manège des turpitudes et de la suspicion. Décidément, il existait, dans la vie de femme, un écueil qu'il n'avait pas envisagé : à la moindre occasion on vous accusait de coucher avec n'importe qui. Jamais il n'avait été si embarrassé de vivre  dans un monde d'hommes depuis qu'il n'en était plus un."

  L'intrigue prenant pour décor principal une maison close pleine d'animation, on se réjouit de retrouver la fantasque Léonie, ce personnage de chanteuse populaire croisé dans le premier tome, mais on regrette un peu la présence toute relative de Cecily Barnett, la jeune gérante de l'agence de détectives dans laquelle travaille Loulou, et qui ne fait que quelques trop rares incursions dans l'histoire. Si le scénario justifie cette présence en pointillés, on attend maintenant un troisième tome (et éventuellement un quatrième, puis un cinquième, etc...) pour profiter un peu plus d'elle, et ainsi voir s'approfondir la relation ambiguë qu'elle noue avec Loulou. Enfin avec Raymond. Enfin vous avez compris.

 Les Taties flingueuses? Loulou doit être celle tout à droite...

En bref : Dans la continuité du très bon premier opus, ce second tome des enquêtes de Loulou Chandeleur nous permet une nouvelle plongée dans le Paris de 14-18. A travers le regard de Raymond Février, homme devenu femme pour sa survie, l'Histoire nous est restituée avec un mélange de crédibilité précise et d'humour tranchant.


Et pour aller plus loin...

lundi 11 mars 2019

Querelle de Dieppe (Une enquête de Voltaire) - Frédéric Lenormand

Createspace Publishing, 2015.

  A l’automne 1728, Voltaire ne connaît pas un retour d’exil triomphal. Il a décidé de passer l’hiver à Dieppe avant de se risquer à Paris. Habilement caché sous l’identité de « Sir Francis Volty, sujet de la couronne britannique », il s’installe chez l’apothicaire Tranquillain Féret. Il en profite pour s’initier à la médecine et pour essayer sur lui-même toutes sortes de médicaments dans l’espoir de guérir son « état de langueur ». En fait, les sujets d’intérêt ne manquent pas. Qui a tué cette jeune femme en capeline rouge dont il découvre le cadavre en bas de la falaise au cours d’une promenade de santé en chaise à porteurs ? Qui a fait disparaître le copiste chargé de multiplier ses brillants manuscrits philosophiques ? Que veut cet inquiétant vicomte dont le manoir normand ressemble au repaire d’un savant fou ? Il ne reste plus à notre philosophe, entre deux pilules, qu’à éclairer les Dieppois de ses Lumières. 

  Avec cette novella de 92 pages, Frédéric Lenormand poursuit les aventures policières de son célèbre détective en perruque poudrée, digne prédécesseur d'Hercule Poirot.

***

  Après Panique à Rouen, je rempile pour cet autre tome de la série spin off des Voltaire mène l'enquête de Frédérique Lenormand. Voltaire n'a pas encore regagné Paris et rencontré la Marquise du Châtelet : sa tête est toujours mise à prix en France et pour l'instant, il passe d'une ville à l'autre en espérant éviter les représentants de l'ordre trop allergiques à la philosophie. Prochain arrêt : Dieppe!

" La ville était jolie et sentait bon l'iode marin. Ce n'était pas trop mal pour un malheureux réfugié, jeté hors de sa terre d'exil après deux ou trois malentendus avec les autochtones à bifteck. Il ne doutait pas que les Dieppois le bichonneraient mieux que ne l'avaient fait les Londoniens."

Plan de Dieppe en 1728.

"Aujourd'hui comme hier, il était le seul disposé à défendre l'innocence injustement incarcérée, à se battre pour le triomphe de la vérité, à dénoncer d'insupportables iniquités! Un chemin long et tortueux s'ouvrait devant lui.
Il commença par aller dîner pour prendre des forces..." 

