mardi 31 octobre 2023

Happy Bloody Halloween !

 


    " Bienvenue chez moi ! Entrez librement et de votre plein gré (...). Entrez librement et sans crainte. Et laissez quelque chose de ce bonheur que vous apportez."

    C'est avec ces quelques mots que le comte Dracula accueille Jonathan Harker, clerc de notaire, lorsque ce dernier se présente à sa porte, par une sombre nuit succédant aux fêtes de Walpurgis. Ainsi, en ce jour tout aussi symbolique de Samain, nous vous proposons, tout comme le jeune Harker, de franchir le seuil de son château.

    Mais d'ailleurs, sommes-nous sur ses terres natales des Carpates ou quelque part dans l'une des ses acquisitions anglaises, à Carfax,Whitby ou Exeter ? Peu importe, le mal est là, en sa demeure. Animal sauvage, brume ou brouillard, "présence obsédante", comme le décrira si bien Wilhelmina Murray, épouse Harker, au terme de leur aventure, il est là. Ou il fut.
 
    Autel à la gloire du monstre, musée des horreurs de cette sombre histoire ou tout simplement vestiges d'une affaire classée, nous avons-là de quoi évoquer sa mémoire. Sur une tapisserie évoquant quelques motifs à la William Morris pervertis (ou légèrement corrigés, dirons-nous) se dressent quelques humbles témoignages d'une aventure qui, à la fin du XIXème siècle, aurait pu faire passer les crimes de Jack l'éventreur pour une simple anecdote.


"Le comte gisait là, mais il paraissait à moitié rajeuni, car ses cheveux blancs, sa moustache blanche étaient maintenant d’un gris de fer ; les joues étaient plus pleines et une certaine rougeur apparaissait sous la pâleur de la peau. Quant aux lèvres, elles étaient vermeilles que jamais, car des gouttes de sang frais sortaient des coins de la bouche, coulaient sur le menton et sur le cou. Les yeux enfoncés et brillants disparaissaient dans le visage boursouflé. On eût dit que cette horrible créature était tout simplement gorgée de sang."
 
    Apparence physique et localité laissent à penser qu'en l'étrange personne du comte Dracula se cache ni plus ni moins que le terrifiant Vlad Tepes, seigneur des Carpates, qui fit couler autant d'encre que de sang. Aussi la présence en ces murs de ce portrait du prince sanguinaire de Valachie n'a-t-elle rien de surprenant. Impossible, dîtes-vous ? Tout porte pourtant à le croire. Quant à savoir par quel miracle (ou quelle malédiction), le triste sire en est venu à gagner l'immortalité, c'est une autre histoire...
 
 
 
"Mon ami,
Soyez le bienvenu dans les Carpates. Je vous attends avec impatience. Dormez bien cette nuit. La diligence part pour la Bukovine demain après-midi à trois heures ; votre place est retenue. Ma voiture vous attendra au col de Borgo pour vous amener jusqu’ici. J’espère que depuis Londres votre voyage s’est bien passé et que vous vous féliciterez de votre séjour dans mon beau pays.
Votre ami,
DRACULA"
 
     Cette lettre tout à fait cordiale attendait le jeune Harker à l'hôtel de la Couronne d'Or, l'une de ses premières étapes sur la route menant au château du comte. Laissée à son attention par Dracula lui-même, elle est à ce jour le seul témoignage que nous ayons de sa personne, la seule trace palpable qu'il ait laissée. Peut-être aussi la seule qui nous invite à croire que cette étrange affaire est tout ce qu'il y a de plus réelle et qu'elle ne se résume pas à une de ces hystéries collectives dont ne cessent de parler tous ces aliénistes...
 
 

"Journal du Dr Seward 5 juin
Le cas de Renfield devient de plus en plus intéressant au fur et à mesure que je comprends mieux l’homme. Sont très développés chez lui : l’égoïsme, la dissimulation et l’obstination. J’espère arriver à saisir pourquoi il est à ce point obstiné. Il me semble qu’il s’est proposé un but bien défini, mais lequel ? Cependant, il aime les animaux, bien qu’il y ait sans doute une étrange cruauté dans cet amour qui va à toutes sortes de bêtes différentes. Pour le moment, sa manie est d’attraper les mouches. Il en a déjà une telle quantité qu’il m’a paru indispensable de lui faire moi-même une observation à ce sujet. À mon grand étonnement, il ne s’est pas mis en colère, comme je le craignais, mais, après avoir réfléchi quelques instants, il m’a simplement demandé sur un ton fort sérieux :
— Vous m’accordez trois jours ? En trois jours, je les ferai disparaître."

    Confrère de Jonathan Harker, Renfield a rencontré le comte plusieurs semaines avant le jeune clerc de notaire. Le pauvre homme en est revenu changé : de retour en Angleterre, il est désormais interné en asile psychiatrique pour son comportement des plus déroutants et son obsession des insectes. Et si Dracula n'était pas tout à fait innocent à cet état ?



"Tout en parlant, il me tendit trois feuilles de papier et trois enveloppes. C’était du papier très mince et, comme mon regard allait des feuilles et des enveloppes au visage du comte qui souriait tranquillement, ses longues dents pointues reposant sur la lèvre inférieure très rouge, je compris, aussi clairement que s’il me l’avait dit, que je devais prendre garde à ce que j’allais écrire car il pourrait lire le tout. Aussi, décidai-je de n’écrire ce soir-là que des lettres brèves et assez insignifiantes, me réservant d’écrire plus longuement, par après et en secret, à M. Hawkins ainsi qu’à Mina. À Mina, il est vrai, je pouvais écrire en sténographie, ce qui, et c’est le moins qu’on puisse dire, embarrasserait bien le comte s’il voyait cet étrange griffonnage. J’écrivis donc deux lettres, puis je m’assis tranquillement pour lire, tandis que le comte s’occupait également de correspondance, s’arrêtant parfois d’écrire pour consulter certains livres qui se trouvaient sur sa table. Son travail terminé, il prit mes deux lettres qu’il joignit aux siennes, plaça le paquet près de l’encrier et des plumes, et sortit. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, je me penchai pour regarder les lettres. Ce faisant, je n’éprouvais aucun remords, car je savais qu’en de telles circonstances, je devais chercher mon salut par n’importe quel moyen." 
 
