Call me by your name, Farrar, Strauss and Giroux, 2007 - Plus tard ou jamais (trad. de J.P.Aoustin), éditions de l'Olivier, 2008 - Appelle-moi par ton nom, éditions Grasset, 2018.
Elio Perlman se souvient de l’été de ses 17 ans, à la fin des années
quatre-vingt. Comme tous les ans, ses parents accueillent dans leur
maison sur la côte italienne un jeune universitaire censé assister le
père d’Elio, éminent professeur de littérature. Cette année l’invité
sera Oliver, dont le charme et l’intelligence sautent aux yeux de tous.
Au fil des jours qui passent au bord de la piscine, sur le court de
tennis et à table où l’on se laisse aller à des joutes verbales
enflammées, Elio se sent de plus en plus attiré par Oliver, tout en
séduisant Marzia, la voisine. L’adolescent et le jeune professeur de
philosophie s’apprivoisent et se fuient tour à tour...
***
Ce roman d'André Aciman, acclamé par la critique à sa sortie et déjà publié en France en 2008 sous le premier titre de Plus tard ou jamais, connait actuellement un retour à l'avant-scène. Et quel retour : l'adaptation cinématographique réalisée par Lucas Guadagnino et écrite par le talentueux James Ivory, plusieurs fois nommée aux Oscars, fait beaucoup parler d'elle. L'occasion de redécouvrir l’œuvre originale...
"Je ne suis pas sage du tout. Je te l'ai dit, je ne sais rien. Je connais les livre, et je peux assembler les mots - ça ne veut pas dire que je sais parler des choses qui comptent le plus pour moi."
Édition française originale.
"Le temps nous rend sentimental. Peut-être, en définitive, est-ce à cause du temps que nous souffrons."
L'histoire est celle d'un souvenir : Elio se rappelle l'été de ses dix-sept ans, dans la grande maison italienne de ses parents. Son père, éminent professeur, accueille tous les étés un universitaire afin de l'aider à finaliser un manuscrit, en échange de quelques menus services de secrétariat. Cette année, c'est Oliver, 24 ans, qui s'installe pour six semaines. Six semaines au cours desquelles Elio doit lui céder sa chambre et se retrancher dans la petite chambre voisine, six semaines au cours desquelles il jouera les guides touristiques entre deux transcriptions de musique ou deux heures de lecture au bord de la piscine. Six semaine au cours desquelles ce jeune prodige et ado précoce jouera l'indifférence... Mais pas cette fois. Par sa décontraction et sa spontanéité à mille lieues de sa distance froide et calculée, Oliver séduit Elio, et toute la maisonnée, même toute la ville. Le jeune garçon tente de contrôler l'obsession ambivalente qu'il éprouve à l'égard de leur hôte universitaire en la dissimulant derrière une arrogance de façade qu'il peine à maintenir sur la durée... Mais entre la chaleur étourdissante de l'Italie, discussions érudites et envolées philosophiques, Elio et Oliver se construisent petit à petit une histoire...
"Notre temps était compté, le temps est toujours compté, et l'agence de prêt exige son dû quand nous sommes le moins préparés à payer et avons besoin de plus de temps encore."
"J'admirais tant les gens qui parlaient de leurs vices comme si c'étaient des parents éloignés qu'ils avaient appris à supporter parce qu'ils ne pouvaient les renier complètement."
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Appelle-moi par ton prénom / Plus tard ou jamais n'est pas un dernier né de la dénommée romance M/M qui pullule depuis quelques années déjà. Ce roman d'André Aciman, auteur reconnu, critique, essayiste, professeur d'écriture créative et de littérature française et spécialiste de Proust, est bien loin de la bluette de gare que l'on peut subodorer mais, au contraire, une très belle œuvre de littérature contemporaine. L'important de ce roman n'est pas la question de l'homosexualité (ici traitée pour une fois comme la plus normale des relations, dieu merci, voilà qui change un peu!) ou le thème du passage à l'âge adulte, mais ces deux autres choses que sont le premier amour et son deuil... ou peut-être son souvenir.
"Je devais apprendre à l’éviter, trancher chaque lien, un à un, comme le font les neurochirurgiens quand ils séparent un neurone d’un autre, un désir tourmenté d’un autre."
" Les gens qui lisent cachent ce qu'ils sont... Et les gens qui se cachent n'aiment pas toujours ce qu'ils sont."