  Après un séjour anglais qui s'est clôturé sur une défaite ( les sujets de Sa Gracieuse Majesté ont vite pris en grippe le philosophe français, eux aussi!), Voltaire accoste à Dieppe et trouve rapidement une chambre chez Tranquillain Féret, apothicaire notoire de la ville. Désireux de passer inaperçu au regard de sa piètre réputation, il s'y fait passer pour Sir Volty, historien anglais, et ce en dépit de son accent bien français. Parce que l'audacieux philosophe est un perpétuel malade imaginaire, il profite de son amitié naissante avec son apothicaire de logeur pour apprendre les secrets des plantes médicinales et devenir son apprenti : peut-être pourra-t-il glaner, au passage, quelques astuces pour améliorer sa propre santé si fragile. Tout irait donc pour le mieux si une femme n'avait pas eu l'idée de se faire assassiner! Une femme? Quelle femme? Celle en belle capeline rouge, que Voltaire lui-même a aperçu en galante compagnie à sa descente de navire. On identifie rapidement la victime, c'est la femme adultère du coutelier local, lequel est rapidement mis sous les verrous. Mais Voltaire -euh, pardon, Sir Volty- trouve le coupable un peut trop parfait à son goût, d'autant que toute la ville semble secouée par l'infidélité des femmes et de leurs maris : même le papetier du coin a laissé son épouse en plan avant de disparaître dans la nature! Entre un charmant petit chaperon rouge assassiné, une auberge digne de Blanche-Neige, et un seigneur aux allures de Barbe-Bleue, notre enquêteur en perruque poudrée et jabot de dentelles aura du pain sur la planche.

"- De quelle région d'Angleterre êtes-vous originaire? demanda le chimiste.
- De Dijon.
- Ah, c'est très au Sud de Brighton.
- Oh, vous savez, dit le descendant des fiers conquérants saxons, les royaumes maritimes ont des frontières très floues." 



 " Tranquillain Féret voulut lui montrer son laboratoire mais dut écourter la visite : l'élève essayait les médicament comme des bonbons.
- Vous avez "goût menthe"? Non? Vous devriez.
- C'est un laxatif.
- Je suis sûr que feriez fortune avec un laxatif "goût menthe".
  L'apothicaire allait devoir poser des cadenas sur ses bocaux."

  Retrouver le siècle des Lumières tel que raconté par Frédéric Lenormand, même pour un court récit de 92 pages, est toujours un plaisir jubilatoire. Rares sont ainsi les fictions historiques qui nous enrichissent autant qu'elles savent nous fait rire, prodige encore une fois rendu possible grâce à de minutieuses recherches de l'auteur et à son talent pour manier les phrases et leur tournure. L'enchaînement des répliques, les scènes empreintes de comique de situation et la distance légère entre les événements et la narration font tout le sel de cet ouvrage.

 Voltaire vers 1725.

"- J'écris la vie du roi de Suède Charles XII.
- Ah, il y a un roi en Suède? dit la pharmacienne.
- Ils en sont déjà à douze? s'étonna son mari.
- C'est où, la Suède? demanda la grand-mère.
  L'écrivain avait bien fait de choisir ce sujet, il y avait du débroussaillage."

  L'intrigue est évidemment moins tortueuse que ses aînées de la série publiée chez Lattès (format oblige) mais Voltaire ne perd rien de sa verve, et son univers, rien de son originalité. Les accents les plus plaisants de ce titre (outre son humour) se situent dans les références et clins d’œil faits à l'univers des contes de fées traditionnels. Cela commence avec une jeune fille en capeline écarlate qui évoque à Voltaire le petit chaperon rouge (avant de finir assassinée, preuve qu'elle aura rencontré le loup), puis à une auberge digne de Blanche-Neige et de ses sept nains, avant que l'intrigue ne finisse dans le château d'un Barbe-Bleue veuf de plusieurs de ses épouses. L'auteur glisse même un tordant parallèle entre notre philosophe détective du dimanche et le célèbre Sherlock Holmes lorsque Voltaire, coiffé d'un galurin à carreaux, se trouve à fumer une pipe en écume au coin du feu sous l’œil d'un public subjugué par tant d'exotisme.

"Installé au coin du feu pour réfléchir commodément, leur pensionnaire s'était emmitouflé dans le châle à carreaux de sa logeuse, avait posé sur sa tête un bonnet assorti qui lui tenait plus chaud que le tarbouche, et tirait sur la grosse pipe à foyer d'ivoire de son logeur. Ses hôtes contemplèrent un curieux tableau. Des carreaux, un bonnet tombant, une pipe, voilà donc à quoi ressemblait un brillant détective anglais!"

Capeline XVIIIème.

" C'était au reste une charmante jeune femme de vingt-cinq ans, dont la silhouette était tout en creux et en bosses distribués aux bons endroits. Elle était à croquer. Il n'aurait pas fallu qu'un loup rôdât sans les parages, c'était encore un de ces chaperons dont on perdait la trace sitôt qu'ils s'aventuraient dans les bois."

  Le grand challenge toujours relevé par Frédéric Lenormand, c'est encore une fois de réussir à s'approprier l'Histoire pour en faire... n'importe quoi! Car bien qu'on ne peut plus fantaisiste, cette Querelle de Dieppe s'inspire du véridique séjour de Voltaire incognito dans la cité dieppoise. Les extraits de lettres et d'ouvrages historiques en postface viennent raconter cet épisode de la vie du philosophe, rappelant au passage que Tranquillain Féret n'est pas non plus une invention, mais bien l'apothicaire qui hébergea et forma l'auteur des Lettres philosophique pendant l'hiver 1728. Loin d'être un petit pharmacien de campagne, cet apothicaire était un savant méconnu dont l'auteur nous rappelle au passage la mémoire.