     Wilhelmina Murray, surnommée Mina, promise de Jonathan Harker. Fleur de printemps tout juste sortie de l'adolescence, cette jeune préceptrice attend chacune des lettres de son fiancé avec impatience, sans imaginer l'horreur qui se prépare. Convoitée par Dracula, on a longtemps spéculé sur les causes de cet intérêt porté à la jeune femme par le vampire. Simple hasard ? Certains ont pu supposer qu'elle serait la réincarnation de la défunte épouse du comte, du temps où il était encore le tyran des Carpates. Rien n'est moins sûr.
 
 

 "Comme je ne sais trop ce qu’il faut penser de tout cela, j’ai fait ce qu’il me semblait le plus indiqué : j’ai écrit à mon vieil ami et maître, le professeur Van Helsing, d’Amsterdam, grand spécialiste des maladies de ce genre (...). Il peut, en certaines circonstances, paraître despotique, mais cela tient au fait que, mieux que personne, il sait ce dont il parle. C’est en même temps un philosophe et un métaphysicien, réellement un des plus grands savants de notre époque. C’est, je crois, un esprit ouvert à toutes les possibilités. De plus, il a des nerfs inébranlables, un tempérament de fer, une volonté résolue et qui va toujours au but qu’elle s’est proposé, un empire admirable sur lui-même, et enfin une bonté sans limite, telles sont les qualités dont il est pourvu et qu’il met en pratique dans le noble travail qu’il accomplit pour le bien de l’humanité."
 
     Pour autant, c'est Lucy Westenra, meilleure amie de Miss Mina, qui est la première victime de la créature dès lors qu'elle a posé le pied sur le sol anglais. Soudain anémiée et sensible à la lumière du soleil, la pauvre enfant, fraîchement fiancée, se meurt peu à peu. Afin d'élucider le mystère de cette mystérieuse maladie, son ami et médecin le Dr John Seward fait appel à son mentor, le charismatique (et tout aussi énigmatique) professeur Van Helsing...



" En regardant autour de moi, je m’aperçus que le professeur n’avait pas renoncé à utiliser les fleurs d’ail : il en avait encore frotté les fenêtres, dans cette chambre comme dans l’autre ; partout, on en sentait fortement l’odeur ; et, autour du cou de la jeune fille, par-dessus le mouchoir de soie qu’il voulait qu’elle gardât tout le temps, il en avait à la hâte tressé une nouvelle guirlande. Lucy n’avait jamais paru aussi mal. Sa respiration était stertoreuse, sa bouche ouverte laissait continuellement voir ses gencives exsangues. Ses dents paraissaient plus longues, plus pointues encore que le matin même et, à cause d’un certain effet de lumière, on avait l’impression que les canines étaient encore plus longues et plus pointues que les autres dents."
 
    Les méthodes du professeur sont plus qu'inhabituelles : fleurs et gousses d'ail sont parmi les premiers remèdes qu'il propose au mal dont souffre la jeune Lucy. Selon lui, la plante a la particularité de tenir à l'écart le Nosferatu. Le mal en question, bien plus que n'importe quel virus, c'est bel et bien le comte Dracula. Utilisé dans les légendes populaires pour éloigner les vampires, l'ail est également connu pour faire coaguler le sang... un rapport de cause à effet, peut-être ? 



"Arthur prit le pieu et le marteau, et une fois qu’il fut fermement décidé à agir, ses mains ne tremblèrent pas le moins du monde, n’hésitèrent même pas. Van Helsing ouvrit le missel, commença à lire ; Quincey et moi lui répondîmes de notre mieux. Arthur plaça la pointe du pieu sur le cœur de Lucy, et je vis qu’elle commençait à s’enfoncer légèrement dans la chair blanche. Alors, avec le marteau, Arthur frappa de toutes ses forces. Le corps, dans le cercueil, se mit à trembler, à se tordre en d’affreuses contorsions ; un cri rauque, propre à vous glacer le sang, s’échappa des lèvres rouges ; les dents pointues s’enfoncèrent dans les lèvres au point de les couper, et elles se couvrirent d’une écume écarlate."
 
    Si les bons soins du professeur Van Helsing se sont avérés insuffisants pour sauver Lucy des griffes (et des crocs) du monstre, il n'est pas trop tard pour sauver son âme. Réunissant une équipe de fiers et courageux jeunes hommes, l'éminent médecin les convie à l'intérieur du caveau de la défunte afin de vaincre la créature qu'elle est devenue. Missel, crucifix, marteau et pieu ne sont pas de trop pour revenir vivant de cette terrible nuit...
 
 
 
"Je le vis très pâle ; ses yeux exorbités et brillants à la fois, de frayeur et d’étonnement, semblait-il, restaient fixés sur un homme grand et mince au nez aquilin, à la moustache noire et à la barbe pointue, qui, lui aussi, regardait la ravissante jeune fille. Il la regardait même si attentivement qu’il ne nous remarqua ni l’un ni l’autre, de sorte que je pus l’observer tout à mon aise. Son visage n’annonçait rien de bon ; il était dur, cruel, sensuel, et les énormes dents blanches, qui paraissaient d’autant plus blanches entre les lèvres couleur rubis, étaient pointues comme les dents d’un animal. Jonathan continua longtemps à le fixer des yeux, et je finis par craindre que l’homme ne s’en aperçût et ne s’en formalisât : vraiment, il avait l’air redoutable."

     Mais à peine cette première frayeur passée, l'ombre du monstre plane toujours au-dessus de nos courageux personnages. Ne serait-ce pas le comte que viennent de voir Mina et Jonathan en ville ? Et si, finalement, Dracula vivait toujours à Londres ?
 
    
    Dans l'attente de répondre à cette effrayante question, nous vous souhaitons bien évidemment le plus Joyeux des Halloween. Que vous passiez cette soirée à réclamer des sucreries ou à chasser les mauvais esprits, n'oubliez pas de sortir avec votre nécessaire de survie : eau bénite, pieu et crucifix seront vos meilleurs amis...
 

    Les festivités n'étant jamais aussi plaisantes que lorsqu'on les fait durer, nous vous proposons, comme chaque année, de jouer les prolongations. Continuons de traquer le vampire ensemble pendant ce mois de novembre ! Il nous reste encore un certain nombre de lectures à chroniquer et de monstres à exorciser...
 