Le personnage d'Elio, le narrateur, est fascinant : à travers une introspection poétique et une prose simple mais à la construction volontairement enchevêtrée, André Aciman laisse deviner la personnalité complexe du jeune garçon et restitue avec une précision quasi-chirurgicale la naissance du sentiment amoureux et les fulgurances d'une obsession. La façon dont ce jeune esprit supérieur tente d'anticiper à chaque situation, de s'y projeter pour mieux l'éviter ou la conjurer, quand il ne cherche pas à la conceptualiser ou la poétiser après-coup parce que ses derniers barrages ont sauté, tout cela est narré avec une sensualité évocatrice déchirante.
"La souffrance et la joie d’une nouvelle rencontre, la promesse de tant de bonheur presque à portée de main, les tâtonnements maladroits avec des gens sur lesquels je pourrais me méprendre, que je ne veux pas perdre et dont je dois sans cesse anticiper les réactions, ma ruse désespérée avec ceux que je désire et dont je rêve d’être désiré, les écrans que je dresse si bien que, entre moi et le monde, il semble y avoir non pas une seule mais plusieurs portes coulissantes en papier de riz, l’envie de brouiller et débrouiller ce qui n’a jamais été vraiment codé en premier lieu."
" Ce que je ne comprenais pas, c'est que vouloir tester le désir n'est rien d'autre qu'une ruse pour obtenir ce qu'on veut sans admettre qu'on le veut."
André Aciman ne tombe pas dans la mièvrerie, et ce parce qu'il ne n'évite pas la crudité de son sujet, lequel n'est jamais non plus vulgaire, parce que son histoire est parsemée de références littéraires et intellectuelles (Shelley, Poe, Monet...) qui, dans la nonchalance de cet été italien, viennent y ajouter lyrisme et pudeur. L'histoire d'Elio et d'Oliver vient rappeler le sens qu'apporte une première histoire d'amour dans la vie de tout à chacun : l'événement charnière, le mètre-étalon, le tournant à partir duquel se dessinent l'avant et l'après. Une prise de conscience qui se révèle dans une mélancolie douce-amer restituée à la perfection.
"Ce va-et-vient perpétuel où les chambres du cœur, comme les pièges du désir, et les leurres du temps, et le tiroir à double fond que nous appelons identité, obéissent à une fausse logique selon laquelle la plus courte distance entre la vie réelle et la vie non vécue, entre qui l’on est et ce qu’on désire, est un escalier en trompe-l’œil conçu avec l’espiègle cruauté d’un Escher."
"Comme le subconscient, comme l’amour, comme la mémoire, comme le temps lui-même, comme chacun d’entre nous, l’église est bâtie sur les vestiges d’édifices successifs, il n’y a pas de fond, il n’y a pas de premier ni de dernier quoi que ce soit, rien que des strates archéologiques et des passages secrets et des cavités labyrinthiques, comme les catacombes chrétiennes, et juste à côté, même des catacombes juives."
En bref : Dans une Italie baignée d'une douce torpeur propre au lyrisme et à la poésie, André Aciman raconte la naissance du premier amour et dissèque ses différentes strates avec langueur. Nostalgie et mélancolie sont évoquées de façon presque proustienne, lumière et hédonisme en plus.
"Il y aura bien assez de temps pour le chagrin, pensais-je. Il viendra, sans doute furtivement, comme j’ai entendu dire qu’il le fait toujours – et il ne sera pas question de s’en tirer à bon compte. Anticiper le chagrin pour le neutraliser – un lâche et piteux stratagème, me disais-je, sachant que j’étais un expert dans ce domaine."
"S’il y a du chagrin, chéris-le, et s’il y a une flamme, ne l’éteins pas, ne sois pas brutal avec elle… Le manque peut être une chose terrible quand il nous tient éveillé la nuit, et voir les autres nous oublier plus vite qu’on ne voudrait être oublié n’est pas mieux… Nous arrachons tant de nous-mêmes pour guérir plus vite qu’il ne le faut, qu’à trente ans nous sommes démunis et avons moins à offrir chaque fois que nous commençons avec quelqu’un de nouveau. Mais ne rien ressentir pour ne rien ressentir – quel gâchis ! "
"Au fil des années, je l’avais relégué dans un passé permanent, mon amant plus-que-parfait, l’avais mis dans la chambre froide du cœur, plein de souvenirs et de boules de naphtaline comme un trophée de chasse s’entretenant avec le fantôme de toutes mes nuits. Je l’époussetais de temps en temps et puis je le remettais sur le dessus de cheminée. Il n’appartenait plus à la terre ni à la vie."
Un grand merci aux éditions Grasset et à NetGalley pour cette lecture.
Et pour aller plus loin...