"Rien ne résiste à la force du progrès en marche ni aux crochets à serrure quand on les manie correctement. Le premier devoir des philosophes engagés dans la défense des idées nouvelles était d'apprendre à ouvrir les portes derrière lesquelles on aurait pu vouloir enfermer la liberté, c'était un enseignement de ses séjours à la Bastille."

 Vestiges d'une enseigne d'apothicaire dans une rue de Dieppe.

"Ses rapports avec les policiers poussaient toujours Voltaire dans la même direction, celle de la forteresse aux huit donjons qui fermait la porte Saint-Antoine. Il avait commis l'erreur de ne pas s'assurer que son petit appartement possédait une sortie de secours, preuve qu'il manquait encore de pratique dans l'exercice de la philosophie."

En bref : Voltaire ne perd rien de sa gouaille, même en 90 pages! Outre son humour décalé et la fantaisie pleine de clins d’œil de son intrigue, Frédéric Lenormand offre à travers cette novella la possibilité de redécouvrir un chapitre méconnu de la vie mouvementée du grand philosophe... même s'il y ajoute un meurtre totalement fictif!

" Pas le début du commencement d'une preuve, il était aussi démuni qu'un matérialiste newtonien devant l'optimisme de Leibniz."

Et pour aller plus loin...

Great news #4


  Chers amis et blogueurs, voici déjà en moins de deux ans le quatrième article de Great News! Après deux illustrations de couverture et un article publié dans le webzine littéraire Ernest, je viens partager avec vous non pas une, mais deux excellentes nouvelles.

  J'ai en effet eu la chance de réaliser au cours du mois dernier deux nouvelles créations pour les couvertures de romans de l'auteur Frédéric Lenormand : le design de première de couverture du second tome des folles enquêtes de Loulou Chandeleur (tome 1 ICI) paru la semaine dernière, et l'illustration et la maquette de première de couverture des prochains tirages de Querelle de Dieppe : une enquête de Voltaire à Dieppe, disponible depuis 2015.

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- Les taties flingueuses (une enquête de Loulou Chandeleur #2) :

  Avec un titre pareil, il y a de quoi faire bouillonner la marmite à images. Rappelez-vous que les enquêtes de Loulou Chandeleur pastichent la véritable histoire de Paul Grappe (déserteur travesti en femme dans le Paris de 1914 à 1920) à la sauce polarisante, et laissez-vous guider par votre imagination tout en fouillant dans de vieilles photos d'archive. Les chics dames armées de pistolets ou autres revolvers ne sont pas forcément légion dans ces années là, mais en creusant un peu, on trouve. Surtout quand on emmagasine des tonnes d'images vintage depuis des années. Tout en m'inscrivant dans la ligne graphique de la couverture du premier tome, j'ai fait quatre propositions :



  C'est la quatrième (ma préférée aussi!) qui a remporté l'adhésion de l'auteur féru d'enquêteurs en perruques poudrées et de déserteurs en jupons. Passant par un petite travail de correction et d'ajustement en collaboration avec lui, nous sommes arrivés à cette version définitive :


  Ce second tome des enquêtes de Loulou Chandeleur est sorti le 8 Mars dernier, il est disponible ICI, et je vous en reparlerai évidemment très bientôt! 

- Querelle de Dieppe : une enquête de Voltaire à Dieppe :

  Après Panique à Rouen : une enquête de Voltaire à Rouen, j'ai eu la chance de proposer une nouvelle couverture pour un tome de cette série spin off des Voltaires mène l'enquête. Initialement paru en 2015, cet opus raconte de façon romancée (et, forcément, avec un meurtre à la clef) le séjour du philosophe dans la ville de Dieppe après un séjour en Angleterre. Sa tête étant toujours mise à prix en France, l'audacieux penseur se cache chez un apothicaire et se fait passer pour un sujet de Sa Gracieuse Majesté Britannique. L'enquête est parsemée de référence aux contes traditionnels et la victime est souvent comparée au petit Chaperon rouge. Des éléments qui, là encore, sont sujet à donner bien des idées. Voilà le résultat...


  Ce titre est disponible depuis 2015 ICI, et verra sa couverture mise à jour pour les prochains tirages!

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Des occupations qui on bien égayé mon quotidien, un quotidien que l'on sait en ce moment particulièrement "ralenti" par ça. Et comme promis, je vous reparle très vite de ces deux ouvrages!