Alors, prêts à poursuivre l'aventure en notre compagnie ?
 

 

lundi 30 octobre 2023

Les mystères d'Ann Radcliffe : entretien avec Bénédicte Coudière.

 

    Il y a quelques jours, nous avons partagé avec vous notre chronique du premier opus de La ligue des écrivaines extraordinaires, Ann Radcliffe contre Dracula. Extension de l'univers déployé au XIXème siècle par Paul Féval dans son roman La ville-vampire (réédité depuis sous le titre Ann Radcliffe contre les vampires), cette collection éditée par les Saisons de l'étrange (ancien label des Moutons électriques éditeurs qui a, depuis, pris son indépendance) voit chacun de ses tomes confié à une autrice française différente pour... mettre en scène une illustre autrice gothique du temps passé confrontée à sa propre créature.

    Bénédicte Coudière, journaliste et écrivaine de l'imaginaire, a eu la difficile mission d'ouvrir le bal avec ce premier volume, qui est tout en même temps la suite directe du roman de Féval. Challenge tout aussi fascinant qu'ambitieux qu'elle a relevé avec fantaisie et dont elle a eu l'extrême gentillesse de nous parler au cours de cet entretien.

***

 

Pedro Pan Rabbit : Comment êtes vous entrée dans l'aventure de La ligue des écrivaines extraordinaires ?

Bénédicte Coudière : Par hasard, à l'origine. Ou plutôt, par l'entremise des éditeurs qui sont venus me demander si un tel projet pouvait m'intéresser. Difficile de dire non à une proposition disant : du pulp, des autrices, des écrivaines et une sorte de version gothique des Avengers ! J'ai même eu le luxe du choix, entre les différentes écrivaines encore disponibles (je n'étais pas la première sur le projet).

PPR : Le concept de la collection semblait déjà défini avant que les autrices ne s'emparent des différents sujets. Comment était présenté le cahier des charges ? Vous a-t-on remis un synopsis avec la mission d'en faire un livre ? De quelle marge de manœuvre avez-vous pu bénéficier ?

BC : C'est justement sur le concept même de la collection que l'équipe s'est montée. Le cahier des charges était assez simple : confronter les écrivaines à leurs créations, à leurs monstres personnels. Pour Ann Radcliffe, c'est Dracula, figure tutélaire du vampire, pour la simple et bonne raison qu'elle est l'inventrice du roman gothique et que l'on retrouve dans ses écrits les contours précis de la figure du vampire, même s'il ne s'appelait pas ainsi dans ses pages. Pour le reste, ma contrainte était un poil différente des autres autrices : Ann Radcliffe contre Dracula est, en quelque sorte, la suite de Ann Radcliffe contre les vampires. Je devais donc partir du récit de Féval pour ensuite continuer avec mon histoire. La marge de manœuvre était gigantesque, puisqu'à condition de faire la "suite", je pouvais faire ce que je voulais d'une certaine façon. Tant que je respectais l'esprit général.


PPR :  On sent dans l'écriture de ce roman que vous vous êtes appropriée le style caractéristique des romans feuilleton, la "patte" de Féval. Etait-ce une volonté de votre part pour vous inscrire dans une forme de filiation avec le texte original, ou est-ce que cela s'est imposé malgré vous en écrivant le manuscrit ?
 
BC : Quitte à faire une suite, autant le faire à fond. L'avantage du côté feuilleton, avec beaucoup de rebondissements, c'est qu'on s'approche aussi du côté pulp voulu par la collection. J'ai forcément été influencée par l'écriture de Féval, et même celle d'Ann Radcliffe elle-même, j'ai essayé de faire en sorte que cela se fasse naturellement de façon à ce que cela serve le récit. Je dirais donc un peu des deux !


PPR : Il semble que vous ayez également fait quelques recherches sur la véritable Ann Radcliffe, afin de contextualiser ce roman dans sa biographie (notamment en lien avec son voyage dans la vallée du Rhin en 1794). Comment avez-vous appréhendé cet exercice et qu'appréciez-vous dans la figure de cette écrivaine, "mère" du roman gothique ?
 
BC : Déjà, je pense qu'on peut enlever les guillemets à mère. Ensuite, je suis historienne de formation et journaliste de métier. Il est (pour moi du moins) impensable de me lancer dans n'importe quel projet impliquant une personnalité réelle sans faire de recherche. C'est mon biais personnel, une nécessité qui, si je ne l'avais pas fait, m'aurait bloqué dans l'écriture. J'ai donc lu Les mystères d'Udolphe qui pose les bases de la figure du vampire telle qu'on la connaît et telle que Bram Stocker l'a reprise par la suite. J'ai même eu la chance, par hasard, d'en discuter avec une personne ayant fait sa thèse sur l'écriture d'Ann Radcliffe. Pour le récit de voyage, quelques recherches sur la bibliographie d'Ann m'ont appris l'existence de ce récit de voyage, ainsi que sa particularité : il s'agit d'une sorte de récit de voyage à deux, Ann Radcliffe y fait mention de son époux. Un terreau parfait pour mon voyage ! Et un clin d'œil que je trouvais assez sympa à faire. J'y ai mêlé des éléments historiques, des batailles qui ont lieu dans cette partie du monde. L'exercice était aussi plaisant que complexe : parce que je ne connaissais pas Ann Radcliffe. Mais c'est aussi ce qui m'a plu : découvrir une femme de lettres, découvrir son œuvre et sa vie, sa contribution méconnue à la littérature...


PPR :  Il y a aussi (on a envie de dire "évidemment") un peu de Stoker dans votre livre. Comment avez vous mélangez ces différentes influences (Féval, Radcliffe, Stoker... et peut-être d'autres que nous n'avons pas repérées) ?
 
BC : J'ai un aveu à faire : je n'ai jamais lu Bram Stoker. S'il y a des éléments de Stoker dans mon roman, c'est par hasard. En m'apercevant que la pionnière du roman gothique était Ann Radcliffe et qu'une grande partie de ses figures littéraires avaient été reprises par Bram Stoker et qu'il avait, par la force de son Dracula, éclipsé la mère du genre, j'ai pris la décision de ne pas le lire, de ne pas m'en inspirer et de rester collée au texte d'Ann Radcliffe et de Paul Féval (puisqu'il s'agit d'une suite). Pour la partie sur le personnage Dracula, je me suis inspirée de la véritable histoire de Vald Tepes, des tortures documentées que l'on a de ce souverain puissant, craint et violent. Pour les scènes de recherches dans le château et d'exploration, c'est du côté du jeu vidéo que l'on peut retrouver mes influences : Alone in the dark ; mais aussi les Monkey Island, non pour l'aspect drôle (mon roman ne l'est pas vraiment) que pour l'aspect presque "point and click" de la création de ces scènes. En effet, j'ai imaginé l'exploration comme une succession d'actions dans un environnement hostile. Certaines actions déclenchent des réactions, certains choix (prendre la hache par exemple) ouvrent des possibilités. La hache, d'ailleurs, n'était pas prévue au départ : j'en ai eu l'idée en voyant la couverture de Melchior Ascaride, qui est celle que l'on connaît, et qui m'a fait réaliser que ce serait plutôt chouette de jouer sur le poids, le son de l'arme sur le plancher, etc. Bien sûr, ce ne sont pas les seules influences, il y en a beaucoup d'autres, que ce soit dans la façon de créer, ou même dans les personnages...
 

PPR :  En tant qu'autrice de l'imaginaire, quelle place occupe dans votre écriture ou dans vos inspirations la figure du vampire ?

BC : Honnêtement, le vampire ne m'intéresse pas forcément. Ce n'est pas lui qui m'intéresse, mais ce que je peux en faire. De quelle façon je peux détourner les codes, jouer avec, comment me les approprier ou les contourner. Je pense aussi qu'il y a des périodes où on est complètement submergés de récits sur une créature. Il y a la période vampire, la période zombie... Ma seule réponse a été de jouer avec pour tenter d'en faire autre chose. Et puis le côté pulp est aussi un excellent vecteur d'aventures. J'ignore si j'y reviendrais un jour, mais ce que je sais c'est que les thèmes de la mémoire, de l'immortalité et de l'Histoire me passionnent toujours. Reste à savoir si ce sera via cette figure littéraire ou une autre...


PPR : Quels sont vos futurs projets d'écriture ?

BC : J'ai publié un roman, Ce que le destin nous refuse, en 2022 (et dont la version numérique est sortie en 2023). Je continue à écrire des nouvelles, publiées aux éditions Malpertuis dans leur anthologie annuelle. J'ai aussi plusieurs romans sur le feu, que ce soit en correction ou en écriture. A côté de cela, comme il s'agit aussi d'écriture, je continue mon métier de journaliste en écrivant énormément pour plusieurs magazines, après avoir intégré l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Le reste appartient au futur : on n'est pas à l'abri d'une surprise, mais c'est prématuré d'en parler pour l'instant.

 

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Un grand merci à Bénédicte Coudière d'avoir répondu à nos questions ! En attendant ses prochaines publications, vous pouvez suivre son actualité sur son site officiel, ICI.



samedi 28 octobre 2023

Ann Radcliffe contre Dracula (La ligue des écrivaines extraordinaires) - Bénédicte Coudière.

Editions Moltinus (coll. Les saisons de l'étrange), 2020.
 
    Une lettre a suffi pour ranimer le cauchemar de miss Ann Ward lors de ses aventures dans la Ville-Vampire. À Londres, devenue Mrs Radcliffe et écrivaine respectée, elle coule des jours heureux auprès de son époux et éditeur quand elle reçoit l’invitation à un bal donné en son honneur. Ann ne doute pas que la signature de son admirateur cache un défi mortel, mais il faudrait plus qu’une menace sanglante pour l’empêcher de boucler ses bagages en direction du château des Carpathes, bien décidée à mettre hors d'état de nuire ce malfaisant de la nuit.
 
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     Il y a quatre ans, à l'occasion de notre Halloween francophile, nous avions lu, aimé et chroniqué Ann Radcliffe contre les vampires. Derrière son titre en clin d’œil à la pop culture, ce livre initialement intitulé La ville vampire lors de sa publication en 1867 était de la plume du célèbre feuilletoniste Paul Féval (auteur du Bossu), soit une des évocations littéraires du vampire antérieures à Bram Stoker. Autre détail qui a son importance ? Bien avant la mode de mettre en scène des personnages historiques dans des fictions d'aventure (Les enquêtes de Voltaire, Les enquêtes des Sœurs Brontë, Les enquêtes de Jane Austen, ou encore Abraham Lincoln, Chasseur de vampires...), La ville vampire était probablement un des premiers exemples du genre, son héroïne n'étant ni plus ni moins que la bien réelle Ann Radcliffe, autrice à qui on doit l'invention, si l'on peut dire, du roman gothique.
 
 
    Suite au succès de cette réédition, la fine équipe des Saisons de l'étrange (alors label des Moutons électriques éditeurs) a pris son envol et son indépendance. Se spécialisant dans la publication de courts romans en hommage à l'univers des penny dreadful, du pulp et des comics (le tout dans une ambiance revendiquée de série B, voire série Z), la désormais maison d'édition à part entière lance en 2020 un financement participatif pour une collection dans la droite lignée d'Ann Radcliffe contre les vampires.
 

    Intitulée La Ligue des Écrivaines Extraordinaires, cette collection propose à la fois une suite au roman de Paul Féval et un élargissement de son univers, en imaginant d'autres autrices (concernées de près ou de loin par le gothique) aux prises avec des créatures de la nuit. Le clin d’œil à La Ligue des Gentlemen Extraordinaires est bien évidemment transparent et certainement, au regard des codes de l'éditeur, pleinement assumé. Constituée d'une première salve de 5 titres confiés à 5 autrices différentes, la collection s'ouvre avec Ann Radcliffe contre Dracula, suite directe d'Ann Radcliffe contre les vampires.
 
 
    Fraîchement mariée et écrivaine accomplie, Ann Radcliffe est depuis quelques temps la proie de cauchemars terrifiants qui lui font craindre le retour prochain des vampires. Aussi, lorsqu'elle reçoit une invitations à participer à un grand bal dans les Carpates, son inquiétude se confirme, faisant de son rêve une prémonition. Incapable cependant de refuser l'appel de l'aventure, la jeune femme, son époux et son charismatique valet Grey-Jack s'embarquent pour un voyage à travers l'Europe afin de rejoindre les terres de son hôte, le tristement célèbre comte Dracula. Pendant leur périple, les signes de mauvais augures se multiplient, prenant tour à tour la forme d'un chat doué de parole ou d'une guide particulièrement inquiétante. Dieu seul sait ce qui attend Ann en Valachie... 


    Ce premier opus est écrit par Bénédicte Coudière, autrice de l'imaginaire et journaliste. Pour raconter la nouvelle aventure d'Ann Radcliffe, on se persuade qu'elle a minutieusement lu et relu le texte de Paul Féval, dont elle s'est totalement imprégnée de l'écriture. En cela, l'exercice de style, véritable défi, est réussi : elle s'approprie le rythme, les tournures superlatives et la langue propre au roman feuilleton du XIXème siècle. On retrouve également une structure qui évoque vaguement la trame de La ville vampire, l'aventure se constituant autour d'un voyage aux allures de road movie monstrueux. Bénédicte Coudière, qui s'est également penchée sur la vie d'Ann Radcliffe, s'amuse à recouper les pérégrinations du roman avec le voyage effectué en 1794 pour l'écriture de Voyage en Hollande, fait dans l’été de 1794, sur la frontière occidentale de l’Allemagne et les bords du Rhin, pour lequel la jeune autrice prend des notes en même temps qu'elle va à la rencontre du plus célèbre des vampires.
 

    Bénédicte Coudière s'inspire évidemment du roman de Bram Stoker, dont il semble qu'on retrouve quelques traces dans les passages se déroulant dans le château de Dracula. Retenue comme prisonnière, Ann passe d'une pièce à l'autre, cherche les portes dérobées ou la tanière du comte, l'épisode n'étant pas sans rappeler les mésaventures de Jonathan Harker lorsqu'il est lui aussi captif de ce même château. Enfin, par ricochet, de nombreux clins d’œil invitent à penser que le Dracula de Bénédicte Coudière, comme celui de Stoker, est directement inspiré du véritable seigneur des Carpates. On le devine à la contemplation de la très chouette couverture illustrée par Melchior Ascaride : le vampire y et une représentation du réel Vlad Tepes, tel que le donnent à voir les rares portraits existants.
 

    Sans prétention, écrit pour le simple plaisir du divertissement, Ann Radcliffe contre Dracula se lit d'une traite. Mêler la mythologie du vampire selon Féval avec celle selon Stoker reste cependant un exercice complexe, leurs représentations du monstre étant souvent très différentes et ne s'appuyant pas sur les mêmes codes. Bénédicte Coudière parvient à s'en sortir, et ce bien que quelques éléments soient parfois moins convaincants (à l'image du chat maléfique doué de parole, dont la présence est parfois quelque peu incongrue). Le tout reste cependant à l'image de la ligne éditoriale des Saisons de l'étrange, entre hommage dévoué et pastiche délicieusement horrifique.
 


En bref : Suite directe au roman Ann Radcliffe contre les vampires (La ville vampire) de Paul Féval et à la fois élargissement de son univers à travers une collection hommage, ce premier opus de La ligue des écrivaines extraordinaires se lit avec plaisir. L'autrice s'approprie totalement les codes d'écriture du roman feuilleton et relève le difficile challenge de mêler les mythologies vampiriques radicalement différentes de Féval et de Stoker, à qui elle emprunte évidement plusieurs éléments. Quelque part entre le penny dreadful, l'univers des comics, et un bon vieux film de la Hammer, Ann Radcliffe contre Dracula est un pastiche tout ce qu'il y a de plus horrifique et distrayant.
 
 


Et pour aller plus loin...

mardi 24 octobre 2023

Dracula - Bram Stoker.

Dracula
, Archibald Constable and Company, 1897 - L'édition française illustrée (trad. de Eve & Lucie Paul-Margueritte), 1920 - Multiples traductions et rééditions françaises depuis 1920, dont Pocket édition (trad. de J. Finné), 1979, 1992, 2011.


    Répondant à l’invitation du comte Dracula qui prépare son prochain voyage en Angleterre, Jonathan Harker découvre, à son arrivée dans les Carpates, un pays mystérieux. Un pays aux forêts ténébreuses et aux montagnes menaçantes. Un pays peuplé de loups dont les habitants se signent au nom de Dracula. Malgré la bienveillance de son hôte, Jonathan éprouve une angoisse grandissante : Dracula ne se reflète pas dans les miroirs et se déplace sur les murs en défiant les lois de l’apesanteur…
 
 
***
 
 
    Si tout le monde parle de Dracula ou prétend connaître l'intrigue du livre, rares sont ceux qui ont véritablement lu l’œuvre de Bram Stoker. C'est que le roman s'est fait une telle place dans l'imaginaire collectif et dans la culture comme dans la pop culture qu'on a tous déjà croisé au moins une fois l'iconique vampire sous l'une de ses nombreuses formes (au cinéma le plus souvent).
 

    Alors que gagne-t-on à redécouvrir ce chef-d’œuvre de la littérature britannique, nous demanderez-vous ? Eh bien, tout d’abord, la saveur du chef-d’œuvre, justement (elle devrait justifier à elle seule la lecture), mais aussi une immersion dans le texte de fiction qui a, historiquement et culturellement, donné forme au vampire tel qu'on se le représente aujourd'hui. Il y avait bien sûr eu quelques précédents dans ce même siècle particulièrement fécond en monstres et créatures gothiques, notamment avec Le vampire de Polidori ou Carmilla de le Fanu. Mais c'est le non-mort de Stoker qui a durablement laissé son empreinte (on pourrait aussi bien dire sa morsure) et a marqué le lectorat jusqu'à maintenant. En étoffant la mythologie autour de son personnage principal et en le dotant d'une nature plus complexe que les figures vampiriques ultérieures, Stoker lui confère une densité qui se fait synonyme d'immortalité. Littéraire, tout du moins.
 
 
    Le charisme du personnage tient sans doute à plusieurs facteurs ; nous en évoquerons deux. Tout d'abord, la source d'inspiration historique : en puisant dans le modèle de Vlad Tepes, seigneur (et saigneur) des Carpates surnommé l'empaleur, il induit un passif, suggère une ascendance propice à susciter la frayeur. Les liens entre la figure historique et le personnage de fiction seront davantage exploités dans les adaptations et relectures du mythes, mais elles témoignent ainsi du génie de cette filiation. D'ailleurs, on dit que pour les personnages de Lucy et Mina, Stoker se serait inspiré des deux compagnes qui se sont succédées au bras du prince de Valachie... Un élément qui aura sans doute soufflé à certains cinéastes l'idée d'une réincarnation de sa défunte épouse en la personne de Mina. La boucle est bouclée.
 

    Ensuite, la triangulation qui se joue entre titre, personnage et texte : Dracula, à la fois protagoniste et antagoniste, donne son nom au titre du livre, mais n'a en réalité jamais voix au chapitre dans le récit. Dans ce roman polyphonique composé de correspondances et d'extraits de journaux intimes, Stoker fait s'exprimer Jonathan Harker, Lucy, Mina, Van Helsing... mais jamais le comte n'est narrateur de sa propre histoire. La figure la plus importante de l'intrigue, celle par qui le malheur arrive, n'est évoquée qu'à travers le regard des autres et le récit qu'ils en font, mais reste insaisissable. Cette étrange impression de personnage en creux, hors de portée, est renforcée par les nombreuses formes ou apparences qu'il peut emprunter à la faveur de la nuit : vieux, jeune, animal, brume ou brouillard. On n'assiste jamais directement aux métamorphoses, aussi suppose-t-on sa présence ou son passage d'un récit à l'autre par ces multiples manifestations. Le résultat n'en est que plus réussi et renforce le sentiment de terreur froide que suscite l'auguste vampire. Un écho à l'insaisissable Jack l'éventreur ? Nommé par les autres, jamais vu par quiconque, laissant derrière lui les corps de femmes vidées de leur sang. Rappelons que c'est pendant la vague de meurtres de Whitechapel en 1888 que Stoker commence la rédaction de Dracula, dans une Angleterre terrifiée par les ombres. Quelque chose à exorciser, peut-être ? De Jack à Vlad, il n'y a qu'un pas, et la catharsis les remercie.

 
    Mais Dracula, c'est aussi un texte avant-gardiste. Entre héritage et modernité, Stoker emprunte la forme de son récit aux romans épistolaires et aux journaux de voyages, des approches extrêmement utilisées en littérature depuis le siècle précédent. Mais il y ajoute des supports plus contemporains, voire issus de nouvelles technologies : articles de presse, enregistrement sur phonographe, télégrammes... En plus de renforcer l'impression de réel en ancrant sa fiction dans son époque, cette stratégie fait écho à la tension entre l'ancien et le moderne qui tiraille le roman. Face à une créature issue du fond des âges et du folklore s'invitent les sciences naissantes, la médecine et la psychiatrie émergente (qui se plait même, l'espace de quelques lignes, à analyser le vampire à l'aulne des théories hygiénistes !). Le tout en fait un récit qui s'inscrit dans la pure veine du gothique initiée cent ans plus tôt, mais tourné en même temps vers l'avenir comme en témoigne sa popularité jamais démentie.
 

    On pourrait en écrire encore des lignes et des lignes. On pourrait aborder, par exemple, avec quel talent l'auteur parvient à donner une voix unique à chacun de ses personnages. On pourrait aussi questionner ses nombreuses évocations (conscientes ou non) déguisées de la sexualité, qui enfle sous les costumes trois pièces et sous les corsets. On pourrait enfin disserter sur l'espace de projection qu'est devenu la figure de vampire dans Dracula au fil des décennies et des réinterprétations, symptomatique des frayeurs de chaque époque (des migrants venus des pays de l'Est aux maladies vénériennes, entre autres). Mais nous allons arrêter là notre dissertation et vous laisser courir chez votre libraire. Dépêchez-vous, il fera bientôt nuit...
 


En bref : Bien plus que l'empreinte laissée par le personnage dans la culture populaire, bien plus que l'image conservée dans l'imaginaire collectif et bien plus que toutes les adaptations réunies, le Dracula de Bram Stoker est à redécouvrir. Parce que cet ouvrage, chef-d’œuvre du genre, a constitué une étape charnière dans la mythologie vampirique, certes, mais aussi parce que la narration polyphonique, parfaitement maîtrisée, participe au charisme de Dracula mieux que n'importe quel effet de cape ou trucage cinématographique. Encore hantée par les meurtres de Jack l'éventreur, l'Angleterre victorienne a trouvé en Dracula un exercice cathartique qui fonctionne encore aujourd'hui : nos peurs ne sont plus les mêmes, mais le vampire reste un espace de projection perpétuellement renouvelé, assurant ainsi l'immortalité du mythe.
 
 




Pour aller plus loin...

dimanche 22 octobre 2023

Buffy, baroque épopée - Fabien Clavel.

Editions Mnémos, 2023.

    Buffy contre les vampires (1997-2003) est un mystère. D’un côté, depuis vingt ans, des téléspectateurices enthousiastes font de cette série féministe, portée par un groupe de personnages hyper attachants, un jalon des cultures de l’imaginaire. De l’autre, beaucoup plissent le nez devant des épisodes kitsch, étranges, ironiques, sans comprendre d’où vient cet engouement. Cet essai, l’un des tout premiers en français consacrés au sujet, se propose d’élucider ce mystère. La série repose en effet sur une tension originale entre un aspect épique (Buffy, une héroïne, lutte contre les forces du mal) et un aspect baroque (tout est instabilité, mouvement, métamorphose et illusion dans Buffy, notamment à travers la figure du vampire). Il semble que ce soit ce second aspect qui déroute bon nombre de personnes. En même temps, cette esthétique est aussi ce qui assure la profondeur, la richesse et la complexité de la série. Tenons-nous-le pour dit : Buffy est à la fois baroque et épique. Une baroque épopée.
 
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    De Fabien Clavel, nous connaissions les romans et la prolifique bibliographie. Il y a un peu plus d'un an, nous partagions notamment avec vous notre lecture de La revanche des Méchants, qui s'amusait avec audace et originalité des codes et symboles du conte de fées. Fantasy, bit-lit, science fiction... littératures de genre et littératures de l'imaginaire sont ses terrains de jeu favoris. Ses inspirations ? Elles sont multiples, mais allez donc fouiller sur le net à la recherche d'anciennes de ses interviews, ou traquer les clins d’œil et les références disséminés dans ses livres : vous trouverez souvent évoquée la populaire série de Joss Whedon, Buffy contre les vampires.
 

    Buffy, c'est à fois une madeleine de Proust pour beaucoup de téléspectateurs et une série qui a su rester furieusement actuelle. Pourquoi ? Parce qu'outre le concept du "démon de la semaine", elle était l'une des premières série à s'élaborer autour d'axes narratifs plus longs, complexes et fouillés, sujets à enrichir une vraie mythologie. Parce qu'elle renversait les codes classiques du film d'horreur (la blonde n'était plus la victime, mais la chasseresse). Parce que c'était à fois sombre, furieusement drôle, et intensément psychologique. Souvent évoquée comme une série d'avant-garde, notamment pour son propos féministe avant-l'heure, Buffy a généré outre-Atlantique tout un courant d'études académiques dans le champ universitaire lié à l'analyse culturelle et fictionnelle : les Buffy studies.


    En France, à part quelques articles dans des revues spécialisées, autant dire que les Buffy Studies sont quasi-inexistantes. Par ailleurs, quand la série est décortiquée, c'est le plus souvent à la lumière de l'analyse sociale. Avec Buffy, baroque épopée, premier essai francophone sur la célèbre tueuse de vampires, Fabien Clavel propose une étude calquée sur les principes de l'analyse littéraire. Son présupposé ? Buffy tient à la fois de l'épopée et se réclame d'une inspiration baroque (oui, rien que ça). Pour le prouver, il s'est lancé dans un énième visionnage complet de la série et, armé de son bloc-note, a chassé les indices comme Buffy, les démons. Quoi de plus facile, nous direz-vous, pour un ancien professeur de littérature... 
 
 
    Dans une première partie, l'auteur s'attache à démontrer la dimension épique de la série, puisant pour cela ses exemples et les potentiels modèles au Buffyverse dans les épopées antiques. A la lumière de ses allers et retours entre la création de Whedon et les grands récits mythologiques, Fabien Clavel parvient à révéler le parcours de Buffy à l'aulne des voyages de grands héros tels qu'on en croise dans l'Odyssée ou l'Eneide. Si les récits antiques constituent un premier point de comparaison, Fabien Clavel élargit par la suite son propos aux textes bibliques et aux mythologies nées de courants littéraires ultérieurs. Puis l'auteur s'amuse à disséquer la question des genres et des registres dont se réclame la série : fantasy urbaine ? horreur ? Science fiction ?... Comédie musicale ? Ou comédie tout court ? Ni tout à fait ça, et en même temps tout cela à la fois, Buffy se dévoile à la fois complète et complexe. Ce trouble dans le genre, comme le nomme si bien l'auteur, est par ailleurs le temps de quelques chapitres le tremplin à une lecture quasi-psychanalytique de la série et de ses personnages. La dimension baroque est analysée en dernière partie, à la fois la plus aboutie et la plus passionnante de l'ouvrage à notre sens. Esthétique, métamorphose, faux-semblants ou encore architecture du récit à l'échelle des sept saisons sont passés à la loupe par l'auteur pour étayer sa thèse.
 

    Si le concept de cet ouvrage vous effraie, laissez vos inquiétudes à la porte : Buffy, baroque épopée se savoure comme un bon film. Tout d'abord parce que Fabien Clavel instaure d'emblée une atmosphère de camaraderie par ses apostrophes au lecteur (qu'il tutoie à de nombreuses reprises dans le corps du texte ou en note de pas de pages), n'hésitant pas à glisser ici ou là quelques traits d'humour. Ensuite parce que les scènes ou les exemples tirés de la série font surgir une explosion d'images, quand les dialogues relatés ne font pas résonner à nos oreilles les voix des comédiens. En dépit de l'approche très intellectuelle qui pourrait rebuter de potentiels lecteurs, Fabien Clavel nous prend par la main et nous emmène en terrain connu, ce qui rend la totalité de son propos totalement accessible même aux moins familiers de l'analyse littéraire. Le tout, à la fois distrayant et très érudit, témoigne de l'imaginaire collectif immémorial qui précède à toute bonne histoire pour peu qu'on sache les raconter, telle que Whedon et son équipe ont su le faire avec Buffy.
 

En bref : Analyser une série populaire par le filtre de l'analyse intellectuelle, traiter la pop culture comme n'importe quelle culture, c'est le défi relevé ici par Fabien Clavel. Premier essai de l'auteur et à la fois premier essai francophone sur le Buffyverse, Buffy, baroque épopée s'affranchit des autoroutes bien fréquentées en matière d'analyse de l'iconique série de Joss Whedon et privilégie une lecture inspirée de l'approche littéraire. En montrant que Buffy tient autant des grands récits épiques que du mouvement baroque, Fabien Clavel apporte sa pierre à l'édifice des Buffy studies avec un texte de haute volée qui ne détonnerait pas dans une publication universitaire.

dimanche 15 octobre 2023

La maison vénéneuse - Raphaël Zamochnikoff.

Belfond, 2023.
 
    Arty, 11 ans, est convaincu que sa maison a essayé de l’étrangler. Il ne prend pas cette menace à la légère : sa famille est peut-être elle aussi en danger. C’est Paul, le père d’Arthur, qui a tracé les plans de cette bâtisse, la première du lotissement. Et si ça avait bouleversé l’ordre naturel ? Sa mère, Catherine, est antiquaire, experte dans le nettoyage des objets anciens : se doute-t-elle de quelque chose ? Avec l’aide de son VTT, de ses copains, de ses cassettes vidéo et de la magnétique Anna, Arty va chercher des réponses à ses questions et vivre l'aventure de sa vie. Et perdre à jamais son insouciance. Un premier roman enthousiasmant, impressionnant de maîtrise.

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    Repéré également au programme des auteurs présents au salon du Livre sur la Place de Nancy, Raphaël Zamochnikoff avait évidemment su retenir notre attention avec sa Maison vénéneuse. Qui connait nos goûts saura qu'on résiste difficilement à la thématique de la "maison vivante" : après Maison hantée / Hantise de Shirley Jackson, Le blanc va aux sorcières d'Helen Oyeyemi, ou encore La maison poussière de Valérie Peronnet, la maison de Raphaël Zamochnikoff rejoignait les étagères de notre bibliothèque.
 

"Pour un être coupé de ses racines, transplanté d'un arbre généalogique à un autre, la perte d'un rameau était une mutilation trop lourde de sens. Cela finissait d'imprimer en lui une marque de fatalité et (...) il devait sentir une anomalie dans son parcours, une impossibilité de coller tout à fait à son environnement. Une pièce de puzzle qui ne trouvait pas sa place dans le canevas – celle qu'on laissait pour plus tard et qui ne prenait sens qu'à la toute fin."

    Années 1980, dans le Jura. Arty, 11 ans, se prépare à entrer au collège. La fin de l'été a comme un arrière-goût de fin du monde, et pour cause : l'entrée dans la cour des grands semble signer la fin de l'enfance, le début des choses sérieuses. Se faire des amis, éviter les durs à cuire qui font régner la terreur à grand renfort de coups de poing et de pied, accepter de devenir adolescent – presque un adulte, en somme. Pour Arty, et ce bien qu'il ne le laisse pas vraiment paraître, cette étape charnière est douloureuse. Et d'autant plus lorsque sa maison devient, parallèlement, le théâtre d'événements étranges, quoi qu'imperceptibles pour la plupart. Le sentiment d'avoir rescapé à une tentative d'étranglement au petit matin, l'impression de voir des formes apparaître sous le verre des miroirs, ou encore la certitude que quelque chose enfle, là, entre ses murs, alimentant les conflits familiaux comme on attise un feu. Cette présence, invisible mais palpable, Arty lui donne le nom de chimère, parce qu'elle n'a aucune forme et toutes les formes à la fois. Bien décidé à comprendre quels secrets entretiennent son existence, Arty, aidé de sa bande de copains, se lance dans une aventure qui flirte avec l'étrange.
 
 
     Les années 80. Des gamins en ciré et à vélo. Une maison (peut-être) hantée. Le (difficile) passage vers l'âge adulte. Stranger Things, avez-vous dit ? Non, point du tout. Mais si cela ne se passait pas dans le Jura, on pourrait se croire dans un roman de Stephen King, référence totalement assumée de Raphaël Zamochnikoff. Alors, la rentrée littéraire se mettrait-elle à la littérature de genre ? Presque, si l'on en juge par ce titre tout à fait surprenant, mais presque seulement. Si l'atmosphère est là, La maison vénéneuse use de codes bien connus surtout pour instaurer une ambiance, ambiance dans laquelle le lecteur se laisse happer non sans déplaisir, quelque part entre émerveillement et frisson. Car pour le reste, aucune certitude : on glisse sur le fil de rasoir sans jamais basculer totalement dans le paranormal. Il n'y a que des doutes, des impressions, des questionnements, mais aussi des rituels et des croyances. Les monstres de l'imaginaire, ceux qu'on se figure en rêve ou que façonne notre subconscient ne seraient-il pas tout aussi effrayants qu'un croquemitaine véritable ? Peut-être même plus.
 
    Ce sont les interrogations qui apparaissent au fil de la lecture, sans qu'on parvienne à s'arracher au livre, et ce même après plusieurs heures en nocturne. A la fois parce qu'on se refuse à quitter Arty (sa sensibilité, son innocence en fin de course, mais aussi, paradoxalement, son étonnante clairvoyance sur le monde qui l'entoure), et aussi parce qu'on n'est pas tout à fait sûr de vouloir éteindre la lumière. Raphaël Zamochnikoff distille quelque chose d'unique et de rare, qui convoque à la fois notre plus vive nostalgie et une terreur sourde – contenue, peut-être embryonnaire, mais bien présente. Bref, nos vieilles terreurs enfantines.


    Sous sa plume, la reconstitution des années 80, époque à la fois si proche et si lointaine, fonctionne avec l'enchantement d'une madeleine de Proust. Elle fait affluer, par vagues, images d’Épinal et couleurs du passé : les cassettes audio, les VHS, les films "carré blanc" à la télévision. L'absence de technologie, l'omniprésence de VTT, de baignades dans la rivière et de cabanes dans les arbres complètent le tableau sans jamais tomber dans les clichés. Peut-être parce que l'auteur a fait appel à ses propres souvenirs, car il ne cache pas que de nombreux événements personnels sont venus alimenter cette fiction. La maison de l'histoire, c'est la maison dans laquelle il a grandi, loin de l'architecture gothique des maisons hantées de cinéma. Dessinée par son père, c'était l'habitation la plus ordinaire qui soit. Normale, en résumé. Mais le propos de Raphaël Zamochnikoff, justement, c'est que la normalité peut se faire le creuset de l'étrange, voire de la terreur. Un bruit, le sentiment de ne pas être seul, et cette ombre, là, qu'on croit voir dans le coin de l’œil, mais qui a disparu dès qu'on tourne la tête. Le soulagement de voir le jour se lever, enfin.
 

    La maison, dans ce roman, devient finalement l'incarnation de tout ce à quoi Arty doit faire face pour grandir. Elle se fait métaphore des changements qu'il ne peut fuir, des secrets de famille qu'il lui faudra percer (eux aussi étaient là, tapis dans cette zone grise qu'on n’aperçoit que du coin de l’œil mais qui se dérobe quant on la poursuit), et des nombreux deuils qu'il faudra traverser. Alors, de l'angoisse, la lecture de La maison vénéneuse nous fait aussi passer par l'émotion.
 
 
En bref : Réinventant le thème de la maison vivante à travers le roman d'une famille tout ce qu'il y a de plus ordinaire dans la France rurale des années 80, Raphaël Zamochnikoff convoque avec un surprenant pouvoir d'évocation les images d'une époque révolue et pourtant pas si lointaine. Roman initiatique où la peur des fantômes fait écho à la fin de l'enfance, truffé de références, de clins d’œil, et d'hommages cinématographiques, La maison vénéneuse cultive à la fois l'angoisse, la nostalgie, et l'émotion. Le Jura n'aura jamais autant ressemblé au Maine...  
 

 
 
 
Et pour aller plus loin...